Conférence Christian Grataloup (CG) / Romain Bertrand (RB) / Patrick Boucheron (PB) / Julien Loiseau (JL) / Jean-Michel Sallmann (JMS)
PB : Il y a nécessité d’écrire l’histoire du monde et pourtant cela ne semble plus faire débat. Cela reste pourtant un problème : il y a un vaste panel de mises en œuvre, différentes façons d’écrire l’histoire du monde. Au-delà de l’injonction morale de départ, comment fait-on concrètement, avec qui, pour qui ? Avec quelles focales, quelles sources… ?
Julien Loiseau : Montpellier III, a travaillé sur l’histoire des mamelouks et a coordonné L’Histoire du monde au XVe siècle
Romain Bertrand : Sciences Po, CERI, politiste vient de publier L’Histoire à parts égales
Christian Grataloup : Université Diderot, enseigne la géohistoire du monde
Jean-Michel Sallmann : Paris X, a écrit Le Grand désenclavement du monde XIIe – XVIe
PB : Peut-on écrire l’histoire du monde et si oui comment ?
JMS : Il ne faut pas opposer histoire locale et histoire du monde. J’ai d’abord travaillé sur le Nord de la France puis j’ai élargi mes centres d’intérêts. Ce parcours personnel et les discussions avec des amis comme Serge Gruzinski m’ont conduit à écrire sur le monde mis en communication à partir du XIIe par les Occidentaux. Pourquoi eux (Arabes, Chinois… étaient aussi bien placés) ? Il s’agissait de faire se joindre des mondes isolés jusqu’alors, on ne peut pas parler de mondialisation mais d’une mise en communication.
CB : Quelles sont les conditions de possibilité d’une histoire mondiale ?
L’Histoire mondiale est un des effets de la mondialisation de l’histoire.
Pendant longtemps on l’a dite impossible pour un seul homme (sauf Chaunu), trop de sources et de bibliographies. Qu’est-ce qui a fait que vous avez cru possible d’écrire cette histoire du monde (question à JMS) ?
JMS : J’ai mis 13 ans pour l’écrire, c’est possible si on est curieux et passionné.
PB à CG : Vous reconnaissez-vous dans une histoire comparée ?
CG : J’ai suivi la même démarche : répondre aux questions du présent, et me demander pourquoi il y a eu un moment européen pour construire le monde.
Géohistoire : pourquoi « géo » ? La géographie permet d’insister sur le problème de la simultanéité.
Chez JMS le chapitre sur les empires néolithiques américains pose le problème de la construction parallèle et de la simultanéité. Qu’est-ce qui est simultané ? Les Aztèques ne sont pas simultanés aux Chinois, mais vivent dans le même monde ce qui pose des problèmes de chronologie, de plan (la table des matières en géographie pose problème). On ne peut pas écrire un parfait atlas historique. Où est l’Antiquité par exemple ?
Le géographe a la carte : pour écrire l’histoire du monde, il faut qu’il y ait un monde. La carte permet de montrer la simultanéité, le monde et le tissu d’interrelations qui prend sens à partir du XVIe, avant l’intégration des empires néolithiques américains.
Même si en fait un planisphère est un choix, une mise en scène donc un sens de l’Histoire, qui est linéaire (les historiens sont condamnés à la linéarité). Faire des catégories et un découpage temporel pose problème : Cf. carte de la transition démographique : on classe selon des critères temporels.
PB à RB : Vous cherchez la contemporanéité dans votre livre.
RB : Mon livre (arrivée des Hollandais sur les côtes de Java fin XVI) fut un pari long à réaliser, à cause du problème de la recherche et de la prise en compte des sources des deux côtés.
Je suis parti d’un fait en me demandant si c’est un événement, donc passible de narration car digne d’attention des deux côtés, chez les Néerlandais et chez les Malais/Javanais.
Or ce n’est même pas enregistré dans les chroniques malaises/javanaises donc il y a deux univers non sécants, une rencontre qui n’a pas eu lieu sous la forme de l’événement, c’est-à-dire de la conscience d’un fait partagé.
Pour les Hollandais, cet événement fut très relaté car important dans le contexte géopolitique du moment. Mais les Malais et les Javanais accordèrent très peu d’importance aux Européens dans leurs grandes chroniques. L’absence de sources est donc tout le pari de ce travail en se demandant : de quoi parlent-ils, vu qu’ils ont beaucoup écrit à l’époque mais pas sur cet évènement ? Ces oeuvres sont simultanées mais ne sont pas contemporaines avec celles des Européens. Même question pour la tradition textuelle européenne où les textes ne sont pas tout a fait contemporains les uns avec les autres.
