Histoire de la frontière franco-brésilienne en Guyane

Bertrand Tassou, chargé de collections en géographie à la BNF.

 

 

La frontière entre la Guyane française et le Brésil n’a été définitivement fixée que tardivement. Quels sont aujourd’hui son rôle et son statut (contrôle, franchissement, échanges économiques) ?

 

La côte de Guyane est reconnue par Christophe Colomb en 1498. La première installation française date de 1503. On parle à partir de 1604 de la France équinoxiale, c’est-à-dire la France où le jour et la nuit ont une durée égale toue l’année. Mais il y a alors une rivalité entre la France et le Portugal. Le fleuve Oyapock sert de frontière aux deux colonies, mais il n’a jamais été localisé précisément, ce qui constitue un litige entre la France et le Portugal.

En 1822, l’indépendance du Brésil donne lieu à ce qui est appelé « le contesté franco-brésilien ». Un arbitrage est demandé à la Suisse, qui est un pays neutre sans colonie, en 1896. Mais la découverte de l’or en Guyane a changé le rapport démographique, tout comme le bagne de Cayenne a changé la donne (il ne donne pas une image reluisante de la Guyane).

De plus, à la même époque, d’autres territoires sont des enjeux pour la France, tels que l’Alsace-Moselle ou l’Indochine …

 

La délimitation de la frontière

La France fait alors appel à Pierre Vidal de la Blache, qui publie un rapport en 1902, une fois que le contentieux est réglé au profit du Brésil : il écrit un ouvrage qui dit que la France aurait dû avoir gagné … C’est le rapport sur la cartographie de la Guyane. Pierre Vidal de la Blache compare plusieurs dizaines de cartes, de 1544 à 1844. Ces cartes ne sont pas précises. Les frontières ont été décidées par rapport à la localisation de la rivière en 1703, mais celle-ci a évolué. Aussi, Pierre Vidal de la Blache exclue de sa réflexion les données de société. D’après son rapport, c’est la « faute de la nature autant que des hommes » : pour lui, si la nature est en défaveur de la France, elle fait « une faute ».

Ce Delta de l’Oyapock est d’une complexité extraordinaire et il a connu de fréquents changements. Pierre Vidal évoque ainsi un bras disparu.

Il prend un point de vue scientifique pour délimiter la frontière, mais il instaure un rapport de force. C’est un point de vue colonial par rapport à la Guyane. Il ne fait pas du tout rapport aux populations locales, aux tribus guyanaises. Il ne justifie jamais la présence française, mais il montre que le Portugal n’y est pas légitime. Il aurait ainsi des « prétentions ambitieuses », alors que pour la France, c’est normal d’être là. On trouve chez lui l’idée que la frontière est un dû à la France. Il fait preuve de ferveur patriotique et scientifique. La Guyane est un droit historique.

 

L’argument brésilien mettait quant à lui l’accent sur des faits historiques. Vidal s’attache davantage au nom et à l’évolution de la rivière, car il sait qu’il ne peut pas lutter sur le plan historique. La frontière n’est pas naturelle, c’est une construction historique et politique. Vidal le sait.

Or, en 1917, Vidal écrit La France de l’Est. Il veut prouver aux puissances alliées que l’Alsace-Moselle est bien française : là, il mène une étude sociologique où il montre que les façons de vivre et de penser sont françaises. Il ne fait pas d’étude de cartes.

Une idée courante fin XIXe siècle est que les frontières sont naturelles et scientifiques : les Alpes puis le Rhin. Mais on pourrait avoir également les Vosges : on en fait donc ce que l’on veut. En plus, la France aurait une forme idéale : c’est un hexagone. La France serait un pays géographiquement idéal.

Dans l’Atlas de 1894, outre leur valeur propre, il indique que « nos petites colonies sont en général heureusement disposées sur de grandes routes maritimes ».

Le jugement rendu par des diplomates donne gain de cause au Brésil en 1900. Le fleuve Oyapock et les monts au Sud marquent la frontière. C’est une affaire de diplomate et pas de géographe.

 

La frontière fluviale de la Guyane aujourd’hui

La Guyane est aujourd’hui un DROM de 84 000  km2, recouvert à 95% de forêt. C’est le seul territoire d’Outre Mer qui n’est pas une île à l’exception de la terre Adélie (qui a un statut particulier). Or, l’erreur du président Macron lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle de parler le l’île de Guyane révèle en fait que dans l’imaginaire français, un territoire d’Outre Mer est forcément une île.

En Guyane, il y a le Centre spatial de Kourou, un centre d’entraînement de l’armée dans la forêt, et la recherche de sites d’orpaillage illégaux. La région compte 35% de chômage.

