Terrain à bâtir, jardin partagé, terrain de jeux pour explorateurs urbains, ou lieu de fête… les friches urbaines font souvent débat. Elles connaissent aussi des destins bien différents : (sur) abondantes dans les quartiers en crise, elles sont au contraire très convoitées dans les métropoles en expansion rapide. Les friches sont-elles des reliques d’un passé à conserver, des lieux où s’invente une nouvelle vi(ll)e… ou bien des no man’s land à faire disparaître ?
La table ronde animée par Florence Nussbaum, géographe et codirectrice scientifique du FIG 2024, va permettre la rencontre de trois devenirs possible de la friche au travers d’intervenants l’investissant à des degrés différents : Aude Le Gallou pratique l’urbex, Anne Delos réalise des projets d’urbanisme transitoire tandis que Guillaume Hebert projette un nouvel état durable pour celles-ci.
La friche à explorer
Aude Le Gallou perçoit la friche comme un patrimoine à part entière de nos sociétés. Cet espace de l’abandon nous pose la question des traces du passé et de la mémoire urbaine. Ces traces des usages antérieurs, préservés de la logique du renouvellement urbain, ont un intérêt pour les historiens et les sociologues mais ont conquis récemment la curiosité du grand public pour leurs dimensions romantique et subversive avec un imaginaire propre. A travers la pratique de l’urbex, l’exploration urbaine,contraction de l’anglais « urban exploration » Aude Le Gallou présente la friche comme un espace de tourisme alternatif et interroge notre définition du patrimoine. Avec une offre et une demande, la friche est pratiquée pour ce qu’elle est : un état d’abandon, et non pour son potentiel de reconversion.
A travers les exemples de Berlin et de Détroit, la doctorante décrit deux contextes historiques différents présentant pourtant des similitudes dans la production de leur friches et leurs actuelles appropriations. Qu’elles soient brutales ou progressives, les crises démographiques ont produit d’importantes recompositions de l’espace urbain et la multiplication des friches. En parallèle des stratégies institutionnelles de reconversion, Aude Le Gallou constate une patrimonialisation informelle et temporaire de ces lieux abandonnésA titre d’exemple, Detroit propose ainsi aux curieux un « Motor City Photography Workshop » tandis que l’entreprise berlinoise Go2know contractualise avec les propriétaires des visites d’installations militaires ou médicales. . La géographe s’interroge sur l’intérêt de muséifier et « pétrifier » un patrimoine qui serait par nature évolutif. Si ces lieux seraient pour elle à préserver, elle pose la question au public de l’objet de la protection : doit-on protéger le bâti ? la mémoire ? ou l’ambiance d’un site ? Et cette démarche de conservation et de « labelisation » définissant l’usage du site, peut-on encore qualifier ce dernier de friche ?
La friche où expérimenter
A l’opposé de l’usage décrit par Aude Le Gallou, la friche peut être perçue par les pouvoirs publics comme une opportunité d’aménagement, particulièrement à l’aune de l’objectif étatique du Zéro Artificialisation Nette (ZAN)A lire également sur notre site la conférence De quoi le ZAN est-il le nom ?. La reconversion d’une friche prend toutefois du temps et il n’est pas rare que des usages informels s’y établissent, avec parfois des conséquences lourdes pour les propriétaires (mésusages, squats, décharges sauvages, etc…). Le temps qui passe est en effet une source de coûts croissants pour la reprise du site et peut potentiellement réduire sa valeur marchande comme tend à le démontrer l’article Friches : le coût de l’inactionAnne Delos donne pour exemple un surcoût d’un million cinq cent mille euros pour un site de 5 hectares laissé à l’abandon pendant 6 ans. alors qu’une occupation temporaire l’aurait préservé.
