Présentation

J’ai l’immense plaisir de vous présenter, au nom des l’école de Management et des Clionautes les deux intervenants de cette conférence, Christian Grataloup et Jean-Louis Margolin qui vont, croyez moi, vous faire vivre un grand moment.

Christian Grataloup vous êtes dans la continuité, avec Jean-Louis Margolin, de Fernand Braudel, le véritable père de la géohistoire.
Dans une sélection multiple d’ouvrages que vous avez publiés je citerai, comme prescripteur, votre introduction à la géohistoire, publiée en 2015 aux éditions Armand Colin.
Professeur à Paris VII Diderot vous êtes aujourd’hui professeur émérite mais il suffit de suivre vos travaux pour savoir à quel point vous êtes actif.

Jean-Louis Margolin vous êtes toujours en activité à l’Université d’Aix en Provence et vous avez travaillé sur Singapour dans les années 70. Vous étiez alors l’un des rares spécialistes français de l’Asie du sud Est. Je citerai simplement votre ouvrage majeur, co-écrit avec Claude Markowitz, « les Indes et l’Europe, histoires connectées du XV e au XXI e siècle. C’est un ouvrage que je parcours toujours, découvrant encore, au fil de quelques pages, ces mondes en relation.

Christian Grataloup et Jean-Louis Margolin, vous êtes quelque part les maillons d’une chaîne qui part de Marc Bloch à Fernad Braudel, en allant jusqu’à Patrick Boucheron, les acteurs engagés d’une géo-histoire ou d’une histoire-géo qui décrypte le monde. Celle-ci n’a rien à voir avec un roman national qui enferme et réduit.

Vous allez, l’un et l’autre, nous parler de connexions, et dans le thème de ce festival, de ces villes connectées. Ces villes connectées sont reliées entre elles, et on le voit sur les cartes avec ces figurés de flèches qui sont autant de représentations de flux matériels et immatériels. Vous évoquerez ces interactions également qui tissent cette toile sur la planète. La question qui se posera alors sera celle des relations entre ces villes connectées et leur hinterland.

Pour nous, les Clionautes, une évocation de la muse de la muse de l’histoire et de la navigation sur les réseaux numériques, vous êtes l’un et l’autre emblématiques de notre approche. Tisser des liens par des réseaux entre praticiens de l’histoire et de la géographie, et ce que nous faisons au quotidien est inspiré par vos travaux. Sous votre patronage nous agissons pour que nos disciplines demeurent ouvertes, et formatrices et finalement nous aident à comprendre le monde.

Bruno Modica

C. Grataloup et JL. Margolin 1ère partie 10/03/2017

Jean-Louis Margolin explique que l’origine de cette réflexion vient du vote en faveur du Brexit. Une victoire de l’idée d’Etat-nation ? En tout cas, une victoire à la Pyrrhus : n’est-ce pas plutôt la fin de l’Etat-nation si Londres s’insère dans un réseau mondial de villes hors-sol détaché de son hinterland ? Mais en quoi peut-on parler d’un Londres « singapourisé » ? Formule qui entre parenthèses suppose une singulière revanche de l’Histoire coloniale… Singapour qui compte 6M d’habitants, s’étant détaché de la Malaisie en 1965 ; On peut aussi de façon créative évoquer le statut de territoire administratif spécial de Hong-Kong vis à vis de la Chine…le grand Londres, qui compte 12 M d’habitants, pourrait alors se détacher du Royaume-Uni ou même de l’Angleterre si d’aventure l’Ecosse et l’Irlande du Nord quittaient le Royaume-Uni.

Christian Grataloup : Pour répondre à la question posée, il est utile de revenir à la distinction que Fernand Braudel faisait entre marché et capitalisme. Le marché correspond à un territoire à court rayon d’action avec des prix fixes ; or dès le XVIIIème siècle les compagnies des Indes tentaient d’articuler le marché au capitalisme, et cette distinction correspond assez bien au jeu actuel des structures étatiques actuelles ou des fédérations d’Etats d’une part, et d’autre part les noeux des réseaux que sont les grandes métropoles. Rien de nouveau donc dans ce jeu entre les fonctions de cité interconnectée et celles de « chef-lieu » dominant son hinterland : Londres s’y prête d’ailleurs bien…
A Dijon, on a des maisons de commerce qui remontent au foires de champagne et des places comme celle du palais ducal, à la géométrie typique du pouvoir royal. A côté Bruges, Venise, sont sur le plan architectural des villes de marchands du réseau capitaliste où les bâtiments régaliens sont marginaux. Turin, St Petersbourg sont enfin essentiellement des villes d’Etat…
Terminons avec Paris et la vue de l’avenue de la Grande armée jusqu’à l’arche de La Défense. Même si elle débouche sur la skyline de La Défense, c’est une mise en scène triomphante du pouvoir territorial plutôt que capitaliste pour rester dans le vocabulaire braudelien…

Jean-Louis Margolin nous explique ensuite que Singapour est le plus riche des Etats autoritaires et le plus autoritaire des Etats riches, membre de l’Asean, avec une croissance économique soutenue, un port, un hub et un casino parmi les plus importants du monde, au territoire gagnant toujours sur la mer (25% de territoires en plus), avec une triple identité, chinoise, indienne et malaise (20% de musulmans), compte 40% de résidents étrangers et 20% de Singapouriens nés à l’étranger, ce qui fait que les Singapouriens d’origine sont minoritaires. Le plein emploi cache des inégalités de plus en plus fortes depuis les années 60. Le pb identitaire reste prégnant avec une distinction avec les Chinois intégrés de longue date, parlant anglais mâtiné de malais et ceux qui sont immigrés de fraîche date et ne parlent que leur dialecte. On peut se poser la question de la comparaison avec Londres, ses multiples nationalités et son maire musulman…
Paradoxe néanmoins pour les Occidentaux, le gouvernement conservateur se présente comme favorable à l’ouverture et à l’immigration alors que l’opposition de gauche en progrès depuis 10 ans veut contrôler l’immigration.

