Carte blanche aux Presses universitaires de France
Table ronde : Jean Numa DUCANGE – Razmig KEUCHEYAN – Stéphanie ROSA – Animateur : Simon BLIN
Approche thématique
Simon BLIN
Approche thématique et conceptuelle avec des thèmes et figures comme une encyclopédie avec un regard économique, philosophique, sociologique et historique, il s’agit de rendre compte des socialismes de Jacques Delors à Staline.
Stéphanie ROSA
Ne pas rester limité à la vision française actuelle d’un astre mort du point de vue français. Pourquoi et comment peut on parler de socialisme de nos jours ?
Nous sommes dans un cycle de reflux du projet communiste et des projets socialistes comme en France depuis la chute du mur de Berlin. Mais les partis socialistes obtiennent une certain aura en Allemagne où les socialistes pourraient revenir au pouvoir ou aux Etats-Unis avec Sanders.
Il faut faire les combats des différents socialismes pour qu’on puisse exercer un droit d’inventaire sur ces expériences : voir ce qui a marché ou pas pour préparer les débats à venir.
Jean Numa DUCANGE
Le socialisme est défini comme l’adversaire du capitalisme. Ainsi, dans l’histoire globale, tant que le capitalisme existera, le socialisme existera aussi. Par exemple, il est présent dans des courants écologistes – rapports étroits avec une certaine tradition écologiste : l’écologie sociale (pas toute l’écologie non plus). Donc il s’agit bien d’un courant d’actualité qui connaît des mutations actuelles et c’est un courant du futur aussi.
Le socialisme est pluriel. Quel est le liant, le point commun entre les uns et les autres ?
Stéphanie ROSA
Ce mouvement politique est né fin XVIIIe siècle pour résoudre les inégalités sociales. Existaient déjà des histoires du socialisme dès 1830 . Quand naît le socialisme ? Par exemple, dès Platon des idées (communauté…) peuvent être rangées selon cette idéologie-là, mais ne s’en réclament pas. Les socialismes nationaux existent et différentes familles aussi. La Révolution française ne se réclame pas du socialisme mais il s’agit bien d’un point de départ. Puis, dans la première moitié du XIXe siècle, se réclamant de robespierrrisme dans années 1830-40, des mouvements communistes et socialistes apparaissent de façon indistincte dans le XIXe siècle. Les différents mouvements socialistes et communistes ont un enjeu : se réapproprier tout cela.
La centralité de l’histoire commune demeure-t-elle ?
Simon BLIN :
Le PS a tenté de se détacher du mot socialisme pour s éloigner de cette idée là mais n’a pas marché. La centralité de l’histoire commune demeure-t-elle ?
Stéphanie ROSA
L’histoire sociale remonte à la Révolution française, à 1793. Le bouleversement est d’impact mondial car, pour la première fois, la refondation politique est radicale. Elle se fait sur une base entièrement sécularisée. C’est donc l’invention de la politique au sens moderne c’est-à-dire des projets profanes ayant pour but de transformer radicalement la société et, pour la première fois, des formes politiques propres. C’est après la terreur et le reflux sur l’égalité sociale que les projets socialistes et anarchistes émergent. C’est après cette expérience où pour la première fois les bases populaires expriment des bases égalitaires (veuvage, vieillesse, maladie…). L’origine de la sécurité sociale remonte en fait à 1793.
Razmig KEUCHEYAN
La question sociale et la question démocratique vont de pair lors de la Révolution française. Il y a une exigence pour que la souveraineté populaire soit une réalité et qu’il y ait un contrôle des pouvoirs. Le socialisme naît de cette préoccupation-là, avec différents courants : Louis Blanc pour un socialisme modéré, les marxistes, et d’autres déclinaisons…
Le racisme, le colonialisme et le féminisme : sont déjà pris en compte par le courant socialiste et les courants actuels s’en détachent totalement. Pourtant, des anti-colonialistes, des antiracistes et des féministes avaient combattu et obtenu des résultats.