Anne Delos a fondé l’entreprise Ma Friche Urbaine pour répondre à ce besoin des propriétaires et des collectivités d’occuper temporairement les friches. L’entreprise de l’Economie Sociale et Solidaire propose deux missions : une mission d’ingénierie (techniques, financière) et une mission de coordination et de gestion pour ces occupations transitoires. Selon Anne Delos, ces occupations transitoires permettent de tester des usages et permettent bien souvent de préfigurer l’avenir d’un site. La démarche a également le bénéfice d’associer les acteurs du territoire (propriétaire foncier, institutions, entreprises et associations) et de favoriser le lien autour d’un projet d’avenir commun. Par nécessité d’un amortissement court, les aménagements temporaires y sont par nature frugaux mais on le bénéfice de revitaliser des espaces délaissés et changer l’image de ces derniers. Anne Delos développe l’exemple de « La Duchesse », un projet d’occupation temporaire d’un ancien centre commercial de 500 m² dans le quartier de la Duchère à Lyon, en attente d’une démolition de l’édifice en 2026. Ma Friche Urbaine missionnée par Lyon Métropole Habitat a ainsi pu co-concevoir avec les habitants un tiers-lieu répondant à leurs besoins avec des bureaux, des ateliers et des espaces de convivialité.
La friche à reconvertir
Accompagnant propriétaires et collectivités dans leurs projets de définition stratégique, de conception et de réalisation de projet d’aménagement, Une Fabrique de la Ville co-fondée par Guillaume Hebert s’est spécialisé dans la reconversion de friches urbaines avec la devise de voir Plus loin, Plus procheComprendre ici plus loin dans le temps et plus proche des usagers.. L’opportunité de la friche est ici perçue comme l’occasion de reconstruire la ville sur elle-même, plutôt que de poursuivre le processus d’étalement urbain. Si réhabiliter coûte plus cher que de construire sur un terrain nu, Guillaume Hebert explique que conserver l’existant a un impact carbone moindre. En prévision des jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, l’agence d’urbanisme a notamment pu participer à la conception du villages des athlètes aux côtés de Dominique Perrault Architecture puis de l’agence MG-AU, à Saint-Denis. Loin du principe d’aménagement de la table rase et d’opérations ex-nihiloL’expression latine signifiant « à partir de rien » est utilisée en urbanisme pour décrire une démarche de projet déconnectée de tout contexte., Une Fabrique de la Ville a souhaité réaliser un véritable quartier, connecté à la ville de Saint-Denis et au paysage environnant, en rendant accessible la Seine voisine que l’industrie précédente avait ignoré.
Guillaume Hebert nuance également la vision générale qui consisterait à densifier systématiquement en lieu et place d’une friche avec la reconversion de la caserne Pion en quartier de Gally, à Versailles dans le prolongement des jardins du château. Le site tout en longueur et contraint par une voie ferrée laisse également la place à des vergers, une ferme et des jardins partagés. Guillaume Hebert rappelle à l’auditoire que la reconversion d’une friche ne se fait pas sans une dynamique territoriale fédératrice et donne aussi l’exemple d’échecs avec la friche sidérurgique du Patural, situé dans la vallée mosellane de la Fensch à cheval sur trois communes où l’Etat a donné son aval pour la poursuite d’un usage industriel, faute d’anticipation et de vision d’avenir commune. L’urbaniste prédit la disparition de la mémoire ouvrière de la vallée, avec l’aval des élus locaux se faisant porte parole de leurs populations.
Faut-il seulement trouver un usage aux friches ?
Florence Nussbaum conclue par cette question la table ronde en ajoutant aux autres intérêts précités celui de constituer avec le temps une réserve pour la biodiversité au sein des villes. La vision d’une friche comme un espace « improductif » pourrait être remise en question dès lors que l’on considèrerait ses qualités environnementalesOn peut citer pour exemple l’abri de la faune, la régulation de la température en ville, l’infiltration des eaux, etc… et sociétalesEn servant par exemple d’interstice pour les marginaux.. Aux intervenants de donner des pistes de réflexion :
- Une friche serait par nature un état transitoire : l’évolution de la ville en produirait continuellement pendant que d’autres s’occupent, d’abord par des usages informels et transitoires avant qu’un nouvel usage s’impose. De nouvelles typologies de friches sont en effet à prévoir comme celles commerciales, hospitalières ou encore universitaires.
- Les conséquences en cas d’inaction seraient lourdes de conséquences : la ruine et parfois la pollution d’un site engagent pénalement son propriétaire et des mesures de gestion doivent être misent en place pour éviter tout danger environnemental ou sanitaire.
- L’opportunité de reconstruire une ville désirable : l’évolution des sociétés et des besoins des habitants serait un moteur de renouvellement urbain continu, particulièrement avec la nécessité actuelle de retrouver une forme dense, optimisant les équipements communs et bénéficiant aux services de proximité.