Il faut prendre ses distances par rapport à des récits nationalistes et régressifs sur ce qu’on appelle l’expansion européenne.
PB : Travailler sur un siècle, est-ce une bonne idée ?
JL : Je suis le porte- parole d’un groupe qui a écrit dans le même temps le livre sur Le monde au XVe: environ 60 historiens en 2 ans.
Il s’agissait de prendre le contre-pied d’une histoire mondiale donnant une explication globale, c’est à dire de découvrir des micro-mondes.
Pourquoi le siècle (que n’aime pas CG) ? C’est juste une coupe temporelle pour découvrir des histoires contradictoires, certaines dominantes qui font plus de bruit mais qui ne sont pas plus légitimes. Il faut donner à entendre toutes les rumeurs, soit celles d’un monde qui se connecte, soit celles d’histoires locales qui se replient sur elles-mêmes.
Le XVe n’a pas été choisi au hasard bien sûr : c’est le moment où le monde en cours d’interconnexion se fait entendre, se manifeste dans des parcours individuels, des lignes d’échanges et il y a en outre des sources accessibles aux historiens.
PB : Si je résume le tour de table, trois questions se posent donc pour une histoire du monde, est-ce une histoire :
– Condamnée à la longue durée ? Le leg braudélien est embarrassant : qu’en faire ?
– Condamnée au grand récit ?
– Condamnée à passer par le découpage en grandes civilisations ?
JMS : Répond « oui » en revenant sur Huntington : Le Choc des civilisations a été mal traité en France, c’est la solution qu’il a choisie pour écrire son livre. JMS a été inspiré aussi par la longue durée braudélienne et par Chaunu, le 1er à avoir insisté sur l’importance de l’Orient.
L’historien a la contrainte chronologique et est obligé de faire des rappels, au contraire des romanciers ou des cinéastes. Il doit aussi respecter un cadre géographique.
Le thème de la civilisation est ancien, existant avant Huntington, et débattu (sur la question des marges et des valeurs). On a quand même de grands blocs culturels, après on peut discuter mais on est libre de choisir le système qui semble le plus pertinent.
CG: propose le concept d’aire culturelle, mais dit que ce n’est en fait pas mieux. C’est une manière « soft » d’éviter de parler de civilisation.
Je veux revenir sur la question des échelles. Il faut cesser d’opposer temps long et temps court mais les concevoir ensembles comme dans un tableau à double entrée. Il faut aussi cesser d’utiliser temps long et grand espace de façon simultanée. Le XVe correspond à un grand moment sur un temps court et un grand espace.
Chaque fois qu’on veut voir ce qui fait société, le niveau le plus élevé conduit toujours à utiliser le mot « civilisation » et on a du mal à faire autrement, sinon en essayant la cartographie.
Il faut sortir aussi de la pensée de Braudel et de la pensée classificatoire héritée du XIXe.
Ce qui ne va pas chez Huntington c’est sa carte avec des frontières linéaires entre civilisations (par exemple sa frontière en plein Sahara délimitant une civilisation d’Afrique noire dont je ne suis pas certain qu’elle existe). Car alors on tue les transitions et les éléments mouvants.
PB : Le livre sur l’histoire du monde au XVe commence d’ailleurs par un atlas politique des territoires du monde et la découpe n’est pas la civilisation.
JL : Sur le concept de civilisation, il faut imaginer que ce qu’on peut qualifier de civilisation à un moment donné n’est pas la même chose 1000 ans avant ou 1000 ans après ce qui pose le problème d’une civilisation mondiale en histoire contemporaine. On a surtout vu les grandes civilisations comme des grosses quilles qui s’entrechoquent parfois sans se mélanger.
Il faut faire autrement. On a essayé l’approche politique.
Le « stress test » c‘est : comment aborder l’Islam, particulièrement dans le monde indien ? Comment l’articuler avec le coeur « civilisationnel » de l’Islam (Moyen-Orient) ?
JMS aborde la question de façon séparée. Pour JL cela brise le continuum d’un langage qui a été celui de l’ancien monde, qui se superpose à des parlers vernaculaires et qui les articule.
