Grand entretien Frédéric ENCEL, présentation :
État des lieux de la planète. Entre nouvelles puissances étatiques et conflits. Frédéric ENCEL essaye de comprendre le monde à venir.
P. Didier : Quel a été votre parcours et votre passion pour la géopolitique ?
FE : Mon parcours : dès l’enfance, j’ai eu la passion des cartes. J’ai fait ma thèse sur Jérusalem et ai travaillé avec Yves Lacoste au sein de la revue Hérodote. Je travaille sur les représentations en géopolitique.
Ma définition de la géopolitique repose sur les rivalités de pouvoirs pour la souveraineté sur un territoire et l’étude des représentations (perception identitaire, collective et existant sur le temps long).
Par exemple, au Proche-Orient, je m’intéresse à la manière dont les personnes ressentent la toponymie/ l’Autre/ le temps / l’espace/ les femmes/ l’argent.
P. Didier– les géopoliticiens se trompent-ils en privilégiant la démographie plutôt que la géographie ?
FE : la démographie n’est qu’une variable explicative à un moment donné. Mais ce n’est pas la seule à utiliser. Il faut croiser avec les motivations, le degré de détermination, si il y a du nationalisme ou du religieux.
P. Didier: Que pensez-vous de la Real Politik défendue par Hubert Védrine ?
FE : quand on lit Kissinger, il dit qu’on doit tenir compte des réalités au delà des variables politiques et humaines. Les Etats ont des intérêts qui prédominent sur l’éthique et la morale. Mais les réalités changent. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas intervenir partout pour limiter les malheurs de tous qu’il ne faut jamais rien tenter. La Real politik est défendue par des cyniques à visée raciste.
P. Didier : Expliquez nous ce que sont les « instruments de la puissance » développés dans votre livre.
FE : La forme étatique est une forme de déploiement d’une puissance.
La puissance n’est pas seulement le pouvoir. C’est aussi la puissance militaire, stratégique, la force de dissuasion, la capacité diplomatique, économique, financière.
Il est dangereux pour un pays de refuser d’assumer sa puissance. Par exemple pour les Etats-Unis, dans les années 1930-40, ce refus a eu de graves conséquences en Europe.
Il faut que les Etats affirment leur puissance en développant le soft power.
A partir du traité de Westphalie en 1848, l’Etat est l’acteur primordial des relations internationales. Il demeure et demeurera. Il y a d’autres acteurs : les grandes ONG, le FMI ; les groupes de médias, les groupes mafieux, terroristes, les multimilliardaires… Mais l’Etat reste le plus puissant.
Les GAFAM sont hyperpuissants, mais quand ils sont face à un Etat fort = ils perdent !
P. Didier: une autre idée reçue que vous démontez dans votre livre : les grandes puissances sont menacées par les groupes terroristes et la guérilla.
FE : la réalité est plus complexe. En amont, il y a la motivation et la détermination des régimes, des populations. Mais jusqu’à maintenant, les guérillas ont été vaincus par les Etats (ex le Hamas, le Hezbollah, les Tchétchènes, le Front polisario).
P. Didier: nous sommes le 6 octobre. Demain ce sera le 7 octobre, un an après les massacres en Israël par le Hamas. Comment cela a-t-il été possible ?
FE : le 6 octobre 1973, c’était le début de la guerre du Kippour, deux mouvements nationaux : Palestiniens / Sionistes. Cela a été chars contre chars et les civils ont été peu touchés.
Le 6 octobre 2023 : Le mouvement sioniste ne s’est pas du tout intéressés à l’environnement arabe et à leurs conditions. B. Netanyahou est passionné de technologie mais ne parle pas arabe, ne s’intéresse pas aux Palestiniens. Il était persuadé que le Hamas faisait semblant d’être religieux et qu’il s’il s’enrichissait grâce au Qatar donc il ne voudrait plus faire la guerre. La mésestimation a été totale et Israël pensait que la barrière mise en place serait infranchissable.
Il y a aussi eu une faille du renseignement : on a baissé les financements d’espionnage du Hamas.
La cible de Natanyahou est le Hezbollah (et l’Iran) et on finance les opérations sur le nord du pays contre le Hezbollah (ce qui a donné l’opération sur les bippeurs prévue depuis longtemps).
Les Israéliens ont totalement négligé les représentations des Palestiniens.
