Le terme Heimat désigne en pays germanique le foyer ou la petite patrie. C’est «la région ou le lieu où l’on est né ou bien où l’on se sent comme chez soi». Mais que signifie aujourd’hui «être chez soi» ?
Le titre de cette conférence, tiré du livre éponyme de l’auteur, peut intriguer, même si en terre de tradition germanique le mot Heimat désigne une idée familière. Il semble ici que le géographe Gabriel Weissberg interpelle des publics différents : que signifie « être bien là où on est né » quand on a quitté sa patrie d’origine ? Mais aussi que signifie « être bien là où on est né » quand on se sent comme étranger face aux vagues migratoires dans sa patrie d’origine ?
Heimat, seulement une passion allemande, se demande Gabriel Weissberg, en s’adressant à une salle archi-comble… Il est vrai que nous sommes dans le Nord-Est de la France, en terre lorraine et que la série « Heimat » a eu un certain succès en France…
Avec le retour en force du terme dans un sens identitaire en terre germanique, rejoignant en cela d’autres mouvements populistes à l’oeuvre en Europe, qu’en est-il vraiment ?
– Plus de 40 occurences en allemand utilisent le terme à toutes les sauces ! C’est d’autant plus simple que la langue allemande accole sans problème les mots pour en faire des nouveaux à tous compréhensibles.
– Par contre, on se heurtera en français à un intraduisible ; on en rendra donc compte par des périphrases diverses : « notre petit territoire », « le chez-soi », « un lieu où on n’a pas besoin de s’expliquer »… Jacques Lévy dans le dictionnaire de géographie parle de « rapport dépolitisé à l’espace ».
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C’est à la fois pour l’auteur un lieu, un temps et un territoire ; un pays d’une langue dit Barbara Cassin en parlant d’Hannah Arendt, exilée de sa langue natale et qui dut écrire l’essentiel de son oeuvre en anglais ; le paradis perdu des poètes romantiques, le « heimweh » du « Wanderer », le promeneur de Caspar David Friedrich qui contemple la mer du haut de la falaise.
Une « matrie » ? Pour le différencier de la patrie ? Mais le mot peut-il passer en français ?
A l’opposé, celui qui n’a pas de patrie, le nomade, le migrant est « heimatlos », terme que les nazis accolèrent aux Juifs allemands sommés de renoncer ainsi à la protection de l’Etat.
Quelles sont les différentes étapes historiques de l’inflexion du terme ?
– Le terme, d’origine médiévale, connaît une grande prospérité au XIXe siècle jusqu’en 1871 et la création du second Empire, comme ciment culturel d’un espace morcellé en 360 territoires.
– Sous l’empire willhemien se développent les théories « völkisch » qui en détournent l’idée vers une appartenance « Blu-Blo » (« Blut » le sang, la transmission héréditaire, « Boden », le sol au sens culturel, celui où l’on vit depuis plusieurs centaines d’années).
– Les nazis vont ensuite utiliser le mot « volkisch » en remplacement du mot « national » jugé importé et non authentiquement allemand. Leur journal de propagande s’appelle le « Völkischer Beobachter » (l’observateur populaire). Ils sont néanmoins critiques face à un courant qu’il jugent conservateur et rétrograde, insuffisamment révolutionnaire à leurs yeux et contraire à l’adhésion à la grande patrie (« Vaterland »). Cela peut expliquer leur étonnante réserve vis à vis de la controverse de 1928 de l’Heimatschutz (protection) en architecture où ils n’arbitrent pas contre le Bauhaus, considéré comme moderne et pas encore jugé comme un courant « juif ». L’architecture nazie se tournera ensuite vers le classicisme antique monumental à partir de la prise de pouvoir (cf. La chancellerie ou l’aéroport Tempelhof à Berlin).
