Gouverner, est-ce s’asseoir ? « Assis », « debout », la posture des gouvernants, qu’il s’agisse de monarques, du peuple ou de ses représentants n’est pas sans incidence sur la manière dont se prend la décision. Les séances n’ont ni la même durée ni la même tournure selon qu’on est Athénien assis, « siégeant » au sens propre, sur la Pnyx, ou citoyen du canton d’Appenzell, debout lors de la landsgemeinde sur la place principale du chef-lieu. Le protocole, la mise en scène et la représentation du pouvoir ont d’évidentes conséquences sur son exercice et sur l’image que s’en font ceux qui l’exercent ou le subissent. Il en va de même dans un tout autre domaine -mais qui touche aussi à la décision- par exemple de la distinction historique entre magistrats du siège et du parquet.

Les intervenants du jour sont :
  • Florence Alazard : maîtresse de conférences à l’université de Tours et au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, Florence Alazard consacre ses recherches à l’histoire politique et culturelle de la Renaissance italienne et française. Elle a notamment publié : Art vocal, art de gouverner (Minerve, 2002), Le lamento dans l’Italie de la Renaissance (PUR, 2010) et La bataille oubliée : Agnadel (PUR, 2017).

 

  • Pierre Emmanuel Guigo : agrégé d’Histoire, P.-E. Guigo est spécialiste des rapports entre pouvoir et médias. Maître de conférences en Histoire à l’Université Paris Est Créteil, il est membre du comité de rédaction du Temps des Médias et de la Revue politique et parlementaire. Parmi ses ouvrages récents: François Mitterrand : un homme de paroles, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2017. Communication politique, Paris, Pearson, 2019 (avec Camila César, Juliette Charbonneaux, Thierry Devars, Léa Pawelski, Camille Rondot). Michel Rocard, Paris, Perrin, 2020.

 

  • Isabelle Heullant-Donat : professeur d’histoire médiévale à l’Université de Reims-Champagne-Ardenne. Spécialiste d’histoire religieuse et culturelle du Moyen Âge. Parmi ses ouvrages: I. Heullant-Donat, J. Claustre et E. Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison (VIe-XVIIIe siècle), Paris, 2011; I. Heullant-Donat, J. Claustre, E. Lusset et F. Bretschneider (dir.), Enfermements II. Règles et dérèglements en milieux clos (IVe-XIXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015; I. Heullant-Donat, J. Claustre, E. Lusset et F. Bretschneider (dir.), Enfermements III. Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieu clos (XIIIe-XXe siècle), Paris, 2017.

 

  • Sylvie Pittia : historienne de l’Antiquité, et surtout de la République romaine, Sylvie Pittia a travaillé sur l’histoire des idées politiques, l’historiographie grecque du monde romain ainsi que sur l’administration provinciale. Elle coordonne le programme « Savoirs et mémoires de la République romaine » dans l’UMR 8210 ANHIMA. Elle a co-dirigé le volume Mémoires d’Italie, Identités, représentations, enjeux (Antiquité et Classicisme), Côme, 2010.

Le modérateur était Manuel Royo, professeur d’histoire de l’art et archéologie à l’Université de Tours.


Le gouvernant est-il assis ou debout ? Quelles tendances discerner pour chaque période ?

ANTIQUITÉ

SP (Sylvie Pittia) : Dans les mondes anciens, les gouvernants sont debout et assez rarement assis. La posture exécutive n’est pas une posture assise.

SP : Les comices sont en plein air, ce sont des assemblées d’hommes debout. Le fait de s’asseoir fait partie des signes distinctifs de ceux qui exercent le pouvoir. Des sièges sont spécifiques à certaines magistratures comme le siège curule.

Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catilina, 1889, fresque (détail), 4 × 9 m, Sénat italien, Rome.

Parmi les sénateurs, les plus anciens s’assoient et les plus jeunes, pedarri, restent debout. Le siège curule est donc un symbole de l’exercice de l’autorité. Cette situation se modifie lorsque la dictature prend une caractéristique nouvelle avec Sylla puis César. Suétone nous raconte que lorsque César devient dictateur, il reçoit une délégation de sénateurs et il les reçoit assis. Certains sénateurs y ont vu une forme de mépris. Toujours selon Suétone, César aurait eu un siège en or au Sénat, en totale opposition avec l’austère chaise curule.

