Sandra Mallet est maître de conférences, URCA (université Reims Champagne-Ardenne), et Gaële Lesteven est chercheuse à l’École des Ponts Paris-Tech, laboratoire Ville-Mobilité-Transport

La revue bi-annuelle en ligne Carnets de géographes existe depuis 2010. Le dernier numéro, qui vient de paraître, a pour titre : « Géographie(s) de la lenteur». Il a été coordonné par Sylvanie Godillon, Gaële Lesteven et Sandra Mallet.

Ho Chi Minh Ville, mutations rapides, rêves de modernité, circulation dense. Sur le bord du trottoir, une femme hésite. Elle semble venir d’ailleurs, d’un monde ralenti, des campagnes vietnamiennes. Cliché : Pascal Clerc

Pourquoi s’intéresser à la lenteur ?

Le thème est atypique. Les auteurs sont toutefois partis du constat selon quoi, depuis au moins une trentaine d’années, la vitesse, l’éphémère, l’accélération font l’objet d’une critique. Plusieurs disciplines s’y sont déjà penchées : la philosophie, la psychologie, les sciences politiques, de l’environnement, etc. La géographie, plus récemment, a donc rencontré la lenteur, y trouvant matière à interrogation. En quoi l’espace est-il redéfini par la lenteur ? Dans quelle mesure est-il reconsidéré ? Et quelles sont les échelles spatiales concernées ?
De là, d’autres questions peuvent être soulevées, à propos de l’influence de la lenteur sur les pratiques urbaines, sur les temporalités urbaines, mais aussi sur la technologie. On peut aussi se demander quelles en sont les dimensions spatiales et sociales, et si elle est choisie ou subie. Sur ce point, on lira la contribution de Pierre-Louis Ballot et Roman Rollin, «L’homme pressé : impacts et paradoxes socio-spatiaux», qui rend compte du douzième colloque de l’association Doc’Géo (9 et 10 octobre 2014, Université Bordeaux Montaigne).

Critique de l’accélération des rythmes et valorisation de la lenteur

Plusieurs auteurs endossent volontiers cette dimension critique, que ce soit le philosophe Thierry Paquot (qui a réalisé une bibliolenteur pour le n° 8 des Carnets), ou Paul Virilio. Ce dernier estime en particulier qu’il y a effectivement eu une très nette accélération, qui s’accompagne de l’idée d’une perte de contrôle du temps, avec la volonté corollaire de le rentabiliser, ce qui fait de l’homme contemporain un véritable esclave de l’espace-temps.

Par réaction, la lenteur a été valorisée, notamment par les mouvements slow (food, management, science, art, cinéma, cosmétique, etc. Sur ce point particulier, voir l’article de Mireille Diestchy, «Tensions et compromis dans les valeurs spatiales du slow».), comme une partie de la littérature depuis les années 1990Comme Thierry Paquot, je ne résiste pas au plaisir de rappeler le livre du philosophe et anthropologue Pierre Sansot, Du bon Usage de la lenteur, Payot, 1998. Rééd. Corps 16, 1999 et Rivages, 2000. Mais ses Jardins publics et Chemins au vent. L’art de voyager valent aussi qu’on prenne le temps de s’y arrêter, et qu’on redécouvre ainsi le patient travail d’observateur que cet auteur nous a laissé.. Elle est alors associée souvent à la proximité spatiale, aux spécificités locales. De là, on glisse vers une critique de la standardisation des modes de vie. Ainsi, le mouvement slow apparaît très polysémique, d’autant plus facilement qu’il n’est guère défini avec précision. Il renvoie tout aussi bien à l’écologie qu’à la qualité de vie, au calme ou à l’équitable. Cette ambivalence lui permet toutefois de répondre à des aspirations très diverses, comme l’idée de solidarité. Encore toutes ont-elles pour point commun une certaine réappropriation des modes de vie, c’est-à-dire un désir de reprendre le contrôle de sa propre vie. En même temps, le slow met en lumière une tension entre le local (réputé répondre à une forme de justice sociale) et au global (synonyme de standardisation). La proximité relationnelle s’en trouve alors valorisée, davantage que la dimension spatiale, puisqu’elle favorise l’émergence de chaînes d’interdépendances. Le slow food peut ainsi correspondre à des produits locaux ou mêmes lointains, mais il suppose d’en connaître impérativement les producteurs, avec lequel un lien se tisse qui n’est pas forcément physique.

Articulation des rythmes et articulation des vitesses

Une étude a été réalisée à Bordeaux sur la maîtrise de rythmesfootnote]Voir l’article de Jean Grosbellet.[/footnote]. Cela a donné lieu à l’établissement d’emplois du temps et d’une cartographie des itinéraires fréquentés. Est apparu le fait que les gens pressés avaient (peut-être paradoxalement) conscience du besoin d’avoir des temps de pause, des temps de lenteur, qui leur appartenaient en propre : pour manger, pour flâner, etc. L’importance de l’aménagement des lieux publics (des parcs, des bancs…) s’est alors imposée, en même temps que celle de la détention d’objets numériques, censés faciliter une certaine maîtrise du temps.

Comment cela se traduit-il dans l’espace ? Les réponses sont assez variées. Les hypercentres, aux rythmes les plus lents, connaissent un embourgeoisement. Au JaponVoir l’article de Sophie Buhnik., au contraire, la forte crise démographique amène une rénovation des centres urbains, où reviennent maintenant des populations plus modestes.

Mais les conséquences peuvent aussi se mesurer avec les aménagements des vitesses autorisées dans l’espace urbainVoir l’article de [Xavier Desjardins: http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_lectures/lect_08_02_Desjardins.php].. Au centre, la circulation est la moins rapide : c’est là qu’on va trouver les zones à trente kilomètres par heure ; à Paris, les débats portent aujourd’hui sur la fermeture des voies sur berge, dévolues aux transports «doux». Au contraire, la vitesse s’amplifie à mesure que l’on s’éloigne vers la périphérie. On a ainsi un gradient d’accélération qui se dessine dans cet espace.

Tenir compte de la lenteur dans l’étude géographique


Les expériences de terrain montrent des différences de temporalités entre les enquêteurs (qui ont pour eux le temps et donc la lenteur) et les personnes interrogées (qui en disposent parfois moins). Ici, la durée du travail incite à une certaine lenteur, propice à la réflexion, à une prise de recul. C’est le constat qu’a fait Anne Jégou dans son article, «Retour à la lagune – l’Albufera de Valencia : quelle place pour le terrain dans un parcours scientifique et dans une recherche lente ?»

Se pose également la question du contrôle académique du temps, puisque ce sont les échéances de ce type qui rythme celui des chercheurs : un colloque, une publication, etc.

En guise de conclusion

Les Carnets avaient lancé un concours photographique, au terme duquel a été retenu une photographie de Pascal Clerc. La légende a été rédigée ainsi : «Ho Chi Minh Ville, mutations rapides, rêves de modernité, circulation dense. Sur le bord du trottoir, une femme hésite. Elle semble venir d’ailleurs, d’un monde ralenti, des campagnes vietnamiennes».
Elle résume bien la proposition du numéro, puisqu’elle montre une recomposition du temps sous la volonté d’accélérer ou de ralentir les vitesses. Et le regard du géographe est alors d’analyser ces phénomènes pour comprendre comment l’espace participe à la redéfinition du temps, et comment ce dernier contribue à reconsidérer le premier.

Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes