Dwight Eisenhower (1890-1969) est l’archétype de l’Américain moyen ayant grandi dans l’Amérique rurale mais aussi d’une méritocratie qui permet d’accéder aux plus hautes responsabilités. Si le chef de guerre est bien connu des Français, les cinquante premières années de sa vie le sont peu. Et pourtant elles disent beaucoup d’une Amérique qui se transforme en une super puissance, sans que cela aille de soi en raison du poids de l’isolationnisme. Elles permettent aussi de saisir les mutations profondes que connaissent l’armée de Terre. Eisenhower est aux premières loges pour voir se constituer le complexe militaro-industriel qu’il dénoncera en 1961. Ses années de présidence (1953-1961) méritent également d’être reconsidérées au-delà de l’image véhiculée par l’opposition démocrate d’un président très occupé à jouer du golf. Son mandat marqué par des sujets majeurs comme la fin de la guerre de Corée et les premières mesures en faveur de la déségrégation témoigne de la naissance d’une « présidence impériale » qui s’impose désormais comme le principal acteur de la vie politique américaine (résumé fourni par H. Harter).
L’intervenante
Professeur en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Hélène Harter est spécialiste de l’histoire des États-Unis. Elle a publié Les présidents américains : de Washington à Biden (2022, avec André Kaspi), Pearl Harbor (2021), Jackie Kennedy. Un destin américain (2022) ou encore Eisenhower : le chef de guerre devenu président (2024).
Hélène Harter est une habituée des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Elle avait par exemple présenté l’année dernière son livre sur Jackie Kennedy.
La conférence
Le livre Eisenhower. Le chef de guerre devenu président, est le fruit d’un travail au long cours sur ces cinq ou six dernières années. Eisenhower est un personnage que nous connaissons tous mais que nous connaissons superficiellement. Sa dernière biographie remonte à plusieurs années et s’adressait surtout à un public américain, à un moment où l’on se passionnait surtout pour l’histoire politique et militaire.
La fabrique d’un chef (1890-1939)
Eisenhower est né la même année que de Gaulle. Il est issu d’une famille de pionniers du Kansas, dans un milieu rural et pacifiste. Il s’est passionné, comme d’autres, pour la guerre de Cuba de 1898 et le football américain. Il rêve d’une carrière sportive et se met en quête d’une université publique qui lui permettrait d’obtenir une bourse pour réaliser son rêve. Il passe et réussit le concours d’entrée de West Point. Durant ses années d’académie de 1911 à 1915, malgré des performances académiques moyennes, le cadet Eisenhower est remarqué pour ses qualités de leadership. Il est alors difficile de savoir quoi du civil ou du militaire l’emportera dans sa future carrière. Il est de toute façon assez taiseux et ne tient alors pas de journal.
Contrairement à d’autres, il ne va pas en France en 1917. On préfère qu’il soit entraîneur de football et instructeur à l’arrière. Il s’occupe de la formation de ceux qui conduiront plus tard les chars. Pendant l’Entre-Deux-Guerres, il sert sous des officiers supérieurs de qualité (MacArthur) qui s’accordent sur sa valeur. Dès ce moment là, en 1929, il obtient des postes d’état-major très vite.
La Seconde Guerre mondiale
Quelques jours après Pearl Harbor en 1941, le chef d’état-major l’appelle à Washington pour penser les plans de guerre, dans les Philippines et plus tard en Europe.
On lui doit cinq débarquements réussis : Afrique du Nord, Sicile, Italie, Normandie et Provence. Il s’inscrit dans la tradition du militaire devenu président des États-Unis : neuf ont suivi un tel parcours. Il faut rappeler que le président est commandant en chef des armées.
Pourquoi étudier Eisenhower est intéressant
La vie d’Eisenhower constitue une formidable porte d’entrée pour comprendre l’histoire américaine, notamment celle de l’ Amérique rurale, isolationniste qui se mue progressivement en une grande puissance de 1890 à 1940. Quelle est l’évolution de la place de l’armée ? Qu’est-ce qu’être président des Etats-Unis ?
