Gouverner les empires a longtemps été pensé à travers ses institutions, depuis le centre. Leur capacité à contrôler les territoires et les populations mérite pourtant d’être questionnée à partir de pratiques situées et d’interactions locales.
Isabelle Surun, professeure à l’Université de Lille 3, introduit la table ronde en partant de l’ouvrage Empires. De la Chine ancienne à nos jours de Jane Burbank et Frederick Cooper, publié en 2011 (Payot).
Après une présentation des trois conférenciers, elle cadre le débat, les réponses respecteront l’ordre chronologique : le XVIe siècle pour Romain Bertrand, directeur de recherche au centre de recherches internationales (Sciences Po-CNRS), le XVIIIe siècle pour Julie Marquet, post doctorante EHESS/Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, et les XIXe et XXe siècle pour Isabelle Merle, directrice de recherche au CNRS.
Comment se perpétuent les empires
Et ce malgré l’étendue géographique et le temps plus ou moins long de leur existence ?
Quels sont les instruments de la domination ? Une domination imposée par la force ou la persuasion ?
Romain Bertrand
L’immense empire espagnol du XVIe siècle s’est constitué de façon patrimoniale pour les terres européennes. C’est l’héritage du Saint-Empire (titulature impériale adoptée en 1519) : par mariages, négociations.
Pour les terres ultramarines (Mexico 1521) l’acquisition s’est faite par la conquête, de l’Amérique jusqu’aux Philippines (1565), par expropriation des sociétés mais la conquête est l’œuvre de ce qu’on peut appeler un « partenariat public/privé ». L’initiative, les capitaux sont privés mais au nom du roi qui, peu à peu, s’en empare. La perpétuation dans la durée est, aux Philippines, une logique d’intéressement des élites locales (bénéfices économiques et/ou idéologique).
Julie Marquet :
En Inde les empires anglais comme français se sont constitués progressivement. On retrouve les initiatives privées au départ. L’ordre coercitif vient progressivement. Au départ les compagnies de commerce négocient avec les pouvoirs locaux pour obtenir un comptoir puis pour le développer. Par exemple à Pondichéry, on demande aux élites locales de la terre pour développer un artisanat textile.
Les compagnies européennes achètent un droit dans le respect des codes et religions locales. Il n’y a pas de domination politique mais une domination sociale qui au quotidien peut être violente. Avec l’acquisition de terres, il y a moyen d’imposer des taxes et petit à petit cela conduit à une intervention dans les querelles entre principautés indiennes.
Isabelle Merle :
Dans le Pacifique l’emprise est de nature variée : violence physique, symbolique (religion), persuasion. Au XIXe siècle le contrôle sur les populations locales est fort. Il y a des résistances mais elles sont isolées par les conflits traditionnels entre les groupes sociaux. Il y a des expropriations foncières et aussi des colonies de peuplement volontaire ou contraint (bagnes en Nouvelle-Calédonie, en Australie). Devenir « indigène » est un processus pour apprendre la soumission, incorporer l’idée que l’autre est invincible ou adhérer à la religion de l’autre (Tahiti). On assiste à une gestion par la division. Mais la domination coloniale n’a pas été un rouleau compresseur unitaire. Il y a des positions diverses parmi les colons. L’indigénat est un système de coercition.
Quel rôle joue la distance dans l’exercice du pouvoir entre métropole et mondes ultramarins ?
Romain Bertrand:
Aux Philippines, d’après un rapport du gouverneur, en 1580, il y a 500 Espagnols pour plusieurs centaines de milliers de Philippins, Manille n’a que 200 maisons. En fait les Espagnols ne maîtrisent que quelques points côtiers, c’est une domination dispersée, un pouvoir feuilleté (cacophonique) entre gouverneur, évêque, moines, marchands, juges, colons…
Julie Marquet:
On peut dire la même chose pour l’Inde, les Européens sont présents dans des villes portuaires. À Pondichéry il y a le gouverneur et la prison, un pouvoir d’autant plus parcellaire que les comptoirs français sont très éloignés les uns des autres et ont peu de moyens de communication. C’est un peu différent dans la colonie anglaise. Le pouvoir est le fait d’hommes puissants, des locaux de la caste supérieure et il y a peu de correspondances avec la métropole. Par exemple pour les affaires de castes, on a recours à la justice locale; il n’y a pas de justice d’appel en France. En 1838 le gouverneur de Pondichéry crée un conseil des hautes et basses castes, sorte de lieu de représentation, sans l’aval de Paris.
