Michel Foucher est titulaire de la chaire de géopolitique appliquée.
L’entrée de la géographie dans l’enseignement date de 1871. Ce dernier détient une fonction politique et civique. Mais de nos jours, seulement 10 % des diplômés de géographie enseignent. François Hartog parle du présentisme dans l’enseignement de l’histoire. On assiste à un retour fracassant des frontières, thème présent dans le programme de 1ère. On observe une tendance à confondre, dans les débats, les notions de frontière et de migration. Michel Foucher ouvre son exposé par une citation de Jean Bruhnes et Camille Vallaux, dans La Géographie de l’Histoire, géographie de la paix et de la guerre sur terre et sur mer de 1921 “ Il est bien tentant de soutenir que les frontières ont été inventées par les hommes d’Etat et les militaires pour opprimer les peuples ; il est facile de le faire croire aux simples, surtout dans les pays comme la France, où le peuple se laisse aisément entraîner à un idéalisme naturel et généreux. Ceux qui auront une claire notion géographique de la frontière ne se laisseront pas aller à de tels écarts de l’imagination et de la pensée spéculative ”.
La frontière une notion claire
La frontière internationale est une notion juridique. Elle est à la fois une ligne de division d’un monde structuré en États souverains reconnus par l’ONU, un des paramètres de l’identité politique et du cadre de la citoyenneté (droit du sol, droit du sang), une institution interétatique, un objet juridique qui délimite un périmètre de l’exercice d’une souveraineté. Il existe une dizaine de cas où un recours a été déposé à la Cour internationale de La Haye (bras juridique de l’ONU).
La frontière constitue un marqueur symbolique, un besoin d’un dedans pour interagir avec un dehors (différence entre Hestia et Hermès, selon Vernant). Sans frontière pas de dedans. La frontière est une fiction au sens de Pierre Bourdieu. Elle peut être sur le Rhin ou sur la Meuse. Elle représente une construction sociale. Les traités de Westphalie qui mettent fin à la Guerre de Trente ans, désignée guerre des Suédois pour les Vosgiens, fondent les bases de l’État moderne, selon le principe Tel prince, telle religion. Se pose alors la question de séparation entre le Ciel et la Terre, entre Dieu et César, le fondement de la philosophie politique de l’Europe. La première fonction de l’État est d’assurer la protection de ces citoyens et de juguler la violence.
On assiste au passage du front à la frontière. (Voir Au Fil de l’épée de Charles de Gaulle et les textes de Robert Schumann, les frontaliers sont les premières victimes des conflits), du pont au mur comme la Corée du Nord qui s’est sanctuarisée, s’est fermée sous protection nucléaire. La frontière est le lieu d’où vient l’ennemi. On a inventé la frontière linéaire à partir des traités de Westphalie. (Un exemple de bas-relief du temple d’Amon à Karnak où est représentée une frontière associée à l’entrée triomphale du pharaon. En Égypte, il existe 4 mots pour désigner la frontière). Les États antiques délimitent ainsi leur territoire, en témoignent les Koudourou assyriens.
L’invention des frontières
311 dyades (frontières communes à deux États contigus) sur 261 570 km en 2019, en Europe 12 000 km de frontières nouvelles entre 1990 et 2008, date de reconnaissance du Kosovo. Une seule frontière est effacée, celle de l’ancienne RDA. Le présent renseigne sur le passé (étude des cartes) comme le dit Lucien Febvre. La réunification en Allemagne a été vécue comme une annexion.
Michel Foucher tient des chroniques frontalières de l’été 2019 : ex : “ les douanes françaises qui se préparent à une nouvelle frontière sur la Manche ”, dans la perspective du Brexit, répétition générale de contrôle des 4 millions de camions passant chaque année par Calais et assurant les échanges des 100 000 firmes françaises liées au Royaume-Uni, une frontière nouvelle avec numérisation des dédouanements et lecture des codes-barres plusieurs kilomètres avant. Autre exemple : le Congrès accepte que le Pentagone octroie 1,6 milliard de dollars pour financer une clôture (51 km) et une levée (Texas).
Pour Michel Foucher, l’Union Européenne n’a pas de frontières, elle n’a que des limites. Elle n’est pas un État, elle n’a donc pas de responsabilité de surveillance car elle n’a pas de souveraineté nationale. Ceci est l’affaire des gouvernements. L’agence Frontex n’est qu’une agence de contrôle. Certains chefs d’État négocient des remises de dettes en échange de captation de migrants car l’accueil de la population a un prix politique. Les rapports UE/Turquie servent de précédents pour le Maroc et pour l’Égypte. La frontière irlandaise devait être réglée avec les accords du Vendredi saint, mais Johnson vient d’annoncer que les contrôles vont reprendre. Il existe un lien entre les problèmes internes et la frontière, au moins dans le registre du symbolique. Les États africains sont dans une construction d’espaces économiques sans frontières. On parle des accords de Schengen de 1984 mais depuis il a existé 8 tracés différents. Si on veut lutter contre l’immigration irrégulière, les États doivent organiser le transport des hommes.
Attachement et dépassement
Tendances de fond sur la scène frontalière
- Persistance des tensions et des contentieux et rôle de la Cour Internationale de Justice avec par exemple l’Ukraine dont le nom signifie frontière (pays des confins) qui comprend le Donbass rattaché en 1924 pour mélanger les koulaks riches et des prolétaires, puis la Crimée avec Sébastopol, une base navale que la Russie ne pouvait pas perdre, donc une annexion explicable par l’histoire. Le problème du Kosovo n’est toujours pas réglé. Le durcissement est matérialisé par le mur qui contrôle ce qui passe et ce qui ne passe pas. Le mur de Berlin signifiait l’interdiction de sortir (fonction anti-migratoire, pas d’entrée pour Ceuta et Mellila. La clôture consolide certaines anciennes lignes de front comme au Pakistan ou Israël/Palestine.
