Dans le cadre de nos cours sur la Première Guerre mondiale, Marielle DuverneProfesseur de Lettres, collège Antoine Audembron (Thiers, Académie de Clermont-Ferrand). et moi-même Professeur d’Histoire-Géographie, collège Antoine Audembron (Thiers, Académie de Clermont-Ferrand), chargé de mission « Ludicisation, Réalité virtuelle, réalité augmentée », animateur de la chaine Youtube Histoire en Jeux., avons joints nos forces pour faire écrire des lettres de combattants à partir du jeu Battlefield 1Cette proposition est une nouvelle version d’une proposition datant de 2016..

Battlefield 1, un « mauvais jeu » sur la Première Guerre mondiale

Battlefield 1 est un jeu vidéo de tir à la première personne développé par DICE et édité par Electronic Arts, sorti le 21 octobre 2016 sur Microsoft Windows, PlayStation 4 et Xbox One. Ce onzième opus de la série Battlefield se déroule pendant la Première Guerre mondiale.

La campagne solo du jeu est inspirée d’événements historiques. Elle propose une série de « récits de guerre » dans lesquels le joueur interprète un soldat sur un théâtre d’opération différent à chaque mission. Cette approche rompt avec les campagnes traditionnelles mettant en scène un seul héros. Les développeurs ont voulu rendre hommage aux soldats et à leurs expériences personnelles.

Les joueurs peuvent utiliser des armes de la Première Guerre mondiale dans des décors entièrement destructibles. Lors de sa sortie, les pays jouables sont l’Empire britannique, l’Italie, les États-Unis, l’Empire allemand, l’Empire austro-hongrois ainsi que l’Empire ottoman.

 

« Battlefield 1 n’est pas un jeu sur la Première Guerre mondiale »

« Battlefield 1 n’est pas un jeu sur la Première Guerre mondiale ». C’est ainsi que Stéphanie Trouillard titrait sa critique du jeu vidéo Battlefield 1. On retrouve cette critique dans les commentaires de quelques personnes à la suite de ma vidéo d’analyse du jeu. Selon eux, il serait inutile de chercher une vérité historique dans ce jeu. D’ailleurs les joueurs ne s’y intéresseraient pas. Ces derniers achèteraient n’importe quel jeu de guerre, sans se soucier du contexte utilisé.

Sébastien Genvo réaffirme cette réalité dans sa définition des jeux vidéo en ce qu’ils sont des « systèmes informatiques dont les interfaces d’entrées et de sorties substituent chez l’utilisateur des stimuli artificiels aux stimuli de l’environnement réel immédiat». Cela suppose donc un travail de la part d’un certain nombre de personnes, que nous appellerons maladroitement les développeurs (game designers, level designer, sound designer), pour produire des émotions, ces fameux « stimuli »Sébastien Genvo, Introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 30..

 

Mettre les élèves « dans la peau » d’un soldat de la Première Guerre mondiale

Il existe plus de 155 jeux sur la Première Guerre mondiale au réalisme plus ou moins discutable.

Pourquoi utiliser ce jeu en particulier ? Ce qui nous a paru intéressant dans Battlefield 1, c’est que ce soit un FPS. Le joueur ne voit que les bras et les armes du personnage qu’il incarne. Ce genre permet une incarnation des soldats, que ne permet pas les jeux de stratégie par exemple.

 

Favoriser le travail d’écriture avec Battlefield 1

Mis dans la peau d’un soldat, les élèves doivent ensuite écrire la lettre d’un combattant. La rédaction d’une lettre de poilu est un exercice classique proposé par de nombreux enseignants de Lettres au collège. Ce travail d’écriture demande aux élèves de se mettre à la place d’un combattant et de témoigner selon des codes littéraires des difficultés qu’ils ont vécues durant une guerre qu’ils ne connaissent que par des documents vus en classe.

Lors de nos discussions en salle des professeurs autour d’un café, nous évoquions nos difficultés à faire ressentir les difficultés des combattants de la Première Guerre mondiale. Mme Duverne évoquant notamment le manque d’inspiration de ses élèves et leur difficulté à exprimer des sentiments et des émotions dans leurs écrits.

