Si l’on peut espérer que les problèmes matériels liés à la visioconférence finissent par se résorber, la question est de savoir quel sera l’avenir de cette méthode ? L’enseignement hybride synchrone disparaîtra-t-il avec la fin de la pandémie ?
Objectivement, l’hybride synchrone offre des possibilités inattendues. Les enfants hospitalisés, les élèves en phobie scolaire, les enfants qui, pour une raison ou pour autre, se déplacent beaucoup, les élèves vivant dans des régions très mal desservies par les transports ont intérêt au système. On pourrait aussi envisager des groupes par bassin pour l’enseignement des options à faibles effectifs. Si je raisonne en cadre du ministère de l’Économie et des Finances, je dirai qu’il y a là un « gisement d’économie ».
L’institution ayant déjà dit combien les systèmes existants étaient parfaitement satisfaisants (cf. l’incroyable rapport de l’IGÉSR commenté par mes soins), on peut s’attendre à ce que la banalisation de l’hybride synchrone soit sur la table.
Sans doute que le Cned, les sections Ulis, les sections pédagogiques des hôpitaux arriveront à survivre quand même mais avec des moyens, une nouvelle fois amputés. Certains, encore plus pessimistes que moi, voient déjà se profiler des classes à 60. Je ne pense pas qu’on en sera là prochainement mais à terme, ce n’est pas impossible non plus.
Les grandes écoles et le numérique
Dans ma propre expérience du Supérieur, j’ai été frappée de voir combien, bien avant le Covid, les Grandes écoles de commerce avaient réussi à optimiser le système. Ainsi, un même professeur peut faire des cours magistraux devant un, deux, trois amphis, dispersés aux quatre coins du pays. S’il a une question, l’étudiant l’écrit sur un padlet et l’enseignant répond. Dans les amphithéâtres qui suivent via un écran géant, un surveillant suffit à gérer l’ensemble. Ensuite, des professeurs se chargent de prendre les étudiants pour les travaux dirigés. Rien n’empêche techniquement l’enseignement secondaire de réfléchir à la transposition de ce genre de méthode.
Pour les notes, une partie peut déjà se sous-traiter par des QCM divers et variés, reste après à partager les copies résiduelles entre les enseignants. Sur le temps long, chacun perçoit combien les exercices académiques ont été simplifiés et combien quantité d’études minimisent ici la pertinence des critères d’évaluation, reprochent là tel ou tel biais dans les consignes et les méthodes enseignées.
Tout concourt à la dévitalisation des modèles traditionnels qui avaient pourtant le mérite d’être peu automatisables. Si le nouveau monde réussit à débarrasser l’enseignant de la correction, même partiellement, le format des classes à 25-35 élèves n’a plus de raison d’être. Autre signe révélateur, la manière dont l’Éducation nationale assure le suivi de l’éducation au numérique. Plutôt que de ménager un réel temps pour l’apprentissage, l’Éducation nationale est passée par PIX qui, au gré d’interminables séances de QCM effectuées sur internet, délivre une certification.
Et l’enseignement secondaire ?
En 2018, l’Institut Sapiens avait publié une liste des cinq métiers dont l’espérance de vie était directement menacée par l’automatisation. L’enseignement paraissait alors miraculé, les uns et les autres tablant sur le caractère irremplaçable de la relation du professeur et de ses élèves. Personne n’imaginait des parents laisser leur enfant seul devant un ordinateur, avant de partir le matin. Personne n’envisageait de priver la jeunesse des contacts de la cour de récréation.
Ce pronostic est-il toujours valable ?
On peut en douter. La situation actuelle montre que de nombreux parents adoptent le télétravail et qu’ils peuvent même y prendre goût : si les enfants sont bien connectés avec une classe, a priori la cohabitation de l’activité professionnelle des adultes avec le travail scolaire est possible. La vie familiale est régulièrement amputée par les absences liées au temps de transport des parents : j’imagine que des parents préféreront être à la maison plutôt qu’entassés dans un train de banlieue ou bloqués dans des bouchons. De même, les contacts avec les enfants du même âge n’attendent pas forcément l’école et on peut envisager une situation mixte, un peu à la façon « jauge 50 % » que nous sommes nombreux à expérimenter en ce moment.