Le livre a développé particulièrement ces points :
- la dimension humaine du personnage, c’est un homme qui parle peu et contrôle fortement sa parole publique. Jusqu’aux années 1950, on ne sait pas s’il vote républicain ou démocrate. Il écrit toutefois. Malgré un sourire affable, il avait une forte personnalité.
- ses rapports avec ce qu’il appelle ensuite le complexe militaro-industriel.
- la dimension religieuse. Il a grandi dans une famille pacifiste mais choisit la voie militaire et se fait baptiser juste avant son entrée à la Maison Blanche.
- il est au cœur de la construction de la puissance militaire américaine. Ce n’est pas tout à fait un outsider, un self made man comme l’aime l’Amérique. C’est un homme très intégré dans les réseaux de pouvoir depuis 1929. Son frère est très introduit lui-même à Washington et l’a aidé. Avec MacArthur, il travaille avec le Congrès pour négocier le budget. Ses chefs détectent une capacité à faire travailler un collectif dans un environnement compétitif. Il est plus souple que Mac Arthur et devient ainsi l’homme indispensable, qui se lie avec par exemple avec le président des Philippines. Il a cette capacité de savoir travailler avec les autres.
- la dimension internationale du personnage. Dans un monde isolationniste, il est internationaliste. Il est l’un des rares à avoir une expérience étrangère (Panama, France, Philippines).
- le regard sur la question raciale. Dans l’Amérique des années 1950, le sujet est aussi important que la guerre froide. On a accusé Eisenhower d’indifférence mais c’est une réputation indue. Il a nommé par exemple des juges partisans de la déségrégation à la Cour Suprême. Son côté taiseux et son passé au Kansas ont pu jouer contre lui. Il ne veut pas braquer le Sud mais à Little Rock en 1957, il a ce geste fort de déployer l’armée.
Eisenhower et la France
Eisenhower sait d’abord peu de choses de la France. Il n’est jamais venu en Europe avant l’âge adulte et sa connaissance est surtout scolaire (La Fayette). Il lit la presse mais cela reste indirect. Il a une sensibilité pour La Fayette et Napoléon mais cela reste en-dessous de l’admiration que lui inspirent Ulysse Grant ou George Washington. Sa propre mère a grandi à côté des champs de bataille de la guerre de Sécession.
Sa vraie découverte de la France remonte à 1927. Il a alors 37 ans, est en poste à Washington sous les ordres de Pershing et se trouve envoyé pour actualiser un ouvrage sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. On lui propose de s’installer un an à Paris. Sa femme le pousse à accepter mais lui n’est pas totalement enthousiaste. Il s’installe à Paris, à Passy. Son fils est scolarisé dans une école anglo-américaine. Durant de longs mois, il sillonne la France, prend beaucoup de photos, va au contact de la population. Il conclut d’ailleurs que la France est ingouvernable…
Autre moment fort, le temps des débarquements. Tout commence avec le débarquement de novembre 1942, un débarquement laboratoire. Il n’a alors jamais vu le feu, ce qu’on lui reproche régulièrement. C’est le temps des tensions avec le général de Gaulle. Les deux hommes ne se rencontrent qu’en juin 1943 et ont des visions différentes sur les opérations militaires et la place de la France après guerre. Eisenhower colle d’abord aux vues du président Roosevelt mais perçoit progressivement que Giraud ne sera pas l’homme de la situation et qu’il faudra compter avec de Gaulle. Le 06 juin 1944, au moment de débarquer, Eisenhower dit que les Français doivent lui obéir ce à quoi de Gaulle répond que c’est la bataille de la France. Le 14 juin 1945, de Gaulle est chef du gouvernement provisoire et décide de faire d’Eisenhower un des compagnons de la Libération, bien avant Churchill par exemple.
Eisenhower est appelé à diriger les forces militaires de l’OTAN et revient à Paris. Avec la guerre froide, il est devenu un personnage clivant en France. Eisenhower porte la CED mais finalement, cela n’aboutit pas. C’est le troisième moment français d’Eisenhower.