JMS s’explique : L’Islam de l’Océan indien est à part car relativement récent (XIIIe -XIVe) dans le cadre chronologique retenu. C’est un ensemble culturel particulier par rapport à d’autres Islam et il faut s’appuyer sur la rupture chronologique. C’est un Islam persan (remarque de JL), plutôt soufi certes mais qui assimile des valeurs indiennes, malaises en particulier, et qui est minoritaire.
JL: souligne que les termes « majoritaire », « minoritaire » posent un problème majeur. Par exemple, l’Égypte en 1200-1300 est majoritairement chrétienne… Chrétienne ? L’Islam y est le langage du pouvoir, qui unifie des populations à langages vernaculaires différents.
JMS : L’Océan indien est particulier, c’est une zone de marge où les civilisations se superposent sans se mélanger à l’image du mille-feuille. C’est différent dans l’Europe chrétienne par exemple, plus unifiée.
CG : Quand on parle « civilisation » on en vient vite à l’Islam comme UN Islam : c’est une vision très contemporaine, il y a en fait des Islams.
Au passage, le musée du Quai Branly est organisé en quatre continents, ce qui exclut aussi l’Islam.
PB à RB : L’Océan indien est aujourd’hui la nouvelle frontière de la World history, méconnue à cause du découpage civilisationnel. Cette historiographie a aussi une généalogie française (Jean Aubin et Denys Lombard). L’Océan indien a été islamisé par à-coups.
RB : Le concept de civilisation n’est pas facile à défendre comme catégorie neutre.
Ce qui différencie les types d’histoire qu’on veut écrire c’est la question des sources primaires et du témoignage des acteurs. Il faut les traiter à parts égales.
Fin XVe parle-t-on de plusieurs Islams ? Comment se présentent les acteurs ? Quelle porte d’entrée ? A Java par exemple les gens vivent dans des espaces pratiqués et compris et ne sont pas totalement sûrs de ce qu’ils sont, de même que les Européens (qu’est-ce qu’un bon chrétien, quel rapport à la norme ?). On n’assigne pas aux acteurs d’autre identité que celle qu’ils se donnent. Pas sûr par exemple que ces gens aient conçu plusieurs Islams.
L’Histoire mondiale est un produit de l’Histoire de l’Océan indien. Les vraies nouvelles frontières de l’histoire globale sont plutôt en Asie centrale aujourd’hui, l’Océan indien est assez bien connu. L’histoire globale déplace ses frontières et ses centres d’intérêt au fur et à mesure de ses interrogations.
PB : Il y a un malentendu sur l’Histoire mondiale ou l’Histoire globale, souvent écrite par des politistes ou des économistes étasuniens par exemple. Il y aussi le problème de la maîtrise des langues et du sujet : RB a mis 10 ans pour écrire son livre.
CG sur géohistoire
Ces gens qui ne savent pas bien ce qu’ils sont… L’objet c’est la connexion, qui crée la multi-identité, l’incertitude. Comment traiter à parts égales quand on ne se sait pas où sont les parts ? Cela pose aussi la question du métissage.
La World history vient en partie d’une demande des professeurs étasuniens du secondaire qui voulaient avoir un cadre global de compréhension et d’explication du monde, ce qui est une bonne chose pour les Etats-Unis.
Il faut se poser la question d’une écriture historique spécifique : les grandes constructions du monde viennent souvent d’économistes, de politistes, de biologistes. Les historiens se sont-ils trop retenus ?
RB : Ces grandes constructions s’appuient souvent sur un travail de base des historiens (monographies, descente « à la cave »)
L’urgence est de traduire les sources de documentation. Le véritable enjeu est de réarticuler cet espace de questionnement au questionnement historiographique général, c’est-à-dire en discuter par exemple avec des micro-historiens, etc. Sinon on risque l’isolement : par exemple, quelle place les Annales ont-elles laissé à des gens comme Jean Aubin ou Denys Lombard ?
JL : Les membres du groupe ont bien voulu sortir de leurs micro-mondes donc un dialogue et un discours commun sont possibles, à condition d’avoir un terrain d’entente.
Le livre n’est pas une somme d’histoires nationales. Il faut mettre ensemble des sources disparates.
CB : Il faut se demander aussi pourquoi on écrit cela ? Et se poser aussi la question de la demande sociale, du contexte géopolitique international.
JMS : Les Occidentaux se remettent en cause et donnent des armes à ceux qui n’attendent que cela.
Par exemple, l’expansion européenne est remise en question par les études postcoloniales: est-on aussi prudent avec l’expansion indienne, etc. Les autres n’ont pas forcement fait mieux…
L’Histoire peut toujours être réutilisée.