P. Didier : est-ce que les réactions des Israéliens vous paraissent disproportionnées ?
FE : OUI ! Car la population civile n’est pas responsable. Le Hamas est un mouvement religieux mais aussi social et éducatif (éducation gratuite). La population est plutôt satisfaite de sa gestion sociale de la bande de Gaza. Depuis 1994, l’Autorité Palestinienne n’assure pas la subsistance de la population dans les territoires alors que le Hamas, oui. Mais une grande partie de la population de Gaza n’est pas d’accord avec la politique et le mouvement religieux du Hamas (elle s’est révoltée plusieurs fois).
Le Hamas est vraisemblablement mort après les opérations israéliennes. Ils n’ont pas d’alliés et donc pas d’appuis. Les Israéliens se vengent et, tout comme le Hamas, font des crimes de guerre. Le Hamas utilise la population comme bouclier. Israël a choisi de ne pas sacrifier ses soldats donc peu d’attaques au sol mais plutôt des bombardements intensifs sur les populations et donc beaucoup de morts. C’est une vraie tragédie et ce n’est pas fini car le Moyen-Orient est une zone caractérisée par une « sur-instrumentalisation » du religieux (pays arabes comme Israël).
P. Didier : Va -t-il y avoir un 2e front au Liban contre le Hezbollah ?
Le 7 octobre : les massacres ont choqué et il faut que le pays montre qu’il ne va pas se laisser faire et réagir. La riposte doit être dissuasive pour faire peur aux ennemis et rassurer les alliés. Il n’y avait pas vraiment d’autres choix en fait !
Pour le Liban, c’est différent. Le Hezbollah est l’ennemi. Dès le 8 octobre, il a annoncé son soutien au Hamas. Les Israéliens doivent les éliminer pour éviter un autre massacre sur leur territoire. Mais ils visent surtout leur ennemi : l’Iran. Or l’Iran ne semble pas vouloir intervenir officiellement pour soutenir le Hezbollah donc on ne sait pas comment cela va évoluer. Par contre, c’est encore une tragédie pour le Liban qui est bombardé.
On assiste à un changement des relations au Proche-Orient. L’islamisme est un vrai danger.
Les Occidentaux et Israël s’allient de plus en plus avec les pays arabes sunnites (Maroc, Egypte, Arabie Saoudite, Qatar….) pour faire face à l’Iran et leurs alliés. Ils agissent déjà par exemple contre les Houtis qui lancent des missiles sur l’Egypte.
P. Didier: E. MACRON vient d’annoncer un front international contre le Hamas mais aussi un arrêt de livraison d’armes à Israël à cause des crimes de guerre. Qu’en pensez-vous ?
FE : Il y a un gros problème de timing ! Macron fait des déclarations seul, sans tenir compte des avis de ses spécialistes. Il surestime sa capacité à débloquer les crises ! Il a eu des idées très positives pour l’UE mais, concernant le reste du monde, il mésestime totalement ce qui reste de la puissance française qui est très déclinante. Or le hard power repose en partie sur la vente d’arme donc cela revient à perdre une partie de la puissance.
P. Didier: Assiste-t-on à un nettoyage ethnique ou un génocide palestinien ?
FE : NON, selon la définition de Lemkin de 1948, un génocide est une extermination d’un peuple, programmé et intentionnel. Ce qui n’est pas le cas. Par contre, il y a des crimes de guerre et il faudra les juger.
P. Didier : Quels sont les possibilités de sortir de la crise ?
FE : je pense que l’on va aller vers un processus de paix à moyen terme.
Le gouvernement israélien est en sursis et les prochaines élections vont certainement mettre au pouvoir le centre gauche favorable à la paix. D’autre part, le Hamas est mort militairement et donc l’Autorité Palestinienne peut à nouveau jouer un rôle de négociation pour la mise en place de 2 Etats.
Gaza va devoir être reconstruit avec l’aide des pays occidentaux.
Mais le 5 novembre, il y a les élections aux USA et le question est de savoir qui sera le futur président. Si c’est K Harris, alors on va vers la paix . Si c’est D. Trump alors ???
De plus, le choc du 7 octobre a été tel qu’il rappelle celui de la guerre du Kippour en 1973. Avant 73, aucun observateur n’aurait prévu un rapprochement entre Egypte et Israël. Et pourtant ce fut le cas en 1978. Il y a de la place pour 2 vraies consciences nationales.Il faut absolument 2 Etats car ni les Israéliens, ni les Palestiniens ne partiront.