Quatrième moment pendant sa présidence. On s’est beaucoup interrogé sur les raisons de son engagement politique en 1952, dans une campagne beaucoup plus difficile qu’on ne l’a dit. Les républicains sont isolationnistes et Eisenhower ne souhaite pas cela pour son pays. Il doit supporter une campagne de désinformation pénible, notamment vis-à-vis de son épouse. Il est finalement élu avec une promesse forte : mettre un terme à la guerre de Corée, sans céder aux Soviétiques. Les Américains misent sur un général qui n’a jamais perdu. En 1958, la France et les États-Unis ont déjà une série de différends (rang de la France, nucléaire, financement de la défense européenne). De Gaulle et Eisenhower sont en position asymétrique. La France ne vaut pas les États-Unis. L’un vient d’arriver et l’autre est en fin de mandat. Les démocrates de Kennedy critiquent la vieillesse de cette administration américaine qui a dû subir Spoutnik et la crise de l’U2. La France se distingue en jouant la carte de l’alliance.
En avril 1960, quand de Gaulle fait une tournée aux États-Unis, Eisenhower lui fait l’honneur de l’accueillir dans sa résidence familiale à Gettysburg, en lisière du fameux champ de bataille de la guerre de Sécession. Les deux hommes ne se quittent pas vraiment après 1961. Eisenhower part d’ailleurs voyager en France où il est accueilli à l’Élysée. Il revient en 1963 pour une émission américaine anniversaire pour les commémorations de 1944.
Conclusion
Eisenhower disparaît en 1969. Pour les obsèques, de Gaulle se rend à Washington, vêtu de son uniforme de général.
Finalement, se pose la question de la place de la France dans sa géographie mentale. Les États-Unis continuent de vouloir entretenir une relation prioritaire avec l’Amérique latine. Ils s’intéressent à l’Asie (Philippines, Japon) mais pas à l’Afrique. L’Europe reste un élément central et la France n’est qu’un des acteurs. Quand Eisenhower vient en France, c’est dans le cadre de tournées en Allemagne, au Royaume-Uni, etc.
Questions
Eisenhower et le maccarthysme ?
MacCarthy incarne tout ce qu’Eisenhower déteste. MacCarthy a beaucoup de relais parmi les Républicains. Eisenhower hésite donc sur la conduite à tenir. Il essaie de le ménager publiquement mais comme cela ne produit pas assez d’effet, il se rapproche de Nixon qui lui appartient à l’aile droite du parti. MacCarthy finit censuré par le Sénat fin 1954.
Eisenhower et Kennedy
La différence de génération est là. Eisenhower estime que Kennedy est inexpérimenté, que c’est un chien fou. Quand on est un président sorti de charge, on a droit à des briefings de sécurité nationale et on peut conseiller le nouveau président. Eisenhower se soumet à tout cela et choisit de ne jamais critiquer ouvertement le président sur la politique internationale. Il décoche davantage de flèches sur la politique intérieure. Il montre plus de respect pour Johnson.
Est-ce exact que Khrouchtchev exigeait des excuses au sommet des quatre grands de 1960 et que de Gaulle a sauvé Eisenhower de l’humiliation en interrompant le sommet ?
Ce sommet des 15-18 mai, présidé par de Gaulle, donne suite à l’accident de l’U2. Eisenhower a essayé plusieurs fois d’arrondir les angles précédemment. Il est respecté en URSS, il a été décoré par Staline, c’est un proche de Joukov. En début de mandat, il pense qu’on peut travailler avec les Russes. Les républicains lui reprochent d’être trop dans la conciliation. De Gaulle effectivement arrête le tout.
Quel rapport avec le complexe militaro-industriel après sa sortie de la Maison Blanche ?
Cela va. Les dossiers sont ressortis pendant la guerre du Vietnam, alors que paradoxalement Eisenhower soutient totalement la guerre. Eisenhower se sent de toute façon de plus en plus décalé avec le monde dans lequel il vieillit.
Et son journal intime ?
C’est un journal très intime commencé après une longue tournée touristique après son premier voyage à Paris. C’est très intéressant sur la période philippine. On a parfois de longs tunnels sur plusieurs pages sur des considérations d’organisation. Il peut aussi avoir des moments d’humeur et son journal sert alors d’exutoire. La correspondance avec son épouse pendant la guerre, est rédigée par son ordonnance, ce qui agace Madame. La vie d’épouse de femme d’officier envoyée en Europe lève le voile sur les difficultés de la vie quotidienne (inflation, perte du logement de fonction…).