• Jacques Lévy est lauréat du Prix Vautrin-Lud 2018
• Philippe Subra est le directeur scientifique du FIG 2018
• Laurent Carroué et Catherine Biaggi sont IGEN
CB : Nous souhaitons démarrer cette conférence par une lecture du présent. Philippe Subra et Jacques Lévy
- Que pouvez-vous porter comme diagnostic sur la France d’aujourd’hui, ses disparités, ses inégalités et ses fractures ? Et à quelles échelles ?
- La métropolisation, le Grand Paris, faut-il continuer à développer Paris ?
- La question de l’Outre-Mer à travers la question des référendums dans les territoires ultramarins qui voudraient peut-être s’éloigner de la métropole.
- Les espaces ruraux, quelle densité ?
- La question des petites villes et les villes moyennes dont certaines sont fragilisées.
PS : « Plus j’avance en âge et plus je trouve que les choses sont compliquées ». L’analyse à toutes les échelles est évidemment nécessaire. Il y a de la périphérie dans les centres, comme certains quartiers de Seine Saint Denis. La question est celle des catégories et la remise en cause de nos raisonnements binaires : ville/campagne, Paris/province… qui éclatent complétement. Il faut réinventer des catégories qui permettent de décrire la réalité.
La fracture est certes parfois territoriale mais surtout politique aujourd’hui en France, on le voit avec celle du vote populiste. « Je suis frappé aux dernières élections présidentielles par la progression du vote populiste dans l’Ouest de la France » s’exclame Philippe Subra. De plus, la France évolue dans une sorte de « néo-gravierisme » (en référence à l’ouvrage de J.C. Gravier) : « Les métropoles et le désert français » et non plus « Paris et le désert français ». Il y a un sentiment d’abandon qui est extrêmement fort, une injustice spatiale, et là je rejoins en grande partie ce qu’a dit Jacques Lévy, et le tout avec des implications géopolitiques importantes. On peut faire émerger l’idée que l’Etat n’achète non pas la paix géopolitique, mais crée de la Nation avec la solidarité nationale, est cela est constitutif de l’idée de Nation en France. Or, c’est quelque chose qui est en train de se rétracter.
Mon angle d’entrée n’est pas le même que celui de Jacques Lévy même s’il est complémentaire, puisque j’ai plutôt une approche par la géopolitique locale, des conflits, des stratégies d’acteurs, de la rivalité des pouvoirs et de la confrontation.
JL : « Plus j’avance en âge et plus je trouve que les choses sont simples. » Est-ce un signe de sagesse ou de démence ? Si on se pose la question du choix des échelles, je prendrais celle de la France car celle-ci est l’une des sociétés européennes où on retrouve des traits communs avec d’autres pays d’Europe.
Je voudrais partir de la déclaration du Pape François en avion récemment : « il y a eu une guerre mondiale contre le mariage ». Il y a une cohérence ici entre différents types d’enjeux ayant un trait commun : la question du passage de logiques communautaires (fondées sur des appartenances à des groupes non choisis et irréversibles comme Etat et religion ou définis par critères biologiques comme le sexe ou l’âge) à celle des logiques de société d’individus (avec dialogue direct entre les individus). J’emprunte le terme de « société des individus » à Norbert Elias : auteur essentiel pour comprendre les enjeux du présent. Il a écrit sur la transformation du rapport du « Je » au « Nous ». Quels sont les « Je » et les « Nous » aujourd’hui ? Et quand le pape dit « la question du mariage », c’est tout le problème de la gestion par des groupes communautaristes de la question du corps, de la sexualité et du genre etc. qui ressort.
Il est intéressant de voir que Vladimir Poutine – qui lui travaille sur un autre type de communauté : le renforcement du nationalisme russe, dont il est l’expression habile même s’il ne l’a pas créé – met en place, lui, un conservatisme des normes sociales et individuelles de la religion (le césaropapisme en utilisant l’église orthodoxe comme un couloir de transmission) couplé à un nationalisme.
La France est confrontée à ces problématiques elle aussi: il y a des différences régionales fines pour le vote des partis populistes et même des autres partis qui renvoient au débat mondial : « Est-ce qu’on doit accepter le blasphème ou pas ? Je pense aux débats sur les caricatures de Mahomet qui renvoient aux débats mondiaux mais qu’on retrouve dans l’idée que la France serait un pays catholique, qu’il faudrait préserver son identité catholique donc, que toutes les religions ne devraient pas être mises sur le même plan… C’est un modèle holographique : le petit est dans le grand mais le grand est aussi dans le petit. On peut aussi passer l’analyse intra-nationale avec des grands enjeux mondiaux.