C Grataloup et JL Margolin 2e partie 11/03/17

Christian Grataloup montre que c’est la logique du « filet » (net) qui structure le mondial, c’est-à-dire l’organisation de quelque chose de social à l’échelle de l’ensemble de l’humanité – sans que celle-ci soit prise au même niveau et creusant donc les inégalités à l’intérieur de cette même humanité – que ce soit sous la forme d’un schéma de type métropolitain ou de réseaux de type Facebook, des câbles internet, des liaisons maritimes, des flux aériens. Lui comme JL Margolin aiment partir de l’idée de « puzzle », celui composé des pièces joliment emboîtées que sont les Etats dits « westphaliens » ; or il y a 30 ans, la tension entre puzzle et réseaux les avait inciter à penser l’obsolescence des premiers comme carte géopolitique du passé et qu’au contraire les réseaux exprimaient la montée en puissance du mondiale contre l’international, et représentant l’avenir. Les faits ont prouvé que ce n’était pas si simple : la rupture par rapport aux flux, aux routes, aux réseaux inter-étatiques et a fortiori mondiaux est en fait matérialisée par toutes sortes d’exemples de murs internationaux que rompent le maillage. Si l’on pense avec l’actualité au « mur de Trump », on peut rappeler que les Européens ne sont pas non plus vierges en la matière avec Ceuta et Melila pour la Méditerranée et maintenant le mur entre la Hongrie (dans l’UE) et la Serbie : on est bien dans cette tension évoquée auparavant : les territoires nationaux et a fortiori les villes-État ont l’avenir devant eux.

Pour Jean-Louis Margolin, il ne s’agit pas de réponses toutes faites. On peut se poser la question pour l’avenir : sera-t-il ce « collier », à l’instar de celui – « de perles » – que les Chinois entendent enfiler pour enserrer toute l’Asie dans leur liens, tout comme l’expression de « route de la soie » qu’ils utilisent à des fins publicitaires…. Entre parenthèses, l’expression « route de la soie » est plus une vision des Européens eux-mêmes (Christian Grataloup) ; mais comme toute invention verbale elle détient sa part de réalité… Ici on est dans une « insécurité productive » qui nous permet au moins de penser au lieu de répéter toujours les mêmes discours ! Est-ce que l’avenir est un « collier souple », polarisé autour de grandes métropoles aussi proches les unes des autres qu’elles peuvent être de leur hinterland ? Ou est-ce que l’avenir reste aux associations d’États de type Union Européenne, resté quand même un cas unique dans le monde et dont l’avenir est incertain – soit un super-État, soit un « noyau » qui resterait exemplaire pour le reste du monde, sans oublier le fait de tracer ou non des frontières… L’Union Européenne, en ce sens seulement, a une proximité avec l’Union Soviétique (le seul État au monde de l’ère contemporaine à ne pas s’être défini comme territoire et comme peuple) pour ne pas avoir voulu penser ses frontières. On ne souligne que trop son penchant bureaucratique, sa « paralysie démocratique » liée aux diversités d’approche. Faut-il pour autant s’en débarasser ?
Singapour est donc assez emblématique de ce « collier » de villes connectées à la pointe de la globalisation et on peut se demander si cette structure interconnectées au détriment de leurs hinterlands « sucés » et condamnés à produire de nouveaux mouvements migratoires, n’est pas amenée à produire des inégalités encore plus fortes que ce que l’on connait aujourd’hui ? On retombe ici sur les tensions économiques qui produisent les rejets culturels et qui se traduisent politiquement par ce qui est à l’oeuvre outre-Atlantique et outre-Manche, dans un nouvel « arc souverainiste ». Signalons que l’Europe et le bassin méditerranéen ont connu dans le passé cette alternance entre les grandes cités interconnectées de la fin du Moyen-Age et le moment où les États, d’abord ruraux, puis industriels prennent le dessus.

Bien difficile dans cette incertitude de trancher ! En conclusion JL Margolin revient sur leur article écrit à 4 mains en 1987, intitulé « du puzzle au réseau » http://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_1987_num_36_1_3381 pour en faire le bilan critique : « on peut évoquer la crise de Hong-kong, les incertitudes singapouriennes la faiblesses de toutes les instances internationales, l’impuissance de l’Onu en Syrie alors que nous pensions qu’après la Guerre froide elle pouvait jouer un rôle déterminant. La déception a été au rendez-vous. Aujourd’hui on voit bien le retour du « local » mis à toutes les sauces ; le « très lointain » fait son retour également : les gens de nos générations sont plus habitués à dialoguer et à voyager ; va-t-on vraiment du réseau au puzzle ? On est à la croisée des chemins… » A vous d’inventer les futurs, disait Virginie Raisson-Victor dans sa conférence du samedi…

C Grataloup et JL Margolin 3e partie 11/03/17