MOYEN AGE
Charles V ordonnant la traduction d’Aristote. Frontispice de Politiques, Économiques, Éthique d’Aristote traduits par Nicole Oresme, vers 1370. Miniature du Maître du Rational, BnF

IH (Isabelle Heullant) : Au Moyen Âge, les souverains trônent assis. La réalité de l’exercice du pouvoir montre bien ce mode de représentation  solennelle, mais cela reste ponctuel puisque solennel. Dans les régimes communaux italiens, on a un autre type de gouvernement où ceux qui contribuent au bon fonctionnement du gouvernement sont debout. La posture de majesté pour le Moyen Âge se distingue de celle de gouverner. Gouverner, c’est être à cheval.

À partir du XIIIe siècle, un des premiers à se donner l’image d’un roi savant et donc assis, est Alphonse X de Castille. Chez nous, c’est Charles V. Il fait traduire de nombreux ouvrages scientifiques et techniques en français.

TEMPS MODERNES
La cas de Charles Quint au XVIe siècle

FA (Florence Alazard) : 

Portrait de Charles V par Titien en 1548

En 1547, Charles Quint vient de gagner une grande bataille contre les princes protestants. Titien vient à Augsbourg réaliser son portrait. La représentation est surprenante dans le contexte iconographique de l’époque. Assis dans un fauteuil, le souverain ne manifeste aucun caractère impérial. À la différence d’un certain nombre de portraits, il est également peint jusqu’aux pieds.

Certains y voient une représentation très politique. Ce serait une sorte d’appropriation de la représentation des papes. Le moment correspondrait à une audience, moment éminemment politique. On met en évidence que le prince reçoit, écoute et délibère.

D’autres y voient une posture d’impuissance. En 1548, une série de conférences dans le Saint Empire romain germanique scelle la défaite de l’unité de la chrétienté voulue par Charles Quint.

Donc il y a deux visions possibles: celle d’un prince engagé et celle de la solitude de l’empereur en 1548.

Le cas des rois de France

FA : Lorsque le roi est en parlement, il rend la justice. Le roi est alors assis en hauteur. La tension est très présente car le parlement n’a pas enregistré une loi. L’assistance est en contre-bas. Selon le rang, on a le droit à un fauteuil ou de s’asseoir sur un banc. Cela donne lieu à quantité de conflits. En 1632, un conflit éclate pour savoir si les parlementaires doivent se lever quand le garde des sceaux entre par exemple. Lors du colloque de Poissy en 1561, Charles IX et Catherine de Medicis tentent de trouver une conciliation entre les catholiques et les protestants. Dans l’assemblée, les seules personnes debout sont les protestants, séparés d’une barrière avec les autres participants.

ÉPOQUE CONTEMPORAINE

PEG (Pierre-Emmanuel Guigou) :  Cette posture trônant disparaît à l’époque contemporaine. En regardant les portraits des chefs d’État depuis Louis-Napoléon Bonaparte en 1848, ils sont tous debout, sauf Mitterrand. Il y a peu de photos où le chef de l’État est représenté assis. À l’Assemblée nationale, les ministres sont debout et les représentants du peuple assis. Cette assise du souverain se fait à l’époque contemporaine à travers les représentants du peuple souverain. À l’époque contemporaine, le gouvernant doit être quelqu’un dans l’action, debout.

Portraits officiels des présidents de la République de la IIIe République à la Ve République

PEG : S’asseoir c’est montrer une position de dialogue à l’époque contemporaine. Exception faite du général de Gaulle qui lors de ses conférences de presse s’assoit en hauteur, en position de supériorité par rapport aux journalistes mais jamais par rapport au peuple. Lors des conseils des ministres, on retrouve cette idée de dialogue car tous les gouvernants sont assis. Les présidents de la République sont peu représentés assis, à l’inverse des premiers ministre. On a 25 à 30% des photos officielles de premiers ministre debout. Pourquoi ? Le président est dans la solennité alors que le premier ministre est dans l’écoute, le dialogue.


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