LC : Que pouvez-vous nous dire en particulier des questions d’Etat et de la Nation dans la France de demain ? Comment armer un peu mieux les enseignants face à l’enseignement de la « question nationale » ?
PS : Il y a une crise du « Nous » comme le dit Jacques Lévy et en même temps une demande de « Nous » qui se définit parfois contre « eux ». Nous sommes un Etat précoce par rapport à l’Espagne ou l’Italie et nous n’avons plus autant qu’avant les moyens de faire vivre ce « Nous ». C’est particulièrement vrai dans les politiques d’aménagement du territoire et ça déclenche une crise d’amour de la part de populations qui se sentent abandonnées. Donc, quand l’Etat parle de cesser l’activité de lignes de chemin de fer secondaires, il y a une partie du territoire qui dit « Nous ne sommes plus dans le « nous », nous sommes abandonnés ». Il y a un rapport fort entre ces questions de territoire et de refondation territoriale qui sont aussi des questions géographiques avec la question de la politique des territoires, de l’Etat et de la Nation.
CB : On voit bien sur cette question d’aménagement du territoire le retrait de l’Etat. Il y a moins de pensée nationale.
PS : On ne parle plus que « des » territoires dont les sénateurs seraient les représentants. L’échelle nationale existe encore pour autant, elle est revendiquée comme protectrice, mais est concurrencée par d’autres échelles. Ce qui peut être d’intérêt général à l’échelle nationale ou mondiale ne l‘est pas nécessairement à l’échelle locale, et donc création de mouvements NIMBY (Not In My Backyard) qui s’opposent à des projets. On est passé en l’espace d’une trentaine d’années d’une situation où il y avait un consensus général sur ce que devait être la politique d’aménagement du territoire – c’est-à-dire la question d’échelle, du contenu et du rôle de l’Etat sur lequel tout le monde était d’accord de la droite libérale à la gauche communiste – à une situation de dissensus général où chacun voit l’intérêt général à sa porte.
JL : L’Europe de l’Ouest est dans une situation originale par rapport au reste du monde : L’Etat providence y est la conséquence de la géopolitique. Par exemple, Bismarck, grand géopoliticien, a créé le SozialStaat allemand et la France et l’Angleterre ont suivi par la suite. Il y a un rapport entre le fait que la dépense publique en France est de 56% du PIB aujourd’hui, alors qu’elle était de 30% dans les années 1960/70, et moins de 10% au début du XXème siècle. Et cela continue à augmenter alors que beaucoup de gens déclament que « L’Etat n’est plus là ». Il faut bien distinguer le mythe de la réalité : Il y a toujours des gens qui voudraient que l’Etat soit plus présent. Nous avons un héritage, l’Etat Providence, une échelle unique, pour lequel nous avons voté démocratiquement. On n’imagine ainsi l’intérêt général a priori qu’au niveau national, alors qu’en fait il se pose à toutes les échelles ! La logique serait la traduction par le fédéralisme. On ne répond pas à une demande logique de fédéralisme par un fédéralisme politique.
PS : Certes, il n’y a pas de retrait sur le temps long de l’Etat, mais il y a un retrait sur certains secteurs de l’action publique. Dans quels aménagements l’Etat investit-il ? On remarque un retour vers les investissements du quotidien dans les métropoles, c’est-à-dire là où il y a les besoins les plus grands. Mais,pourtant, cela n’empêche pas le sentiment d’abandon de certaines populations et de leurs infrastructures non viables « d’un point de vue économique » par l’Etat.
LC : « Osons le désert », qu’y a-t-il derrière cette idée Jacques Lévy ?
JL : Reprenons l’adage « Pas de pays sans paysan » ? Mais, dans mes ancêtres, il n’y a pas de paysans, n’ai-je pour autant aucun pays ?