- La territorialisation des océans avec les 450 lignes maritimes potentielles (ZEE, Montego Bay 1982)
- Les démarcations en Afrique acceptées en 1954, celles de la colonisation, mais les ¾ ne sont pas marquées.
- Le franchissement de la frontière est une ressource (Berschens au Luxembourg, la station-service la plus fréquentée d’Europe, draine des flux car l’essence y est moins chère), jeu des différences des prix. 350 000 Français vont travailler de l’autre côté de la frontière… Même chose en Afrique de l’Ouest, 50 millions de personnes vivent à moins de 5 km d’une frontière.
- La frontière est une interface, le “ Borderless world ” lancé par un penseur japonais, à l’époque du triomphe de Sony et de Toyota.
Depuis deux ans, la mondialisation se modifie par la régionalisation des dispositifs de production et une nouvelle forme de globalisation qui se met en place sous l’égide chinoise : nouveaux standards, nouvelles routes de la soie, bataille sur la 5 G…
Obsession et rejet
Régimes de frontières : ensemble des modalités d’entrée des voyageurs dans un État donné ou d’un ensemble régional. On a un curseur de 0 à 100, 0 étant la Corée du Nord, et l’entrée complète (6 % des territoires) serait dans les îles des Caraïbes.
Eurostat pour 2007 : Espace Schengen : 273 millions d’Européens de + de 14 ans en visite pour un séjour de plus d’une journée dans l’Union, avec 118 millions d’hommes affaires, dont 41 millions d’Allemands et 24 millions de Français. Mais une inégalité forte pour les non ressortissants qui doivent obtenir un visa. Les consulats de l’UE ont délivré en 2018, 14 millions de visas Schengen, surtout les Russes, les Chinois, les Turcs, les Indiens, les maghrébins…
L’ONU définit un index d’ouverture sur une échelle de 0 à 100, États-Unis, 15, Moyen Orient, 17, Europe, 24, Asie, 42…
61 % de la population mondiale a besoin d’un visa pour circuler au départ (il existe une dissymétrie) Les Russes recommencent à circuler, comme les Chinois, les Turcs, les Indiens, les Marocains…
Régimes de fermeture : séparation et clôture
Cachemire, Irlande, Malaisie/Thaïlande, DMZ entre les deux Corées ; le “ mur ” comme figure de l’interdiction (de sortir ou d’entrer). Mais le problème est le coût et l’efficacité. L’histoire des frontières est l’histoire de leur contournement. Parfois il existe un statu quo comme entre l’Inde et le Pakistan. Mais pour Israël/Palestine, la clôture est à l’est de la ligne verte, ce qui montre une stratégie de grignotage. Michel Foucher pense qu’il n’y aura jamais d’État palestinien. Le dispositif voulu par Trump est une goutte sur les 3000 km de frontière. On a à la fois fermeture pour les illégaux et une circulation intense sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis, où coexiste une quarantaine de villes jumelles (1,7 milliard d’échanges/jour dans les deux sens). Le pont frontalier le plus fréquenté du monde est celui de Windsor au Canada qui relie Detroit aux États-Unis. Cette rhétorique murale n’a aucun sens mais elle est politiquement payante.
Les enjeux migratoires
Un migrant selon les Nations Unies est celui qui s’est établi dans un pays étranger pendant plus d’une année, 35 humains sur 1000 sont des migrants internationaux, pour des raisons volontaires ou involontaires ; 270 migrants internationaux (2019) : 57 % dans les pays développés. On distingue cinq grands corridors de migrations : Asie du SE, interne à l’Europe, Amérique latine vers Amérique du Nord, Asie vers Europe et interne à l’Afrique. 52 % vivent dans 10 pays : EU, Arabie Saoudite, Allemagne, Russie, RU, EAU, France, Canada, Australie, Espagne. Les enjeux économiques sont considérables : les transferts vers les pays d’origine, 550 milliards de $ de remises en 2019, 3 fois plus que les aides publiques au développement. Les firmes qui organisent les transferts prélèvent entre 5 à 10 %. Certains pays vivent de ces fonds comme la Pologne, l’Arménie…
La FED travaille sur ce que devrait être une politique européenne. Michel Foucher plaide pour l’organisation de la mobilité transnationale en étudiant des pays de départ : exemple le Nord Mali et la France. Ce sont souvent dans des régions appartenant à des pays à revenu intermédiaire, en fonction de stratégie familiale comme les Maliens à Montreuil…Il faut travailler sur des contrats de mobilités, à l’image du programme Erasmus pour les apprentis, financé par l’UE.
Le cas de la France : 3,5 millions de visas Schengen ; titres de séjour : 255 956 en primo-délivrance (regroupement familial : 90 000, étudiants : 83 000, activités professionnelles : 33 000, humanitaires : 34 000). Ces chiffres ne justifient en rien les discours alarmistes. (Le livre de Smith approuvé par le président de la République ne rend pas service) Il n’y a pas d’invasions. Mais il faut organiser les choses. Sur les quotas ? 5 % en Finlande à 43 % au Luxembourg, 10-12 % en France. (Écouter François Héran, titulaire de la chaire sur les migrations au Collège de France)
Les hommes ont besoin de limite, la psychologie parle d’une question de repère et d’estime de soi.
Christine Valdois et Eric Joly pour les Clionautes