Bref, j’ai la conviction que les réticences du passé se sont émoussées et que ce qui était un futur lointain il y a peu, est maintenant à notre porte. L’assiduité ne suppose plus la présence physique de l’élève ; sur ce simple fait, un verrou essentiel a sauté. La crise des vocations pour nos métiers devrait, je le crains, amplifier les initiatives sur le développement de l’hybride synchrone. Oui, ce que nous vivons aujourd’hui sous la contrainte épidémique, risque fort d’être banalisé pour satisfaire tous les individualismes des familles, la pingrerie d’un État à bout de souffle, l’appétit d’opérateurs privés soucieux de rafler le marché de l’éducation.
Comment réagir ?
Il y a deux façons de réagir.
La première est strictement politique
Elle consiste à approuver ou à rejeter cette évolution par les moyens habituels de l’expression publique. Le vote, le militantisme syndical, la participation à un mouvement d’opinion, etc. Elle n’entre pas dans le champ de notre association qui s’est toujours efforcée de rester neutre, ne prétendant pas disputer à la majorité des suffrages le droit d’arbitrer nos destins. Que chacun fasse donc en son âme et conscience.
Ma seule remarque est que la privatisation rampante de l’Éducation est déjà bien entamée. Si collectivement nous marquons notre désaccord vers cette évolution, il faudra veiller à ce que ce soit bien toutes les écoles qui restent dans une approche traditionnelle et pas seulement celles de l’enseignement public. Sinon, on fera de l’enseignement hybride un moyen de discrimination favorable au seul privé. Que notre légitime prudence en la matière ne devienne pas le prochain bouc-émissaire des sous-investissements de l’État.
La seconde est professionnelle
Dans ce domaine, l’association des Clionautes peut intervenir. Une telle évolution de nos métiers va rendre encore plus criante la misère de nos rémunérations. Pourra-t-on espérer une « revalorisation » par l’affirmation d’une compétence numérique ? Il faudra l’espérer et bien entendu, l’exiger. L’association a toujours défendu une nette augmentation de nos traitements, bien trop bas selon les tous les indicateurs choisis, et le fera devant qui voudra recueillir son avis. Pour le reste, on en revient au combat politique indiqué plus haut.
Le problème de l’enregistrement des visioconférences
Sur un autre plan, l’enseignement hybride risque de fournir un allié inattendu à tous ceux qui, pour un oui ou pour un non, entendent judiciariser l’école et remettre en cause, « preuves à l’appui », la valeur de tel ou tel de nos collègues. Même si l’on peut désactiver l’enregistrement d’un cours sur le logiciel, rien n’empêche un participant mal intentionné d’enregistrer par un autre support, de le diffuser et, dans le pire des cas, de l’utiliser pour se retourner contre l’enseignant. Le climat actuel de relative union sacrée que nous connaissons contre le Covid nous protège pour l’instant semble-t-il.
Mais il me paraît évident que cette fenêtre sur la classe, ouverte aux familles, expose comme jamais l’enseignant. L’Éducation nationale trouve ici une raison tout à fait sérieuse de freiner les innovations et les professeurs de s’inquiéter à bon droit de l’accroissement de leur vulnérabilité. Pour ma part, je pense que c’est ce problème qui va empêcher les lignes de trop bouger d’ici dix ans et que l’État va plutôt miser sur des contenus totalement automatisés, avec un texte et une scénarisation verrouillés et une évaluation automatiquement corrigée.
La série des articles consacrée à l’enseignement hybride synchrone :
Épisode 1: Enseigner en même temps devant des élèves en classe et à la maison
Épisode 2: Comment j’en suis venue à « l’enseignement hybride synchrone »
Épisode 3: Quels sont les avantages de l’enseignement hybride synchrone
Épisode 4: Les trois commandements d’un cours en visioconférence
Épisode 5: La fatigue de l’enseignement hybride synchrone. Mythe et réalité.
Épisode 6: Le matériel et la connexion informatique, conditions indispensables