Isabelle Merle :
Présence coloniale plus lourde dans le Pacifique, importance des officiers de marine et des missionnaires qui avancent leurs pions, Paris suit. En Nouvelle-Zélande le pouvoir anglais vient régler les conflits avec les Maoris, « informel colonisation ».
Dans la seconde moitié du XIXe siècle en Nouvelle-Calédonie il y a une forte emprise des autorités locales, notamment en matière de foncier. Les élus locaux ont quelquefois plus de pouvoir que le gouverneur et que Paris. Les européens installés ont plus de pouvoir que la métropole, par exemple, ce sont eux qui font appel à l’armée dès qu’il y a un risque de révolte.
Gouverner la différence
Les empires sont confrontés à l’hétérogénéité, c’est un des fondements de la situation impériale, quelle est la part du jeu politique de la différence (différences au sein de la colonie, entre colonie et métropole) ?
Romain Bertrand :
Gouverner la différence est une nécessité, réguler des populations ayant des codes, des coutumes différents. Entre centre et périphérie il peut y avoir négociation d’une autonomie plus ou moins relative.
Aux Philippines, périphérie de l’empire qui dépend de plusieurs centres : au plan politique Madrid et Mexico, commercial de la Chine. Le centre ne veut pas arbitrer entre les pouvoirs au loin mais cherche à équilibrer les factions (puissants réseaux d’intérêt, patronages). Par exemple il ne cherche pas à clarifier les champs de compétences entre le vice-roi et l’évêque de Mexico. Voir le conseil dans le testament politique de Charles Quint. Dans l’empire espagnol il y a possibilité d’appel de la justice locale à la justice royale. Les lettres des conquistadors directement au roi, ce sont comme une soupape même si le roi ne répond jamais directement.
Julie Martin :
La possibilité de l’appel existe mais tout le monde ne s’en saisit pas. Il s’agit de faire avec des populations différentes. Les marchands sont organisés en « nations » comme en Europe. On distingue les Indiens, les Européens et les Métis (Tapas, considérés comme issus de la colonisation portugaise et chrétiens). On distingue parmi les Indiens en fonction de la religion, puis en fonction de la caste. Selon la catégorie d’appartenance on n’a pas accès aux mêmes écoles, grades dans l’armée, métiers… Ce n’est pas le même droit qui est appliqué.
Isabelle Merle :
En Nouvelle-Calédonie c’est une politique extrême de la différence jusqu’en 1946, un « apartheid » de fait : ségrégation spatiale des populations, les Kanaks sont refoulés hors des villages de colonisation, les « réserves indigènes » sont des réserves de main-d’œuvre. Ces faits sont encore très présents dans la mémoire. Jusqu’à la seconde guerre le droit français ne rentre pas dans le droit kanak, c’est le droit pénal de l’indigénat qui s’applique.
Question de la salle
En quoi la ségrégation permet de gouverner ?
Isabelle Merle :
En Nouvelle Calédonie il y a l’idée que les colonisés sont trop loin de la population française pour être citoyen sauf régime dérogatoire, par exemple les Antillais deviennent citoyens parce qu’en contact ancien avec les Français et pour réparer la tache de l’esclavage.
Julie Martin :
La différence vient des différentes cultures, c ‘est une prise en compte des formes d’organisation sociales préexistantes.
Romain Bertrand:
En Espagne il y avait une possibilité de sortir de son groupe (conversos, moriscos). Il existe, même s’ils sont peu nombreux, des conquistadors noirs (affranchis – comme Juan Garrido), le changement de statut existe c’est un espoir.
Pour aller plus loin…
Vous pouvez consulter les autres comptes-rendus de conférences des Clionautes à Blois (édition 2020).
Vous pouvez également accéder au compte-rendu de lecture de L’Histoire du monde, ouvrage auquel ont participé Romain Bertrand et Isabelle Merle, sous la conduite de Pierre Singaravelou et Sylvain Venayre.