 

Une possible concurrence des discours sur l’Histoire

Comme toute œuvre culturelle, les jeux vidéo peuvent être le support de discours contraires à nos connaissances historiques.

De manière volontaire ou involontaire, les créateurs de jeux vidéo mettent leurs connaissances et leurs idées dans leurs créations. Ils sont même parfois contraints par le contexte politique, géopolitique, social voire économique. Il y a une nécessité à porter un regard critique sur les jeux vidéo et les discours qu’ils peuvent tenir sur le passé, le présent et le futur.

Mais, il est aussi possible que les jeux vidéo respectent les connaissances historiques et permettent une réflexion sur notre passé.

Il est donc de notre devoir de professeur d’Histoire de nous intéresser à ce média. Reprenant les propos de Roger Chartier :

« l’historien cherche à situer et à interpréter l’oeuvre dans le temps et à l’inscrire la croisée de deux lignes de force : l’une verticale, diachronique, par laquelle il relie un texte ou un système de pensée à tout ce qui les a précédés dans une même branche d’activité culturelle, l’autre horizontale, synchronique, par laquelle l’historien établit une relation entre le contenu de l’objet intellectuel et ce qui se fait dans d’autres domaines à la même époque.»Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 2004. Définition de Roger Chartier, empruntée à Carl E. Schorske, Vienne fin du siècle. Politique et culture, Paris, Le Seuil, 1983.

Battlefield 1, fruit d'une histoire et de son époque
Battlefield 1, fruit d’une histoire et de son époque

Faire une éducation aux jeux vidéo

Aujourd’hui un Français sur deux joue aux jeux vidéo, et un enfant sur deux joue au moins tous les jours. Les jeux vidéo sont devenus la première industrie culturelle en France et ils peuvent être considérés comme le dernier jalon d’une culture populaire qui rentre petit à petit à l’école. Et pourtant, il existe une méconnaissance sur ce média.

Les jeux vidéo sont des œuvres audio-visuelles. Cela veut dire que les joueurs perçoivent des informations grâce aux images et aux sons du jeu (la direction artistique). Et, contrairement à un spectateur de film, les joueurs sont aussi des acteurs de l’histoire qu’il regarde. Ils peuvent interagir avec l’environnement et avec les autres personnages présents dans le jeu (joueurs ou non joueurs). Ce qu’on appelle le gameplay.

Tous ces éléments ont été créés par des développeurs que l’on résume souvent à des informaticiens. Utiliser les jeux vidéo en classe, cela implique d’expliquer comment les jeux sont créés, décrire leurs différentes composantes… bref, c’est faire de l’éducation aux médias !

Si l’école ne s’empare pas des jeux vidéo et n’apprend pas aux élèves à les lire et les analyser, qui le fera ?

Les métiers du jeu vidéo
Les métiers du jeu vidéo

 

Battlefield 1 : un jeu trop violent pour des collégiens ?

Battlefield 1 est un jeu PEGI 18Mise au point PEGI 18 : « Les classifications par âge sont des systèmes utilisés pour s’assurer que le contenu de divertissement, comme les films, les vidéos, les DVD et les jeux informatiques, sont clairement identifiés par âge selon le contenu qu’ils contiennent. Les catégories d’âge fournissent des conseils aux consommateurs (en particulier les parents) pour les aider à décider d’acheter ou non un produit particulier »., déconseillé aux joueurs de moins de 18 ans, à cause notamment de la violence représentée dans le jeu. Durant cette séquence, les élèves ne jouent pas ! Ils sont observateurs comme ils pourraient l’être devant un film. De plus, un des objectifs de cette séquence est de discuter de la pertinence de cette violence, de sa représentation, de sa véracité.

De plus si mes jeunes élèves de Troisième, n’ont théoriquement pas le droit de jouer à ce jeu, force est de constater que nombre d’entre eux le connaissaient. Ainsi, il est de notre devoir d’enseignant et d’historien de prendre en main cet objet d’histoire et d’apprendre à nos élèves à l’analyser comme n’importe quel autre document historique.