La frontière avec le Brésil est la plus longue frontière française, elle s’étend sur 730 km. La frontière fluviale est sur beaucoup de km : un problème est de savoir où elle se situe : est-ce une ligne médiane (en plein milieu) ou au talweg (en fonction de la navigabilité du fleuve) : cette solution a été choisie.

Or, une frontière n’est pas 1 mur : la frontière régule le passage. Le passage se faisait par bateaux, il n’y avait pas de pont. En 1997, la France et le Brésil décident de construire un pont, il est achevé en 2011. Les travaux ont duré de 2005 à 2011. Sa mise en service effective n’a lieu qu’en mars 2017. Il relie Oyapock au Brésil à Saint George en Guyane. Ce sont deux communes mal reliées à leur capitale. Cayenne est en effet un cul de sac selon Jacques Chirac.

Cependant, il manque les installations douanières du coté brésilien. Il semble que personne ne veut de ce pont. Ainsi il est fermé le dimanche et les jours fériés, ainsi que le midi, le soir et la nuit … la majorité du transport se fait toujours par pirogue.

Pourquoi donc avoir construit ce pont ? Il ne relie pas des régions économiques. Plus qu’une fonction pratique, le pont a une valeur symbolique. Le pont est le symbole de la frontière : il facilite le passage en le contrôlant. Il marque la frontière et veut faire croire qu’on contrôle la frontière. Il a été construit pour permette les relations économiques en 1997, mais en fait il renforce la discontinuité frontalière, car il casse les échanges régionaux qu’il y avait avant.

C’est l’armée qui contrôle cette frontière, par rapport à l’immigration clandestine (le fleuve est une interface entre deux territoires inégaux socialement et en droit) et par rapport à l’orpaillage. La migration vient surtout d’Haïti, mais aussi depuis le Brésil à cause de l’orpaillage clandestin par le fleuve. La traque est aussi faite pour lutter contre les dégâts environnementaux. La forêt amazonienne est peut-être le dernier espace sauvage de la France.

C’est la juxtaposition de deux mondes.

 

La frontière terrestre de la Guyane

La frontière terrestre se situe en forêt amazonienne, elle est quasiment impraticable, peu habitée. C’est une des dernières zones grises de la France : ainsi, seules 7 bornes en béton la matérialisent, sur un tracé de plus de 350 km ! Ces bornes ont été mises en place dans les années 1950-1960. La frontière est donc présente sur la carte mais pas sur le territoire.

En 2015 a eu lieu le raid des 7 bornes : c’est un raid par lequel la France exerce une mission de souveraineté il s’agit de vérifier le tracé exact de la frontière plus de 100 ans après sa délimitation, d’entretenir les bornes, et de collecter des informations dans une zone traversée par les orpailleurs : ce sont des relevés GPS précis. Le raid s’effectue dans un « bout du monde », réalisé avec des techniques de survie.

Un autre raid a été lancé en 2019, à la fois scientifique et militaire.

Dans ce raid joue un imaginaire exotique. Le raid est un exploit sportif. Il a donné lieu à la création d’un blog, avec l’impression d’être à l’étranger. Par exemple, on y apprend que l’on n’y parle pas français.

Le but de ces raids est d’empêcher que la frontière ne disparaisse, à la fois physiquement sous la végétation, et symboliquement, si personnes n’y va jamais.

 

On peut se demander à quoi sert cette frontière, et quelle réalité a-t-elle ?

C’est la dernière vraie frontière française : toutes les autres frontières terrestres du pays sont avec l’Union Européenne ou la Suisse.

L’histoire de cette frontière est-elle finie ? Non, car ce n’est jamais définitif. La frontière peut varier après un conflit, une indépendance, une régulation … Elle se situe dans une zone tendue qui risque de le rester. Pour la France et l’Union Européenne, la Guyane représente un intérêt stratégique important (avec en particulier Kourou), et le désir pour la France d’asseoir sa souveraineté sur ce territoire. C’est en effet le seul territoire européen en Amérique du Sud. Il est important en raison de la « Montagne d’or » et son éventuelle exploitation. Ce projet posera des questions sur l’environnement et les convoitises.

 

Aussi, il faut compter avec l’imprévisibilité des réactions de Bolsonaro. Il n’a pas encore fait de revendication territoriale, mais c’est imaginable. Ainsi, une quarantaine d’îles pourrait être revendiquées.

De plus, il ne faut pas non plus oublier la frontière avec le Surinam : le fleuve Maroni continue à être traversé uniquement en pirogue. La construction d’un pont n’a jamais été décidée, mais elle est voulue par la population : il semble que le Surinam ne soit pas assez important pour avoir droit à un pont.