Derrière « Osons le désert », il y avait la conscience écologique, car on a besoin aussi d’espaces protégés avec le moins d’habitants permanents possible. Cela fait aussi écho aux discours des syndicats agricoles repris par Charles Pasqua. D’un autre côté, « Mon pays, c’est la ville » prônent les villes. Le modèle de la FNSEA était de reprendre la carte des densités de la France en 1936 avec une nappe de densité de 50hab/km² typique de la ruralité, est ce mal ? La France a l’avantage d’avoir une superficie très grande avec des densités faibles par rapport à ses voisins. On peut à la fois avoir des métropoles, de petites villes, des villages et aussi des endroits où il n’y a personne, aucun n’est plus légitime que l’autre, on peut tous les « oser ». De plus, sociologiquement, les gens des métropoles aiment bien les déserts, et les densités moyennes du périurbain avec leur imaginaire rural où on se réfère à un âge d’or de la ruralité.
LC : Qu’est-ce que la majorité ? Le « Nous » ? Quel pays voulons-nous ? Quel peuple au niveau politique sommes-nous ? Qui décide ?
CB : Simplement, « Osez le désert », moi je veux bien, mais les petites villes qui maillent et structurent le territoire sont en crise ! Comme Decazeville, Foix… Est-ce que la France demain sera un ensemble de grandes métropoles avec un reste à très faible densité ?
Comment les petites villes peuvent-elles fonctionner et se projeter dans l’avenir de 40 ou 50ans, avec leur mode de transition écologique ? Leur fonction récréative ? Est-ce leur destin d’être des espaces récréatifs pour des populations métropolisées ?
PS : L’espace rural peut être perçu comme espace ressource pour les populations rurales et re-source pour les populations urbaines. Le discours dominant est défensif et on a une incapacité à produire un discours global positif et audacieux qui imagine qu’avec des faibles densités, on peut fonctionner avec des niveaux de services élevés. Et pourtant, dans l’émission de France Inter « Carnet de Campagne », on peut constater qu’on a des milliers d’initiatives (associatives, de collectivités…) pour imaginer un nouveau futur qui ne soit pas simplement la défense pied à pied d’un passé qui est en train de mourir.
JL : Evidemment qu’il y a autre chose que les métropoles et les parcs naturels! L’addiction à l’étatisme nous a empêchés de prendre les choses dans l’ordre. Qu’est-ce qu’on voudrait ? Qui sont les acteurs pour faire ce qu’on voudrait ? Et a-t-on besoin d’une solidarité car cela permettrait de pacifier les acteurs concernés. Il faut regarder si l’argent public a bien été dépensé aussi, il ne faut pas dépenser de l’argent opaque indépendamment des projets. Il faudra toujours expliciter pourquoi on a besoin de la solidarité. C’est essentiellement les habitants ou les non-habitants, c’est-à-dire ceux qui sont partis, qui sont à l’origine du problème. Avant de demander un sursaut de l’Etat, il faut savoir ce que serait une situation désirable ; qui va la porter, et ensuite demander une aide qui serait délibérée par l’ensemble des citoyens. Il y a plein de manières justes de dépenser l’argent public. Il faut laisser à chaque espace la possibilité de gérer ses propres ressources !
L’Ile de France réalise 31% du PIB français, les collectivités locales représentent 12% du PIB. Si on laissait ces 12% au 31% pour l’IDF, cela permettrait d’avoir une sacrée politique de rattrapage, car en IDF il n’y a qu’un faible pourcentage de la dépense publique qui est disponible au niveau de l’aire urbaine. C’est en fait fragmenté dans des communes qui ont chacune leur politique et ne sont pas dans des logiques de solidarité. Si le gouvernement de l’IDF avec son conseil régional avait plus de compétences et jouait son élection sur le rattrapage scolaire en Seine Saint Denis, à ce moment-là, on serait dans une situation politique saine. La réinvention du rapport de la société aux différents niveaux d’Etat est essentielle, car l’Etat est trop vu de manière centrale avec des corporations territoriales comme l’ordre des médecins ou l’ordre des notaires. En Suisse, l’Etat par défaut, c’est le canton qui a beaucoup de pouvoir, peut-être trop d’ailleurs…. Pourquoi ne parle-t-on pas d’Etat national, d’Etat régional, d’Etat local ?
PS : Si on élargit la focale à l’échelle européenne, on voit que la France est l’un des pays où la solidarité nationale entre les territoires fonctionne encore le mieux. Nous n’avons pas la situation espagnole avec la Catalogne qui dit qu’elle ne veut plus payer. On voit mal l’IDL, l’Alsace ou Lyon qui diraient: on veut moins aider la Seine St Denis que la Corrèze. Même avec la réforme des régions actuelle, on ne peut pas accepter un discours sur le retrait de l’Etat.