Jean Numa DUCANGE
Le socialisme parle traditionnellement aux classes d’ouvriers et d’employés, sur une « conscience de classe » pour parler en termes marxistes. Alors que les organisations politiques et syndicales reculent, que reste-t-il de la « conscience de classe » ? En même temps, en Chine ou en Amérique latine émerge une conscience de classe combative et parfois chez des électeurs. « La conscience de classe, ça se travaille ». Il faut repenser l’organisation de la classe ouvrière pour qu’il y ait conscience de classe.
Stéphanie ROSA
L’un des grands enjeux de l’histoire du socialisme de la fin XIXe siècle est : « que va-t-il rester de l’idéal socialiste » ? L’histoire peut réserver des surprises car, entre le début du socialisme et la fin du XIXe siècle, il y a des organisations syndicales et le système actuel a réussi à résoudre ces contradictions avec la première guerre mondiale et la révolution bolchevik . 1/ Les modalités du débat ne s’arrêtent pas historiquement ; une amélioration des conditions sociales n’empêche pas une révolution, ce qui suppose une tension entre révolution et réforme. 2/ Selon Hobsbauwm, la hausse de l’espérance de vie est liée à la constitution du bloc soviétique. En effet, sans révolution bolchevik radicale, il n’y aurait pas eu autant de compromis sociaux ailleurs en guise de systèmes alternatifs. Sinon on a l’impression d’un débat historique générationnel – parfois interaction entre les deux – qui rend aussi possible des compromis concrets. Il faut penser les choses avec une articulation sur la longue durée. Par exemple, la tradition d’écogestion en Allemagne vient de 1918. La vague révolutionnaire après la défaite de la guerre et l’impact de la révolution bolchevik a été le moyen de juguler les mouvements révolutionnaires. Donc il ne faut pas rester dans les logiques intemporelles. De même, dans cette histoire globale des socialismes, la singularité française et le rôle fondateur de la Révolution française sont essentiels. Avec les utopistes, les révoltes syndicales, soit on était sur le terrain des utopies philosophico-littéraire sans prise avec la réalité, soit la révolution se nourrit des idées primitives. Dans le premier XIXe siècle, on a des socialistes et des communistes français. Les socialistes se réclament dans la filiation de Babeuf et Robespierre et donc républicains. Mais selon les historiens c’est en allant les rencontrer à Paris en 1843-44 – car en exil – que Marx aurait été inspiré pour le marxisme. De nouveau, la France joue un rôle important dans la construction des doctrines socialistes du XIXe siècle. Cela se déplace fin XIXe siècle, en Allemagne, en rayonnant avec le rôle de la presse, des clubs de sport, les chorale du parti, puis en se déplaçant encore à l’Est encore avec la révolution bolchevik vers la Russie/URSS et puis en Chine plus à l’Est encore. Donc il y a bien un moment de l’histoire du socialisme en France fin au XVIIIe siècle – première moitié du XIXe siècle.
Pourquoi une entrée par des personnages historiques tels que Miles Davis, par exemple ? Quelle place pour les personnages historiques dans la mythologie socialiste ?
Jean Numa DUCANGE : Sur la complexité de l’histoire.
Le socialisme est un mouvement collectif qui vise à animer les masses et à les mettre en mouvement. Et en même temps, il y a la place qu’occupent les intellectuels et personnes en dehors du mouvement ouvrier mais diplômées au service du mouvement socialiste, avec la critique de cette oligarchie par Keynes. Quelques dirigeants politiques deviennent l’incarnation de mouvements plus larges. Dans le socialisme français, Jean Jaurès vient d’un milieu assez élevé socialement et il est le premier chef de gouvernement socialiste en Europe à l’époque. Donc les individus au service du socialisme ne sont pas issus du mouvement ouvrier en général. Cela crée une tension avec l’idée qu’il s’agit d’une philosophie d’intellectuels, d’une production d’intellectuels qui projettent sur les ouvriers qui ont idéologies et envies autres. Cependant, il n y a pas de mouvement ouvrier pur d’intellectuels. Les interactions entre les deux – médiations, écoles de formation, « propagander » au XIXe siècle est très positif. Ces individus ne sont pas déconnectés de la base. Ainsi Jaurès fait des livrets pour les ouvriers pour expliquer les concepts.
