FDGG14 : Cours 4 : « Faut-il souhaiter la fin des Émergents ? »
par Frédéric Munier prépa ECS, St Louis, Paris
Conférence au titre volontairement polémique (!), destinée aux prépas Science-Po ; il s’agit d’un cours présentant un plan en 3 parties d’une dissertation possible au concours.
Le grand auditorium est d’ailleurs investi par plusieurs dizaines d’étudiants…
Introduction :
– C’est quoi, un pays émergent ?
Larry Summers, conseiller économique de B. Obama, a dit que le fait essentiel du début du XXIe siècle serait l’enrichissement rapide d’une grande partie de la population
30 ans séparent la chine de 1982 (1% du commerce mondial) à 2014 (1er PIB et mettant fin à 70 ans d’hégémonie américaine)
– C’est quoi l’émergence ?
Les critères : une croissance forte, durable, (au moins 10 ans) qui rejaillit soous forme de développement (enrichissement, classe moyenne), et qui connait une activité industrielle diversifiée.
Jim O’Neill de Goldman Sachs vise ainsi des pays dont la croissance pourrait égaler le G6 en 2030. L’acronyme Bric est né ; il évoluera ensuite en Bric’s, l’Afrique du Sud (South Africa) rejoignant le groupe. Les Brics représentent ensemble 1/4 de la puissance mondiale en 2011. Et en 2012 pour la 1ère fois les émergents ont dépassé les pays les plus industrialisés, ce que Olivier Juin appelle « le renversement du monde. Les Brics souhaitent d’ailleurs la fin du G7…
– Alors, pourquoi ce même G7 ne souhaiterait-il pas à son tour la fin des Émergents ?
Car leur croissance s’essouffle à partir de 2012. Pourquoi ? le passage du rang de pays intermédiaire à développé est plus problématique. On est à la fin de la phase de rattrapage qui est appelée généralement émergence.
Les excédents sont en chute (Brésil = quasi 0%…) Comme le souligne l’économiste Michel Aglietta : « N’est-on pas passé du miracle au mirage ? »
I- La fin des Émergents, c’est une bonne nouvelle. ou non ? Il y aurait en effet plusieurs raisons de s’en réjouir, car elle signifierait :
1- La fin d’une croissance déstabilisatrice tirée en grande partie par la Chine :
– La Chine déséquilibre les cours mondiaux des matières 1ères : elle est la 1ère importatrice mondiale de minerais, de sources d’énergies, etc.
– La croissance des Brics a un coût écologique : Chine + Inde = 60% du charbon mondial avec un nuage de pollution grand comme le sous-continent indien
– La Chine attire les IDE en 1er avec des revenus très supérieurs aux rendements classiques en Occident.
2- La fin d’une croissance déloyale :
– Quant au coût de la main d’oeuvre : 2,8€ de l’heure en Chine, 2,4€ en Inde ; à comparer avec les Etats-Unis : 35€, et jusqu’à la Norvège : 60€ de l’heure.
– Avec des Émergents producteurs de 50% des contrefaçons mondiales
– Avec la Chine qui protège sa monnaie en la sous-évaluant volontairement.
– Avec l’achat des entreprises du Nord par le Sud : Lenovo a racheté le secteur PC d’IBM, Tata, Jaguar, et Peugeot a dû accepter l’entrée de Dongfeng dans son capital.
Pour François Heisbourg, « les grands émergents sont les gagnants de la crise. Les pays développés sont devenus achetables ».
3- La fin du risque d’une nouvelle guerre froide ?
– La confrontation Etats-Unis / Chine n’est pas seulement économique. Les Chinois sont en train de moderniser une armée populaire qui faisait très peur par son nombre, mais mal équipée, à une armée qui investit, et qui serait l’instrument attendu par les dirigeants pour assoir des revendications géopolitiques très fortes, et pas seulement en mer de Chine.
II- Toutefois les Émergents cesseraient alors de …
1- …Tirer la croissance mondiale :
– la baisse des importations (voitures, minéraux) seraient une baisse d’activité pour nos multinationales.