La Première Guerre mondiale a été une guerre violente et traumatisante. Déjà en 2000, Stéphane Audoin-Rouzeau reprochait la pudeur des historiens de la Première Guerre mondiale :

« Peut-être parce qu’ils portent sur des ordres de grandeur trop importants, peut-être parce qu’ils ont été souvent cités, peut-être enfin parce qu’ils se heurtent à nos puissants réflexes de déréalisation dès lors que nous sommes confrontés aux effets de la guerre, de tels chiffres ne possèdent, curieusement, qu’une capacité d’évocation assez faible. »Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, 2000, p. 39

Il souhaitait une histoire plus incarnée !

 

Utiliser les jeux vidéo en classe : ce qu’en disent les textes officiels

Les jeux vidéo sont les grands absents des programmes scolairesUne seule mention dans les programmes. Au-delà des enjeux disciplinaires, le ministère invite les enseignants à « [former] les élèves à maîtriser ces outils numériques et [à préparer] le futur citoyen à vivre dans une société dont l’environnement technologique évolue constamment.»

De plus, les enseignants doivent évoquer « les enjeux de la maîtrise du numérique et des technologies [afin qu’ils soient] perçus et compris par les élèves et futurs citoyens. Il est indispensable de les accompagner vers une véritable maîtrise des concepts leur permettant d’être des utilisateurs avisés des outils, services et ressources dans une société de l’information et de la communication en rapide évolution. »

En parallèle de cet engagement, le ministère a inscrit en 2015, par la mise en place d’un nouveau socle de compétences, l’apprentissage de plusieurs langages dont celui de l’informatique (codage), des médias et des arts. Les élèves doivent aussi « [comprendre] les modes de production et le rôle de l’image. […] L’élève apprend à utiliser avec discernement les outils numériques de communication et d’information qu’il côtoie au quotidien, en respectant les règles sociales de leur usage et toutes leurs potentialités pour apprendre et travailler. Il accède à un usage sûr, légal et éthique pour produire, recevoir et diffuser de l’information. Il développe une culture numérique.»

Dans le socle de connaissance et de compétences, on lit notamment :

Problématique

Le jeu Battlefield 1 est une œuvre culturelle produite, pendant le centenaire de la fin de la guerre, par une équipe de « non historiens » qui avait un cahier des charges, des connaissances et des idées sur ce qu’était la Première Guerre mondiale.

L’expérience combattante ressentie dans le jeu est-elle crédible lorsqu’elle est confrontée à des sources historiques ?

Le déroulement de la séquence : comment utiliser Battlefield 1 en classe ?

Cette séquence est faisable en 3h et se déroule en trois temps.

Temps 1 – Observation du jeu et de collecte d’informations (30 minutes)

Compétences travaillées :

Histoire-Géographie Français
Construire des hypothèses d’interprétation de phénomènes historiques ou géographiques Comprendre et interpréter des messages et des discours oraux complexes
Identifier le document et son point de vue particulier Participer de façon constructive à des échanges oraux
Écrire pour construire sa pensée et son savoir, pour argumenter et écrire pour communiquer et échanger Construire les notions permettant l’analyse et l’élaboration des textes et des discours
Discuter, expliquer, confronter ses représentations, argumenter pour défendre ses choix

 

Les élèves ont été réunis au CDI, seule salle équipée pour le branchement de la console de jeu. Le professeur (ou un intervenant extérieur) joue la première mission du jeu « Orages d’acier ». Les élèves observent et notent dans un document de collecte ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent et ce qu’ils peuvent faire durant la missionJe reprécise ici que les élèves ne jouent pas. Ce qui peut faire naître une petite frustration.

Tableau selection info Battlefield 1
Tableau de sélection informations à distribuer aux élèves

Si vous ne pouvez pas avoir accès à une console, la vidéo de la mission est disponible sur Youtube :

Pendant cette étape, on peut faire remarquer quelques absurdités. Je me suis volontairement mis en danger et j’ai volontairement fait des erreurs.

