Pour un numéro hors-série du magasine Historia, Eric Pincas a proposé aux historiens sollicités une réécriture de l’histoire sur leur sujet d’étude. À sa grande surprise, ceux-ci ont tout de suite accepté de participer. Et ce numéro spécial a eu un grand succès… Historia avait déjà organisé un colloque sur l’uchronie, qui est un vrai sujet d’étude historique dans les universités américaines, plus familières du procédé au vu de l’importance de la science-fiction dans la littérature américaine.
Table ronde animée par Eric Pincas, rédacteur en chef du magasine Historia, avec :
- Guillaume Malaurie, directeur éditorial adjoint d’Historia
- Thierry Lentz, historien spécialiste du Consulat et du 1er Empire, directeur de la fondation Napoléon depuis 2000 et dont le dernier ouvrage sur les idées reçues autour de Napoléon Ier a été analysé par les Clionautes.
- Quentin Deluermoz, historien, spécialiste de l’histoire culturelle des ordres et désordres au XIXe siècle, co-auteur avec Pierre Singaravélou de Pour une histoire des possibles au Seuil en 2016.
- Olivier Coquard, agrégé d’histoire spécialiste de la Révolution française. A publié : Tuer le pouvoir. Les plus grands assassinats politiques de l’Histoire chez First en 2019.
Définir ce qu’est l’uchronie
Quentin Deluermoz : Un mot compliqué pour une chose simple. Dans le livre avec Pierre Singaravélou, nous nous posons la question de ce que serait advenu le monde si l’histoire avait été différente.
Olivier Coquard : L’uchronie pousse à la part de rêve, inhérente en chacun. Elle est une réécriture plus littéraire de l’histoire.
Thierry Lentz : Réécrire l’histoire ? Voilà une injonction qui est justement l’inverse de ce que l’on apprend quand on poursuit des études universitaires et qu’il n’est donc pas simple d’honorer quand on est un historien de métier. J’ai toutefois accepté de me plier à l’exercice. En effet, l’intérêt de la démarche réside dans la possibilité de mesurer, à un moment donné, les forces qui font qu’une tendance trouve son accomplissement dans un fait. Dans mon cas, à savoir l’histoire du Premier Empire, j’ai choisi de ne pas modifier la fin : Napoléon Ier termine bien sa vie à Sainte-Hélène. Par contre, je m’interroge sur la place de Waterloo. Quand bien même Napoléon Ier aurait gagné Waterloo, pourquoi l’Empire était-il condamné malgré tout ?
Guillaume Malaurie : L’uchronie offre une formidable liberté là où elle avait disparu, vis à vis de la tradition des Annales avec les temps longs dominés par des règles de fond. Dans Le Maitre du Ht Château de Philip K. Dick, l’histoire change radicalement. Dans quelle mesure la face des États-Unis et du monde aurait été changée si tel ou tel n’avait pas atteint la Maison Blanche ?
Pourquoi cet engouement du grand public ? Aimez-vous vous-même l’uchronie ?
Quentin Deluermoz : Les jeux vidéos, 1ère industrie culturelle, changent la donne et proposent de fait une histoire contrefactuelle. La mondialisation, la fin des idéologies, la crise du progrès, tout cela légitime une « autre » histoire. rendent cela possible. Dans les années 1960, on préférait la science fiction à l’uchronie car en arrière-plan, il y avait confiance dans le monde de la science. En 2020, ce n’est plus le cas.
Olivier Coquard : Personnellement, j’aime beaucoup l’univers de la « pop culture » et l’uchronie s’inscrit parfaitement dans le contexte de vie « pourrie » actuelle. Il y a des alternatives à un futur noir.
Thierry Lentz : Quand j’ai lu Napoléon apocryphe de Louis Napoléon Geoffroy, 1ère (?) uchronie (1836) où Napoléon aurait créé un empire universel, je n’avais pas accroché. Néanmoins, la question « Que serait-il arrivé si… ?» nous travaille tous.
Guillaume Malaurie : Quand Keynes revoit le traité de Versailles ne fait-il pas de l’uchronie ?
Quentin Deluermoz : Les sciences sociales sont friandes de modèles prédictifs. Par exemple, en démographie, Antoine Prost se demande quelles sont les conséquences démographiques de fond de la Grande Guerre sur la Grande-Bretagne. Dès qu’une science modélise, elle peut faire de l’uchronie. Pourquoi pas l’histoire ? En vérité, les historiens ont moins de mal à faire des projections contrefactuelles qu’on pourrait le penser.
À quoi sert l’uchronie pour l’historien ?
Quentin Deluermoz : C’est un type de raisonnement constitutif de l’histoire humaine : on ne peut imaginer le réel sans développements personnels. L’uchronie arrive souvent au détour de petits développements dans un paragraphe (et ce, depuis Thucydide) avec des vrais récits contrefactuels produits pas des hommes de lettres ou des philosophes.
Olivier Coquard : Moi, mes élèves et étudiants d’histoire adorent. Est-ce qu’on les égare ? Faisons confiance aux jeunes. N’hésitons pas à leur donner deux discours, l’un factuel avec les sources et l’autre contrefactuel. J’ai fabriqué un cours contrefactuel sur la colonisation du Zululand par un Français, avec des sources inventées, pour faire réagir les élèves sur ce que sont les sources et le travail historique.