Razmig KEUCHEYAN : sur le militantisme.
Le militantisme est une épopée et il faut des grands personnages dans une épopée – le militant est une figure très valorisée. Parfois les militants sont des activistes mais les activistes sont moins organisés, moins encadrés que des militants dans une organisation ou un parti. La question de l’organisation est centrale pour la réinvention du socialisme au XXIeme s :inventer des formes radicales du militantisme qui ne soient pas activisme.
Comment avez-vous fait la sélection de choix de figures, dates, événements? Par exemple, il y a une entrée cinéma ou sensualité.
Stéphanie ROSA
Il s’agit de faire apparaître la vie du socialisme en termes de thèses soutenues.
Jean Numa DUCANGE
Les films de Renoir et le Front populaire : il y a un lien, une histoire de solidarité militante commencée par les banquets : rôle des repas et de faire bonne chair. C’est l’histoire de tous les jours loin des moments héroïques, les militants au jour le jour. Par exemple, Maurice Thorez n’est pas la figure la plus sensuelle mais les relations avec sa famille sont importantes, sinon on passe à côté d’ une quotidienneté de tout cela importante.
QUESTIONS
La question de la spécificité française, gauche radicaliste ?
Le choix est de ne pas faire une entrée par pays sauf pour la Yougoslavie car c’est un modèle d’autogestion. Il y a des pays avec des courants maoïstes. Le bloc de gauche portugais provient pour partie d’anciens trotskystes (Jean Numa DUCANGE).
La gauche radicale suisse : depuis la crise du paradigme révolutionnaire du XIXe siècle, la terminologie du radicalisme appliqué à la gauche a disparu depuis environ 30 ans. Il est flou et dépassé au XXIe siècle(Razmig KEUCHEYAN).
Sur les événements récents comme en Algérie ou au Chili. Les soulèvements, ne sont pas à intégrer aux mouvements socialistes ? Les références au socialisme dans les mouvements récents de ces dernières années ne se réclament pas du socialisme car après c’est de l’histoire « chaude » (Stéphanie ROSA). En revanche, il y a une entrée par le populisme qui concerne des mouvements de gauche mais ces mouvements de soulèvement populaires ne se réclament pas du socialisme – ce qui ne signifie pas que cela ne reviendra pas (Razmig KEUCHEYAN).
Le terme de « révolution du XIXe siècle à nos jours » pose la question des partis socio-démocrates qui gèrent des municipalités qui ont laissé des mises en œuvres telles que des logements sociaux comme à Vienne ce qui en fait une ville où il est agréable de se loger. Cette ville a un bon classement de ville agréable à vivre lié à cet héritage (Jean Numa DUCANGE).
Question sémantique : « communisme – anarchisme – socialismes ». Sur la longue durée ces termes peuvent être opposés – Cf. texte de Lénine qui est social-démocrate car appartient à la Deuxième Internationale et puise dans l’histoire du XIXe siècle (propriété collective des moyens de production et pas de compromis de la propriété privée). Proudhon est d’abord un père du socialisme entre 1870 et 1914 et Jaurès utilise le communisme comme synonyme du socialisme (Jean Numa DUCANGE).