Lorsque Jacques Lévy dit que « les habitants des petites villes en crise sont les premiers responsables », je trouve cela un peu réducteur et simpliste. Allez dire aux habitants d’Hagondange qu’ils sont responsables de la chute de la sidérurgie ! Ou aux habitants de Saint Dié qu’ils sont responsables de la concurrence des pays de l’Est sur leur domaine textile… Les citoyens ne sont pas responsables de tout ! Mais quelle que soit leur responsabilité passée, ils ont une responsabilité future, car ils n’ont pas d’autre choix que de construire eux-mêmes leur futur, sans compter sur l’argent de l’IDF ou de l’Etat.
JL : je ne parlais pas du cas des régions géologiques car effectivement l’héritage de la France industrielle est une autre histoire. Une chose qui a changé, c’est que tous les lieux du monde sont des candidats à une réussite du système productif, il n’y a pas de fatalité. On constate par exemple une surcharge touristique en Antarctique actuellement. Il n’y a pas que le tourisme qui égalise les sources pour produire des ressources et du capital local, mais aussi la combinaison co-présence/mobilité et télécommunication permet à tous les lieux du monde de développer un avantage comparatif. Par exemple, autour de Chaumont il y a un pôle pour la fabrication de prothèse médicale qui fonctionne très bien alors que Chaumont n’avait aucune prédisposition particulière pour ça.
Evidemment à Hagondange, ils ont un héritage négatif, c’est un cas où la solidarité d’échelles supérieures se justifie complètement. Mais je parlais plutôt de cas comme à la mairie de St Dié où on dit que le commerce des centres villes souffre beaucoup et qu’on ne sait pas quoi faire, mais d’un autre côté, on va faire ses courses en périphérie dans les centres commerciaux parce qu’« avec les enfants, c’est plus pratique ». La liberté et la responsabilité vont de pair ! Il y a trop de situations où les habitants récusent toute responsabilité parce qu’on a été fabriqué avec l’idée en France que l’Etat doit payer. Ce n’est pas à l’Etat de compenser. Comme dans l’histoire des prothèses médicales de Chaumont, au départ on a une entreprise qui fabriquait quelque chose qui n’avait aucun rapport avec les prothèses médicales et le patron a été un peu visionnaire en se disant qu’il n’allait pas s’en sortir en continuant à fabriquant des joints en plastique. Ce qui est vrai à l’échelle des entreprises est vrai à l’échelle des projets locaux. Si les élus étaient sélectionnés de façon darwinienne pour rencontrer les populations, faire émerger les acteurs et fabriquer des projets de développement qui sont aussi des projets de justice, alors ils activeraient la démocratie interactive et seraient constamment en train d’aller scruter les possibilités d’innovations.
PS : La population, et notamment les étudiants que j’ai pu interroger, ont une image incroyablement négative des élus. Mais les élus se battent pour leur territoire. On peut aussi aborder la question des transferts de compétences de la décentralisation : nos territoires seraient complétement différents sans les lois de décentralisation de 1982/83 et des générations d’élus qui s’en sont emparés pour faire des politiques extrêmement volontaristes dans l’amélioration des services à la population. On peut donner l’exemple du Nord pas de Calais et du Valenciennois sur lequel j’ai fait ma thèse où des élus de départements ont construit des lycées et collèges pour donner plus d’équipements à ces territoires délaissés, alors qu’avant, on pouvait trouver facilement du travail dans la sidérurgie au sortir de l’école et que donc il y avait un manque de formations.
JL : Je suis d’accord avec Philippe Subra pour le Nord Pas de Calais où le problème c’était plutôt la société elle-même, car il y a eu beaucoup d’argent qui avait été déversé dans le vide. C’est difficile de passer d’une société de mineurs à une société de start up/ créatifs/ ingénieurs. Les élus ne sont pas les seuls responsables mais c’est la société dans son ensemble qui l’est.
PS : Cette mutation prend du temps.
JL : Combien de temps a-t-il fallu à la Corée du Sud pour passer d’un PIB/hab inférieur à celui de la Côte d’Ivoire à un niveau supérieur à celui de la France ? Moins de temps que la période visée pour le Nord Pas de Calais… quels problèmes ?
