Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ?
– A l’origine, il s’agit d’un article rédigé suite à la lecture de « Métropoles en mouvement »* dans lequel les auteurs avançaient l’idée de l’existence d’une périurbanisation dans les pays sous-développés et défendaient les thèses des choix individuels. L’article en question a été refusé par les cahiers de géographie du Québec. Puis à la suite d’une discussion avec des collègues du groupe du pont, deux d’entre eux ont souhaité travailler avec moi sur ce thème de l’étalement urbain : Jean-Albert Guieysse a proposé de faire une critique des sources de l’INSEE et Jean-Paul Ferrier lui a souhaité réaliser une antithèse à mon texte. Ce dernier a ensuite eu l’idée de clore ce livre par un dialogue. Le texte, un article devenu un livre, a été finalement édité par les éditions universitaires européennes.
Il est question ici de l’étalement urbain, pouvez-vous nous résumer les deux thèses avancées ?
– Jean-Paul Ferrier considère que la croissance urbaine se poursuit dans les pays développés mais sous une forme plus expansive, celle d’un étalement urbain. Il en vient au final à s’interroger sur la validité de sa thèse, celle de la croissance urbaine, et finit par affirmer que le territoire de l’étalement urbain, le périurbain, ne serait ni urbain, ni rural. Nous entrerions dans un temps nouveau celui de la post-urbanisation. Pour ma part, je pose une question qui me semble fondamentale et j’avance la thèse d’une possible désurbanisation : comment des flux centrifuges dominants à toutes les échelles peuvent-ils aboutir à une croissance urbaine ? Précisons que ces flux centrifuges dominants n’existent à ce jour que dans les pays développés et ce depuis la fin des années 60 engendrant une périurbanisation, phénomène qui n’existe pas dans les pays sous-développés.
– Dans votre thèse, vous revenez très souvent sur l’INSEE et ses statistiques. Qu’en dites-vous exactement ?
Je formule une critique des sources de l’INSEE qui, par sa méthodologie, fabrique de l’urbanisation. Elle a au fil du temps augmenté la superficie des espaces considérés comme urbains, intégrant essentiellement dans ces vingt dernières années, les zones périurbaines, permettant ainsi de valider l’idée d’une croissance continue de l’urbanisation en France. Or, il faut savoir par exemple que sur les 9 millions d’habitants que comptent ces espaces périurbains, 6 vivent dans des agglomérations de moins de 2 000 habitants.
Pour réfuter l’idée d’une croissance urbaine, vous notez l’existence de flux centrifuges, c’est-à-dire de flux partant des centres vers les périphéries. Comment les expliquez-vous ?
– Pour commencer, je ne les explique pas par la diffusion massive de l’automobile comme d’autres le font. L’automobile ne fabrique pas de l’étalement urbain, il n’est qu’un moyen. Il suffit de se reporter à la période des Trente Glorieuses pour le comprendre : ce fut une période diffusion de l’automobile sans constitution d’espaces périurbains. Je ne retiens pas non plus la théorie des choix individuels qui voudrait que les gens s’installent à la campagne pour y trouver au choix un meilleur environnement, des paysages plus agréables… A mon sens, l’explication tient au problème de la rente foncière qui aujourd’hui augmente plus vite que les revenus, dynamique résultant de la crise économique. La rente foncière urbaine joue actuellement le rôle de pompe refoulante contrairement à l’époque des Trente Glorieuses (période lors de laquelle les revenus augmentaient plus vite que la rente) donc les gens doivent partir s’installer en périphérie, se périurbaniser et ils se justifient en expliquant qu’ils sont à la recherche d’un environnement plus agréable. Ce phénomène est également remarquable à l’échelle nationale : les régions périphériques se développent au détriment des régions urbanisées et l’on constate désormais que les régions les plus dynamiques ne se trouvent plus au Nord d’une ligne Rouen/Genève mais au Sud. On peut faire le même constat pour l’Angleterre (déclin du Nord/dynamisme de la région londonienne) ou encore aux Etats-Unis : dans ce pays, la Sun Belt croît plus vite que le vieux Nord-Est. Au passage, certains ont été tentés d’appliquer la théorie de la Sun Belt à la France pour expliquer ces inversions centre/périphérie or quand on y réfléchit bien cette théorie repose sur des choix individuels. Elle suppose que la mobilité du capital serait soumise à celle du travail : ce sont les cols blancs des branches dynamiques qui migreraient pour vivre au soleil entraînant dans leur sillage le capital. Même les néo-classiques n’avaient jamais osé avancer cette théorie qui ne tient pas. On peut à nouveau changer d’échelle et remarquer des flux centrifuges à l’échelle mondiale : les délocalisations sont des flux centrifuges des pays développés vers des pays sous-développés sauf qu’ici seul le capital est en mouvement. Donc à toutes les échelles, dans les pays développés, il y a des logiques centrifuges alors que jusqu’à la fin des Trente Glorieuses les logiques étaient centripètes comme elles le sont encore dans les pays sous-développés. Cet écart s’explique selon moi par la crise longue qui touche les pays développés depuis les années 70 et qui épargnent encore en partie les pays sous-développés.
Comment caractérisez-vous cette crise ?
– Cette crise, ou point nodal comme que je la nomme, correspond à une inversion de logiques économique et spatiale. Les pays développés sont entrés dans une période de rendements décroissants à long terme (le profit est positif si on utilise de moins en moins de facteurs de productions) alors qu’ils ont connu une longue période, depuis le Moyen Age, de rendements croissants qui étaient à l’origine de l’agglomération donc de la croissance urbaine. Aujourd’hui les rendements étant décroissants, ils produiraient de la désagglomération. Ceci est très inquiétant car les mobilités centrifuges n’avaient plus jamais été observées depuis la chute de l’empire romain, elle-même longue période de rendements décroissants.
Pour conclure, comment expliquez-vous que l’INSEE « fabrique » de l’urbanisation et que le message délivré soit le maintien d’une croissance urbaine ?
– Je pense que l’on peut avancer deux raisons : une forme de confort intellectuel associé à une part de conformisme chez les chercheurs mais aussi une certaine peur car ce que je viens de décrire n’est pas arrivé depuis la chute de l’empire romain et serait l’un des signes d’une crise d’hyper trend.
Propos recueillis par Cyril Froidure
*« Métropoles en mouvement. Une comparaison internationale. F.Dureau, V.Dupont, E.Lelièvre.