Guillaume Malaurie : On a reçu des centaines de réactions à notre numéro « Et si… » ! Les gens s’intéressent à l’imprévu : en 1938, un artisan antinazi laisse une machine infernale dans la brasserie de Munich, là où Hitler vient fêter son putsch de 1923. Or la bombe explose un 1/4 d’heure trop tard, suite à un changement météo de dernière minute qui oblige le Führer à prendre son avion plus tôt que prévu… Tout l’état-major était avec Hitler à cette occasion. Que se serait-il passé si l’explosion avait décimé toute l’assistance ?
Reconstruire l’histoire ou écrire du « contrefactuel » ?
Mythe et histoire
Thierry Lentz : Le Mémorial de Sainte-Hélène est entaché d’erreurs et d’omissions volontaires. Il exagère les buts et les calculs de Napoléon mais il fige pour longtemps certains traits idéologiques du camp bonapartiste. Ce récit a une incidence considérable sur l’histoire du XIXe siècle. Ceci dit la parution de ce document perdu depuis 200 ans, a vexé de nombreux napoléoniens. En fait, Las Cases a beaucoup brodé. Nous ne sommes pas ici dans une histoire contrefactuelle. Nous avons bien affaire à de l’histoire. On est face à un testament politique qui devient lui-même acteur de l’histoire.
Eric Pincas : Pouvez-vous revenir sur Waterloo ?
Thierry Lentz : l’uchronie sur Napoléon postule qu’il aurait pu gagner. Il a fallu meubler les jours entre Waterloo et St Hélène, car la défaite était inéluctable. Quoiqu’on fasse l’histoire est la même.
Quentin Deluermoz : Chaque fois que l’histoire est émotionnelle, le contrefactuel apparaît. D’où l’interrogation du type, « Et si la prise de la Bastille n’avait pas eu lieu ? »
Réinterpréter l’histoire
Guillaume Malaurie : « Louis XVI, l’intrigant » est un livre étonnant qui revisite un personnage qui vient de l’absolutisme, s’y sent « pieds et poings liés », et veut en sortir. Mais les sources que l’auteure utilise pour proposer son interprétation du roi, nous ont posé question. Nous avons donc choisi de ne pas chroniquer le livre.
Olivier Coquard : Les hypothèses de Aurore Chery se basent sur des sources testimoniales qu’elle assume : pourquoi Louis XVI semble agir continuellement contre son intérêt ? Le livre est controversé mais permet de comprendre l’incompréhensible… On n’est là ni dans la fiction, ni dans l’uchronie.
Olivier Coquard : Pourquoi ai-je proposé à Historia l’assassinat de Robespierre par Cécile Renault ? Parce que celui-ci, s’il avait bien eu lieu, n’aurait servi à rien, sinon à renforcer la Terreur. La plupart des assassinats politiques n’ont pas changé véritablement le cours de l’histoire. Il y a quand même deux exceptions, ceux de Thomas Beckett et d’Itzaak Rabin. Si Robespierre avait été assassiné, cela aurait été sans doute pire en laissant le champ libre à Carrier, Fouché, etc.
Beaucoup d’historiens se sont prêté à l’exercice avec délices !
Quentin Deluermoz : la surprise, c’est plutôt qui l’a fait. Braudel dans La Méditerranée , a laissé une écume contrefactuelle plus importante qu’on ne l’a dit. En 2005, Mona Ozouf, pour la fuite à Varennes, se sert du détour par la fiction pour mieux expliquer le réel. Elle écrit une sorte d' »histoire hypothétique » car tout s’est joué en quinze minutes. L’uchronie « lutte contre la passion du révolu » nous dit Paul Ricoeur. Le non-advenu est donc un élément de l’histoire. Michelet, évoque à propos de Varennes que si le roi était sorti de Paris en majesté, avec sa couronne sur la tête et son manteau d’hermine, il n’aurait jamais été arrêté… Mais voilà, il est parti déguisé en valet.
Thierry Lentz : on n’est donc pas vraiment dans l’uchronie.
EP : Quelles sont les limites à ne pas franchir ?
Quentin Deluermoz : si l’uchronie est un raisonnement contrefactuel, il est utile à l’historien. D’une part, on doit préciser absolument le contrat de lecture. D’autre part, il ne faut pas aller trop longtemps au-delà du point de bifurcation. Il faut contrôler jusqu’où on veut aller.
Questions du public
Q1 : Quels sont les critères pour choisir tel ou tel événement et en faire une uchronie ?
Olivier Coquart : On part de nos spécialités. Après, c’est facile !
Eric Pincas : Nous avons privilégié des faits connus du grand public et accessibles sur le plan des sources.
Guillaume Malaurie : Nous nous posons deux questions : est-ce que ça aurait changé quoi que ce soit, et quoi. Ainsi, on rend service en montrant le possible plausible avec une vraie vertu pédagogique.
Q2 : L’uchronie, n’est-ce pas le fait de restituer ce que les contemporains avaient en tête comme possibles ?
Quentin Deluermoz : C’est justement ce que fait le récit contrefactuel. Les témoins d’événements importants sont fascinés par les possibles. Dans l’histoire culturelle, les possibles sont encore plus divers, tant les points de vue des acteurs divergent sur le sens à donner à l’événement historique.