Cf. Chine : on connaît assez bien ce qu’en dit l’histoire officielle des Ming, qui efface l’arrivée des Portugais. Faut-il sans cesse remettre en cause l’Histoire européenne (les historiographies les plus puissantes sont européennes) en attendant que les autres le fassent pour les leurs.
Il faut rééquilibrer l’histoire globale en reprenant l’histoire des autres.
Ce qui est en question c’est la reconfiguration de la puissance européenne en ce moment par rapport aux autres…
Pour PB le problème c’est la signification du « nous » : en parlant de « nous », on clive…
Salle : Todorov parle de l’opposition entre civilisation et barbarie. Peut-on suspendre le jugement moral qui est derrière la notion de civilisation ?
JMS répond non.
RB : Pourquoi écrit-on cette Histoire? Retenir décors, gens, visages est plus amusant que les grandes catégories. L’Histoire globale anglo-saxonne est régressive, elle part d’un questionnement contemporain.
Autre solution : ne pas partir de certitudes, de grandes catégories, accepter l’étrangeté et le dépaysement.
PB : Chaunu a posé la question suivante : pourquoi nous et pas eux ? Qu’en dit la géohistoire ?
CG : « nous, eux » est toujours binaire, pas de singulier. Le bon couple c’est singulier/pluriel.
Aujourd’hui le « nous » c’est le monde. Il ne faut pas jouer le « sanglot de l’homme blanc » avec la Civilisation européenne (construction du XVIIIe-XIXe) face aux civilisations (eux).
« Provincialiser l’Europe » oui, mais au sens de traiter l’Europe comme une province, et non comme au sens province/Paris.
JMS : Sur l’opposition civilisation/barbarie, nous/eux : l’anthropologie nous montre que cette opposition existe dans toutes les cultures humaines.
JL : Chez les autres peuples aussi existe la notion de civilisation. Par exemple, chez les Arabes le mot désigne le monde sédentaire où s’accumule la richesse. Chez Ibn Khaldun, le contraire de la civilisation ce sont les Bédouins ou les Francs qui ne vivent pas dans l’accumulation de richesses permettant de créer la civilisation.
RB : Cette Histoire globale, si elle doit avoir un sens, ne peut pas s’exonérer des débats méthodologiques.
Citoyen du monde ? RB s’est d’abord intéressé à l’Indonésie : plus on s’éloigne des buildings de Djakarta, plus on entre encore aujourd’hui dans l’étrangeté, ce qui montre que le monde est plein d’intérêt, il faut donc se poser la question de « l’usage du monde ».
Salle : Quel est l’arrière-plan politique d’une Histoire qui met en avant l’étrangeté ? Question à JMS qui défendrait des valeurs occidentales.
RB ne sait pas, tout n’est pas simple ni systématique, pas de défense d’une vision idéalisée du métissage.
Appeler à la traduction, c’est par exemple un souci patrimonial et une interrogation sur les politiques de la recherche en France, qui s’affaiblit beaucoup par l’arrivée de pratiques managériales.
JMS sur les études postcoloniales : l’Histoire de l’Occident est une Histoire de fureur et de massacres, oui, c’est vrai, mais on l’assume. Mais les autres ? Comment écrivent-ils la leur ?
CG : il ne faut pas tuer le goût du monde par l’histoire du monde : les rencontres créent des goûts nouveaux.
L’opposition nous/eux pose un problème par rapport au niveau mondial : Mars n’attaque pas !
L’Histoire mondiale est liée à la préoccupation actuelle de gestion de notre monde commun (œkoumène).
Salle : La nouvelle frontière de l’Histoire globale est-elle l’Asie centrale ? Est-ce une Histoire globale difficile à faire ?
JL : Il y a de multiples façons de la faire : étudier les marchands d’un monde interconnecté, ou Tamerlan conquérant d’un empire…
L’Asie centrale a été un point de départ ou le lieu d’un monde interconnecté.
Salle : L’ Histoire globale est-elle partagée par les historiens des autres mondes ou est-ce le « sanglot des Européens » qui s’aperçoivent qu’il y a d’autres histoires ?
CG : C’est une historiographie très intégrée au Japon, très peu au Mexique. Elle part des Etats-Unis : il y a un processus de mondialisation de l’histoire globale.
RB : Ne fantasmons pas le coeur mondial de l’université et de la recherche soit en Europe soit aux Etats-Unis. Les effectifs universitaires sont aussi très importants au Mexique et au Brésil… Il y a d’autres cœurs.