Table ronde « Imaginations cartographiques : rêveries, fictions, allégories» organisée par Henri Desbois, maître de conférences, université de Paris-Ouest Nanterre avec Juliette Morel, doctorante, Université de Rennes 2, Barbara Muller, doctorante, Université de Strasbourg, Gilles Palsky, professeur, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, François Place, auteur, et animée par Guillaume Fourmont, rédacteur en chef, revues Carto et Moyen Orient.

De l’esthétique de la carte avec Vermeer – « L’officier et la jeune fille riant » (vers 1660)- au recours aux SIG inquisiteurs dans la série NCIS, Henri Desbois retrace la succession de quelques grandes périodes où le statut de la carte change, se voulant tantôt informative, scientifique ou alimentant au contraire rêveries, fictions ou allégories. H. Desbois offre une place particulière à l’époque contemporaine, aux XIXe et XXe siècles. Le XIXe siècle symbolise cette variété de statuts de la cartographie. La carte est associée au militaire après le Premier Empire et de nombreux tableaux offrent cet exemple de l’objet dominé par l’homme, à son service.

François Achille Bazaine en campagne au Mexique – J.A Beaucé (1867)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Achille_Bazaine#/media/File:Bazaine.jpeg

Plus tard, comme le reflète la fiction de Stanley Kubrick « Docteur Folamour » (1964), le rapport s’inverse : la carte globale qui témoigne du conflit mondial domine cette fois l’assemblée des hommes.
Source de l’image : http://cafe-geo.net/geographies-de-lapocalypse/

Le XIXe siècle fait aussi place à la dimension romanesque et fictionnelle. Les cartes de « L’île mystérieuse » en 1874 ou de « L’île au trésor » 1884, en témoignent. H. Desbois termine sa prise de parole en faisant le parallèle entre cette île mystérieuse de J. Verne et « Gravity », film d’Alfonso Cuarón (2013), suscitant le trouble dans l’assemblée. Si cette île imaginaire de la scène finale du film doit renvoyer à l’île de Jules Verne…alors la fin du film peut être imaginée d’une toute autre manière, moins heureuse !
L’île Lincoln – Source : http://mappemonde.mgm.fr/num25/articles/art10101.html

Barbara Muller centre son intervention sur la cartographie marine à la Renaissance. Elle nous invite à parcourir la Carta Marina d’Olaus Magnus (1539) pour découvrir sa grande variété de monstres marins mais aussi pour identifier les objectifs de leur représentation.

Qu’est-ce qu’un monstre marin à la Renaissance ? La figure du monstre suscite l’effroi, le danger. Elle dramatise le milieu marin. Mais le monstre demeure une création divine, qui fait partie des plans de Dieu (St Augustin), son existence est justifiée par cette volonté divine. Le monstre est enfin une créature exotique et hybride, dont on retrouve d’ailleurs la trace avec Pline l’Ancien. Nous nous attardons, au gré du voyage à travers la carte, sur quelques exemples de ces créatures, plus ou moins avenantes : nous découvrons ainsi la « vacca marina », dotée d’une poche d’air sous le museau lui permettant de respirer sous l’eau, ou ce monstre, confondu avec une île, piégeant les navigateurs dont l’ancre s’accroche définitivement à la carapace.
Les explications à la présence de ces figures sont diverses. L’explication peut être pratique, il faut avertir de zones dangereuses. Elle peut demeurer purement artistique, avec l’objectif aussi de la rémunération : une telle cartographie coûtait effectivement dix fois plus cher qu’une réalisation classique. Elle peut se vouloir dissuasive : ici, empêcher les marins de venir pêcher dans les zones scandinaves ! Barbara Muller signale enfin que certaines constructions imaginaires peuvent s’expliquer par la nécessité d’appuyer des convictions. C’est le cas du récit du protestant Conrad Gessner qui signale dans son Historiae animalium, publiée à partir de 1551, la découverte d’un « moine de mer » dans les eaux norvégiennes. Une manière de tourner en dérision le clergé catholique ?