Le tissu quotidien du socialisme est présent dans l’ouvrage car c’est important. L’histoire des socialismes s’est beaucoup perdue car les organisations assurent beaucoup moins cette fonction de socialisation et de convivialité en même temps. Si on substitue de l’activisme aux organisations politiques et syndicales, cela se fait au détriment des habitudes de décider démocratiquement ensemble puis d’appliquer ensemble or cela se perd. Un défi du socialisme pour l’avenir est l’organisation en conservant les formes d’organisation héritées du passé, un trésor perdu à réinvestir – avec l’éclatement et le caractère de plus en plus individualisé des formes de militantisme la gauche est paralysée en France. (Razmig KEUCHEYAN)
Quelles différences entre les gauches et les socialismes ? Si on fait une histoire des gauches, on peut être de gauche et n’avoir aucun rapport avec le socialisme. Ainsi, Benjamin Constant est de gauche par rapport à la réaction la plus dure. Lors de la monarchie de juillet, être bonapartiste est être dans l’opposition de gauche et les libéraux peuvent alors être de gauche. Donc la gauche est beaucoup plus large (Jean Numa DUCANGE).
Socialisme et marxisme ne sont pas synonymes. L’expérience communiste est purement marxiste. Cependant, le socialisme français, c’est en 1920, lorsque Léon Blum fait scission avec les communistes. Il se dit néanmoins marxiste, y compris quand il est du Front populaire. Donc se disent marxistes aussi bien des communistes que des socio-démocrates – même Mitterrand pour l’emporter au congrès d’Epinay.
Quelle place pour la révolution d’octobre ? La réflexion philologique de la révolution russe dans les pays d’Europe puis en Amérique latine entraînent toute une réception et une relecture. Le populisme de gauche est une lointaine résurgence de débats sur les fonctions d’une révolution dans les pays agraires – limites de la révolution russe et de son influence quand surgit dans des pays qui ne sont pas du même ordre de la société civile.(Razmig KEUCHEYAN)
Question du productivisme et lien avec socialisme. On se réfère à l’écologie politique dont Rachel Carlson, grande figure de l’écologie politique dans les années 1960 aux États-Unis. Une écologie sociale doit avoir lieu et une réflexion sur les formes du productivisme doit être conduite (Razmig KEUCHEYAN).
Totalitarisme et productivisme. C’est un débat épineux mais ce n’est pas une question centrale dans l’ouvrage (Razmig KEUCHEYAN).
Les courants majoritaires plus ou moins socialistes posent la question du productivisme. Sur la place de l’économie dans le socialisme, les positions sont différentes au sein des partis de gauche. Il y a un début de convergence car il y a de grands enjeux : organiser les activistes et en faire des militants / formes de croissance verte / dépassement du capitalisme / dynamiques de croissance d’aujourd’hui forcément décroissante ou pas. Ce sont des questions en cours dont on ne sait pas la réponse. Et que signifie décroissance ? (Razmig KEUCHEYAN).
La question du productivisme peut être inscrite dans la question plus large du progressisme. Les socialistes du XIXe siècle ont placé dans l’idéologie du communisme leurs espérances et projets dans un rapport rationaliste et positif au monde. Comment peut-on rester progressiste dans le socialisme du XXIe siècle ? Les manifestations anti-vaccinales de cet été remettent cela en question. Faut-il se méfier par principe du progrès scientifique et technologique, ou pas ? La question était déjà posée au XIXe siècle. Y a-t-il correspondance entre progrès scientifique et technologique et progrès social et humain ? Cela se pose dans l’actualité du social avec des conséquences concrètes et cruciales comme lors de la crise sanitaire actuelle. (Stéphanie ROSA)
Sur le travail animal, le socialisme s’est pensé par rapport au travail comme aliénation et dépossession de l’outil de travail. Avec le numérique, la dépossession est totale (entrée travail, aliénation). On rejette les machines au début XIXe siècle et le progrès scientifique jusqu’à la destruction de la machine pour se révolter. Puis le rapport au travail a évolué avec la fierté du travail bien fait. Le rapport au travail s’est inversé. Le travail ne peut pas être fait si je suis en grève. Marx critique fortement le travail qui désaliène. Et pour les socialistes, le travail est valorisé contre l’oisiveté. Si nous produisons, nous sommes la centralité. Concernant les délocalisations, on a dépossédé les gens de ce qui faisait sens dans leur vie de travailleur. Les socialistes avaient pour but de donner un sens au collectif – rapport au quotidien (Jean Numa DUCANGE).