PS : Ce n’est pas le même territoire, pas du tout comparable…
LC : Doit-on souhaiter une bonne guerre (cf. Guerre froide en Corée) pour qu’un pays se développe ?
CB : Je rappelle qu’on s’efforce de réenchanter le futur… Justement sur cette question :
La réforme territoriale engagée depuis l’intercommunalité et les lois sur les métropoles et les régions de 2015/2016 dégage-t-elle des nouvelles manières de penser les choses et d’agir ?
PS : C’est juste une étape dans un processus lent et contrarié de réformes territoriales en France. Nous ne sommes pas les seuls en Europe dans cette situation, l’Espagne a le même problème, mais les Allemands n’ont pas ce genre de question de changer leur système mis en place il y a 70ans, qui est le fédéralisme. Nous notre système se mord la queue : une phase en est la loi NOTRe et la loi MAPTAM, qui sont encore très imparfaites. C’est un compromis, résultat d’un rapport de force entre des acteurs. Les départements n’ont pas disparu à cause de ces acteurs puissants qui s’y sont aussi opposés. De plus, ces départements ont un rôle géopolitique protecteur qui garantit leur survie. La réforme est très imparfaite donc, elle change les choses à la marge : notamment pour les régions et leur taille qui ne change pas leur puissance au contraire de la force de frappe budgétaire et de leurs compétences. C’est ça qui différencie les régions allemandes des régions françaises.
JL : Et c’est aussi une identité contemporaine. L’Alsace était une région assez parfaite dans son genre : elle associe un bon appareil productif, l’existence d’une métropole et une identité tournée vers l’avenir. Ainsi, c’était une erreur évidente de la pensée technocratique fondée sur des chiffres d’optimum qui n’ont aucun sens, de la souder au Grand Est. Il y a des « Past and Balancies » liés à des décisions anciennes qui influent sur l’avenir. La première décentralisation de François Mitterrand était celle qui a renforcé des acteurs qui étaient déjà obsolètes comme la commune et le département, et on continue à en ressentir ses effets. Le fait que les départements soient en charge d’une partie de l’Etat Providence fait rouille car ceux qui bénéficient de l’aide sociale ne veulent pas qu’on touche aux départements.
On peut parler du projet porté par Olivier Guichard, qui consistait de manière plus contemporaine à ajuster les niveaux politiques au niveau fonctionnel des bassins de vie. Charles De Gaulle est tombé sur un référendum en 1969 où il proposait une vraie modernisation avec la suppression de l’immanence : le fait que ce soit des acteurs de l’échelle inférieure (gens des espaces locaux) qui pilotent l’échelle supérieure (la politique de la France) => Sénat. De Gaulle avait compris qu’il y avait un problème mais il y a eu une alliance de tous les opposants qui n’a pas permis cette réforme. On pouvait croire qu’on pouvait compter sur E. Macron qui ne dépendait pas d’élus locaux vu qu’il n’en avait pas. Mais à cause des priorités qu’il a choisies, les questions territoriales se retrouvent au deuxième ou troisième plan.
PS : Dans cette réforme, il y a tout de même quelque chose de positif : l’idée d’une organisation différenciée des territoires à la carte. Ceci est vraiment une rupture culturelle extrêmement forte par rapport aux façons de penser l’aménagement du territoire jusqu’à présent et cela ouvre une porte. Cependant, la porte est ouverte mais on n’a pas franchi le seuil.
CB : Il y a aussi la question des métropoles par rapport aux départements : on voit bien ce qui se passe avec les 16 métropoles qui jouent sur un affaiblissement du département. Le pouvoir y pense-t-il ?
PS : La gestion devient problématique ! On a des Communautés d’Agglomérations qui disparaissent à l’intérieur des métropoles… prenons l’exemple de Paris.
JL : Le PS veut garder sa métropole et son hégémonie politique à Paris et sur les 3 premiers départements de la Petite Couronne. Il s’agit vraiment de géopolitique dans ces découpages territoriaux !
PS : D’autre part, la droite a comme projet de garder l’échelle départementale. Et c’est un projet communiste de garder les bastions en Seine Saint Denis. La bonne échelle c’est la région, mais ses élus ne sont pas élus sur des territoires mais fléchés dans les départements. Les territoires intrarégionaux n’ont pas de représentation politique au sein de la région. On aurait fait une région avec un mode d’élection différent type fédération de territoires intercommunaux, là ça aurait été cohérent. Est-ce l’avenir ?