2- … Financer les économies du Nord :
– Nous sommes en dette, les fonds souverains rachètent cette dette : 1200 MM de $ pour le 1er des 3 fonds chinois. Le 1er français, c’est 24 fois moins….
– Or la dette chinoise s’élève à 215 MM de $ (Etat + régions), presqu’autant que le Japon ; et déjà en 1997, l’économie asiatique s’était écroulée.
– Les taux US remontent, énormément d’argent reflue des émergents aux EU, tarissant en partie le financement.
3- … Contribuer à l’édification d’un monde multipolaire :
– En dessous de 8% de croissance par an, la Chine est en danger selon le PCC : danger de repli nationaliste, d’explosion sociale, dont on voit les prémisses.
– Idéologiquement, les grands Émergents non démocratiques considèrent la globalisation comme une fabrication de guerre anglo-saxonne…
III- A moins que cette fin des Émergents ne soit une mutation favorable aux pays du Nord car…
1- …L’enrichissement des Émergents constitue une opportunité :
– Sur 1,4 MM de Chinois, 84M de gens consomment plus que les Européens, 400 M forment la classe moyenne
– Les salaires chinois augmentent de 11% par an. En 2015 les salaires chinois seront équivalents à ceux du Mexique.
– En 2030, 3MM de personnes dans le monde feront partie des classes moyennes, dont les 2/3 seront en Asie. (En 2014, 2MM)
2- … Leur insertion dans la géopolitique peut aussi être facteur de stabilisation :
– Brésil et Inde aimeraient un siège de membre permanent du Conseil de Sécurité à l’Onu.
– Les Émergents ne sont pas que des dictatures ou des régimes autoritaires : L’Inde, le Brésil et l’Afrique Sud ont formé l’IBAS (forum de Brasilia, 2003), que la Chine aurait aimé rejoindre, mais il y a eu refus du groupe qui promeut une coopération Sud-Sud pacifique
Or la population de l’Occident représente moins de 20% de la population mondiale ; il y a peut-être intérêt à ce que ces valeurs soient diffusées ailleurs…
3- … Leur prétention à soutenir des valeurs communes en serait d’autant plus affaiblie :
– L’hégémonie « washingtonienne » est autant liée à son Soft Power qu’à son influence militaire.
– Leurs intérêts communs ne vont pas de soi sur le plan économique et politique (cf. Chine et Russie en Asie centrale).
– Leurs échanges communs entre les Émergents ne sont pas l’axe prioritaire du commerce mondial.
Conclusion : la fin des Émergents ?
Le nom forgé en 1981 par un économiste de la Société Financière Internationale parlait d’un adjectif : « marché émergent ».
On en vit la fin parce que le concept est trop grossier pour rendre compte des réalités complexes d’aujourd’hui.
Plusieurs remarques :
– D’abord, l’aisance et l’éloquence de Frédéric Munier ont séduit l’auditoire, ravi d’assister à un cours vivant et présenté de façon attractive, dans la perspective du concours Science-Po.
– Le contenu du cours fait la part belle à la Chine, trop belle ? La Chine est-elle à elle seule le monde émergent ? On peut s’étonner ici de la quasi-absence de la Russie à l’occasion précisément de ce forum. Dans la partie I-3, n’est-ce pas plutôt la Russie qui pose la question d’un retour à la Guerre froide, alors que la Chine s’est abstenue lors de la dernière réunion du Conseil de Sécurité sur l’Ukraine et la Crimée ?
– La Chine a-t-elle une vocation de domination mondiale ? Une Chine plus puissante économiquement sera encore plus forte militairement. Risque réel ou volonté de son concentrer sur son espace régional ? Elle peut être aussi à la fois partenaire éco des Eu et son concurrent géopolitique.
Ici comme dans d’autres conférences, la question de l’évaluation du rôle de la Chine dans le monde se pose. Mais nous y reviendrons.
Jean-Michel Crosnier, © Les Clionautes