Le moine de mer – source : http://bibulyon.hypotheses.org/848

Le naturaliste français Pierre Belon dénonce à partir de 1555 le manque de réalité et de précision du dessin de ces monstres. Gérard Mercator dans sa cartographie Nova et aucta orbis terrae descriptio ad usum navigantium (1569) marque par exemple ce tournant qui s’amorce dans la représentation des créatures marines. Ce dauphin au large des côtes américaines en est l’exemple :

Guillaume Fourmont le laissait comprendre dans sa présentation du plateau, l’intervention de Gilles Palsky serait critique. S’appuyant sur l’île d’utopie de Thomas More, Gilles Palsky nous dépeint les territoires de l’imaginaire plausible. Les éléments de description sont vraisemblables et indiquent une situation dans le Nouveau Monde, même si celle-ci ne peut être établie avec exactitude (« utopia » : le néologisme grec désigne à la fois le lieu du bonheur, mais aussi le lieu qui n’est pas). Ces territoires de l’imaginaire plausible peuvent se circonscrire dans le temps – entre le XVIe et XIXe siècles. Au –delà, on entre désormais dans un monde fini, l’imaginaire devient fictif et se trouve avant tout dans le regard du lecteur.
Gilles Palsky remarque surtout le style archaïsant des cartographies « cherchant à faire de l’ancien », dans le style des XVIe et XVIIe siècles. Le commentaire est sans complaisance : il s’agit au final de cartes « décevantes », « manquant de renouvellement », aux représentations monotones. L’imagination stimulante est cette fois véritablement du côté du professeur. Ses propositions enthousiasment (je ne doute pas que l’assemblée présente puisse rejoindre ce point de vue !) : et si était construite une carte climatique de l’île au trésor ? Pourquoi ne pas cartographier une carte géologique ou encore des risques de la Terre du Milieu ? Et si nous imaginions des cercles proportionnels sur cette île d’utopie ? Des propositions originales et stimulantes !

Difficile lors de l’intervention de Juliette Morel de ne pas garder ces critiques en tête ! Les cartes de l’imaginaire sont ici transmises à travers certaines œuvres de science-fiction ou de fantasy : Tolkien, Dune (qui ne sera finalement pas abordée) et La frontière invisible, huitième album de la série « Les cités obscures » de Peters et Schuiten. Les cartes servent ici à attester d’une véracité ou d’une vraisemblance. La carte de l’édition de 1954 permet de contextualiser l’univers du livre de Tolkien. Elle offre au lecteur un repérage qui aide à combler les lacunes du récit dans ce domaine.
La volonté d’accréditer le récit par la carte se retrouve particulièrement avec l’exemple de « La frontière invisible ». Le deuxième tome de la BD s’accompagne de la carte de la Sodrovno-Voldachie reproduite avec la couverture de l’IGN : illustration parfaite d’un imaginaire qui se veut réalité.

Nous terminons cette table-ronde par un moment d’exception. Exception tout d’abord parce que François Place n’est pas géographe mais écrivain et illustrateur d’œuvres à destination de la jeunesse. J’ai eu la chance de le rencontrer ensuite sur le salon du livre et il me confiait avoir été quelque peu impressionné de partager ce plateau avec d’éminents scientifiques. François Place est aussi d’une grande modestie. Bien qu’il soit désormais reconnu par de nombreux prix, qu’il soit ici modestement rassuré et remercié : son intervention fut aussi exceptionnelle par son contenu et par ses choix de communication. L’auteur présente la genèse et la spécificité de l’Atlas des géographes d’Orbae. L’atlas se présente en effet comme un alphabet où chaque lettre cartographie un pays imaginaire.
Source image : http://www.francois-place.fr/portfolio-item/atlas-des-geographes-dorbae-tome1/

F. Place nous amène ensuite à la découverte de ces pays et nous fait partager quelques extraits de son œuvre. Nous découvrons alors le conteur extraordinaire. Allez, c’est parti pour une traversée des montagnes de la Mandragore où les expéditions de cartographie échouent les unes après les autres. Nous suivons quelques instants le périple de Nirdan Pacha, ingénieur cartographe, qui a pour tâche de cartographier un vaste empire aux vingt-huit provinces et royaumes. Subira-t-il le même sort que ses confrères ? F. Place livre la fin de cet épisode du premier tome de l’atlas, que je me garderais bien de vous transmettre. Courrez, comme moi, découvrir cet atlas qui le mérite, pour ses textes, ses illustrations, pour sa géographie des territoires imaginaires.

Jean-Christophe Fichet