LC : Quelle analyse de géographe sur le découpage de la Région Grand Est ?
PS : Je suis d’accord avec Jacques Lévy pour dire que le maintien de l’Alsace aurait eu du sens. Certes, on est dans une petite région en termes de population mais je constate que l’Alsace ne disparait pas dans le Grand Est. Les Alsaciens sont en train de trouver une parade à la réforme des régions, pour résister ils fusionnent leurs départements pour qu’UNE Alsace émerge. Pareil pour la Bretagne à une autre époque et est-ce si grave que cela ?
JL : Les régions voisines de l’IDF ont toutes un morceau du périurbain francilien. La question des frontières régionales n’est pas secondaire du tout. C’est le principe de la politique du dollar troué : le gouvernement essaye de sortir la zone la plus métropolitaine du département comme on l’a fait à Lyon. Pour la métropole de Lyon, cela s’est fait de manière plutôt consensuelle car le département garde les parties les plus aisées avec le périurbain de l’ouest lyonnais. Ça n’aurait pas été la même chose si on avait séparé l’aire urbaine de Lyon, qui fait plus de 2 millions d’habitants, du reste du département. Reims, qui est une ville où j’enseigne, est plus proche de Paris en TGV que Marne La Vallée. Pourquoi n’a-t-on pas une région « Bassin Parisien ? »
PS : On a manqué en 1982 et 1996 au niveau politique l’occasion de réfléchir sur les frontières. Du coup, non seulement on ne touche pas aux départements mais on fusionne aussi des régions entières ! On s’interdit de faire rentrer l’Oise dans la région parisienne, on fait au niveau des métropoles des recoupages sans grand sens comme à Grenoble pour atteindre la bonne taille. On ne fait pas de métropoles à l’échelle des aires urbaines, qui est la seule pertinente. Pourquoi ? Car il faut aller vite pour échapper à la malédiction des réformes territoriales qui est de ne pas les réaliser en temps voulu car elles répondent à un besoin personnel d’image politique. Cela a par exemple permis à Manuel Valls d’affirmer son image d’homme qui va vite et qui obtient des résultats, en disant à Bruxelles : « on réforme ! »
Conclusion
CB : Quelle est la plus-value de la démarche prospective en géographie ? Face aux déserts de Jacques Lévy ? Pour penser des schémas pour le futur ?
PS : Pour moi, il s’agit d’alimenter le débat, de le structurer, par des scénarios pour envisager des futurs possibles, pas probables. Est-ce qu’on les veut ? Ou est-ce qu’on veut les éviter ? Et comment s’y prend-on ?
JL : Vous souvenez vous des scénarios de l’inacceptable sortis en 1970 qui n’avaient pris en compte ni le tourisme, ni la périurbanisation, ni l’industrie créative et qui croyaient que c’était l’industrie lourde qui allait structurer le futur ? Ils se sont alors trompés de futur, car ils se sont trompés de présent et qu’ils n’ont pas écouté ce que les gens du présent projetaient sur le futur. On doit sortir d’une logique d’ingénieurs spatiaux qui n’ont rien à dire sur le futur et qui ne savent pas ce que la société veut ! J’ai l’impression d’avoir passé ma vie à entendre que si le prix du pétrole évoluait dans un sens ou dans le l’autre, le monde allait être bouleversé. Mais non, ce qui est décisif à ce sujet c’est la conscience écologique, dans la tête des gens et non dans les puits de pétrole. Ainsi, la prospective est très importante pour la science car elle va préparer et aider les gens à décider des futurs possibles. Et pour être efficace, elle doit connaitre les déséquilibres dynamiques dans la société. L’école est un bon endroit où le faire, pas seulement pour diffuser de la connaissance sur le futur mais parce que les jeunes seront là encore dans quelques décennies ! J’avais fait un sondage, en 1978 juste avant l’élection législative en Seine Saint Denis lorsque j’enseignais, à vote secret dans une classe de 3ème sur ce que voulait voter les élèves. Et j’ai été surpris que les écologistes obtiennent 35% des voix ! Cela nous permet de comprendre comment on peut cristalliser les attentes, les attentions, les désirs et les aspirations pour travailler sur le futur.
PS : C’est important de repérer les signaux faibles pertinents dans le présent pour l’avenir.
© Pauline ELIOT, pour les Clionautes