Cette étape est réalisée en 30 minutes grand maximumLa première mission du jeu dure 15 minutes

 

Temps 2 – Rédaction d’une lettre à partir des informations collectées

Compétences travaillées :

Histoire-Géographie Français
Écrire pour construire sa pensée et son savoir, pour argumenter et écrire pour communiquer et échanger Exploiter les principales fonctions de l’écrit
Passer du recours intuitif à l’argumentation à un usage plus maîtrisé
Mobiliser des références culturelles pour interpréter les textes et les créations artistiques et littéraires et pour enrichir son expression personnelle ;

Dans un second temps, les élèves rédigent une lettre de combattants à partir des informations qu’ils ont sélectionnés dans le jeu. Ils doivent choisir un(e) destinataire, respecter la mise en forme d’une lettre, et se mettre à la place d’un des combattants qu’ils ont vu dans le jeu.

Fiche consignes lettres de combattants avec Battlefield 1
Fiche consignes lettres de combattants avec Battlefield 1

Les lettres et les documents de collectes sont ramassés et soumis à une double correction. Lors de l’évaluation, nous avons regardé :

  • La présence des éléments du jeu dans les lettres. L’objectif de l’exercice d’écriture n’est pas d’écrire une lettre d’un vrai combattant mais celle d’un combattant du jeu, avec les erreurs, approximations et incohérences que cela implique.
  • En comparant les documents de collecte avec les lettres rédigées, on a pu regarder si les élèves ont réussi à retranscrire les informations sélectionnées dans le jeu.
  • La maîtrise des codes de la lettre (date, lieu, destinataire, formule d’usage)
  • La maîtrise de la langue
  • (éventuellement) La forme de la lettre et la prise en compte d’éléments historiques comme la difficulté à écrire (écriture fébrile), l’existence de la censure, etc…
  • Les élèves ont-ils tous remarqué les mêmes détails ou éléments du jeu ? Certains se sont-ils plutôt attardés sur l’environnement ? d’autres sur le sound design ?

Nous attendions des lettres réalistes mais dans le cadre de la fiction proposée par le jeu

 

Temps 3 – Lecture des lettres et analyse critique du jeu (1 heure)En raison du confinement, cette étape a été réalisée en classe virtuelle

Compétences travaillées :

Histoire-Géographie Français
Construire des hypothèses d’interprétation de phénomènes historiques ou géographiques Comprendre et interpréter des messages et des discours oraux complexes
Vérifier l’origine/la source des informations et leur pertinence Participer de façon constructive à des échanges oraux
Exercer son esprit critique sur les données numériques, en apprenant à les comparer à celles qu’on peut tirer de documents de divers types Mobiliser des références culturelles pour interpréter les textes et les créations artistiques et littéraires et pour enrichir son expression personnelle ;
Identifier le document et son point de vue particulier Établir des liens entre des créations littéraires et artistiques issues de cultures et d’époques diverses.
Confronter un document à ce qu’on peut connaitre par ailleurs du sujet étudié
Discuter, expliquer, confronter ses représentations, argumenter pour défendre ses choix

 

Le troisième temps est celui de la remédiation. On rend les lettres aux élèves, et à partir de d’elles, on réalise un travail d’analyse critique du jeu et d’éducation aux médias et à l’information.

Deux modalités sont possibles :

  1. Mobilisation des connaissances des élèves
  2. Lecture de documents complémentaires

Pour vous aider à accomplir ce travail critique, vous pouvez consulter les ressources suivantes :

  • La Première Guerre mondiale dans Battlefield 1 – Histoire en Jeux #3 :

 

Conclusion/Retex :

Cette séquence permet l’analyse d’un nouveau média avec les élèves. Un média qu’ils pensent connaître… sans en connaitre les processus créatifs, sans en connaitre les différents acteurs, sans en connaître les dangers intellectuels ; d’autant plus que ce jeu manipule des informations historiques, il est important que nous l’analysions avec nos élèves.

Utiliser Battlefield 1 en classe permet dans un premier temps de faire réaliser aux élèves un « fact-checking » avec des documents d’archives. Mais la Première Guerre mondiale du jeu étant reconstituée, cela permet d’aborder la construction du jeu en analysant le game design, le level design et le sound design. Enfin, le jeu est une porte d’entrée vers des questionnements autour la mémoire du conflit

Cette expérience a été bénéfique à plus d’un titre :

  • Tous les élèves ont écrit une lettre (même les élèves connaissent des difficultés scolaires)
  • Les lettres étaient de qualité.

 

Bibliographie