– L’après-guerre, période de reconstruction de l’Allemagne dans tous les sens du terme est l’âge d’or de l’Heimat : le village, moins détruit que les villes allemandes permet d’éluder le passé traumatique et la culpabilité de l’immédiat après-guerre. Le 1er film en couleur de la toute jeune République fédérale, « Schwartzwaldmädel » (« jeunes femmes de la Forêt Noire ») sort en 1950 et fait plus de 10 M de spectateurs. Plus de 300 « Heimatfilme » sont produits entre 1950 et 1962. Le film-culte « Heidi » aura d’ailleurs connu une 4e version en 2015…
– Les années 60 sont par contre logiquement critiques vis à vis d’un sentimentalisme suranné voire « plouc ». L’écrivain Martin Walser évoque «un joli nom pour l’arriération »… Le mépris s’applique aux régions rurales perdantes d’une Allemagne vivant son miracle économique et acquise à la mondialisation dont elle devient le 1er exportateur.
– La fin du XXe siècle voit la retour en force du terme, mais dans des contextes très divers, l’histoire en marche confrontant les Allemands à des soubresauts puissants :
– La grande série d’Edgar Reitz – immense succès en Allemagne – a permis aux Allemands de se réapproprier leur propre histoire en mettant l’accent sur le silence des pères ayant vécu la période nazie et la révolte des enfants.
– La nostalgie des territoires perdus de l’Est (allemands depuis le XIIIe siècle) se traduit par la transmission de pratiques culturelles aux enfants, ainsi les « Dantzigklöpfe » que le père de Gabriel cuisine à ses enfants à Noël…
– La chute du Mur et la réunification allemande a généré une « Ostalgie » qui reste forte et dont « Goodbye Lenin » a été le symbole. Qui vient de l’Est (« Ost ») et s’installe à l’Ouest (« West ») perd sa Heimat et devient celui qui n’est pas d’ici (« Ortsfremde ») pour les Allemands de l’Ouest.
– « Au secours, la Heimat revient ! » Un retour tonitruant ?
– Aujourd’hui, un jeune Allemand sur quatre a un grand-parent étranger. Au vu de l’ancienne référence nazie aux 4 grand-parents « de sang allemand » pour être membre de la « Volksgemeinschaft », on mesure le chemin parcouru par l’Allemagne démocratique actuelle. Chemin néanmoins fortement contesté par une partie de la population à travers la montée spectaculaire de l’AfD (« Alternative für Deutschland ») après la décision du gouvernement Merkel d’ouvrir en 2015 la frontière allemande aux migrants issus des zones de guerre du Proche-Orient sous le mot d’ordre « Wir schaffen das » (« Nous allons y arriver »), décision politique pourtant dictée par le fait que l’économie allemande manque cruellement de main-d’oeuvre qualifiée et que les migrants syriens sont souvent issus des classes moyennes diplômées.
– Ce retour touche également les pays de culture germanique de la Mitteleuropa : en Autriche, tous les partis politiques sans exception se réclament de la Heimat, qui prend donc des formes diverses en fonction des sensibilités. L’ancien land du Bade-Wurtemberg, lieu ringard et rural pour Martin Walser pendant les sixties, est devenu entre-temps le plus riche par habitant avec une industrie puissante (Mercedes), dirigé par un ministre-président écologiste qui va à l’église et à la chasse…
– Autre lieu, dans l’ancienne RDA, autre façon radicalement différente de vivre sa Heimat : en Thuringe, le mouvement « Zukunft Heimat » (« notre avenir ») s’affiche ouvertement comme raciste mais sans employer officiellement le terme « Völkisch », trop connoté, et organise des actions citoyennes apolitiques…
Conclusion : la Heimat est tellement ancrée dans la culture germanique et tellement polysémique qu’elle ne peut que demeurer vivante, y compris sous des formes culturelles contraires.
Elles est le symbole de la « familiarité proche », celle de la famille, des amis, des gens d’ici, face à la mondialisation, symbole de ruptures sociétales et culturelles tant libératrices pour les uns qu’anxiogènes pour les autres, et ce, dans toute l’Europe : le sociologue français Jean-Pierre Le Goff dans « La fin du village » évoque bien cette nostalgie d’un temps rural rêvé et révélateur du mal français.