Le 12 janvier 2017 sortait en librairie une Histoire mondiale de la France(Editions du Seuil, 2017), sous la direction de Patrick Boucheron. Trois coordinateurs (Patrick Boucheron, Yann Potin, Pierre Singaravélou), un auteur (François-Xavier Fauvelle) et une enseignante (Bénédicte Girault) sont venus discuter du livre. Derrière la réussite éditoriale (Prix Aujourd’hui 2017) et le renom des auteurs, la question de la légitimité de la présence de cette conférence à Blois dont le thème était Eureka et l’innovation pourrait être posée. Etait-ce un simple coup de pub (s’il y en avait encore besoin) ? Un délire d’auto-congratulations des auteurs ? Non, bien au contraire, sans vouloir directement répondre aux critiques, les intervenants ont voulu expliciter, dans une Halle aux grains rapidement comble, la démarche innovante qui a guidé cet ouvrage.
L’Histoire autant que sa mise en récit par les historiens n’est pas statique. Elle évolue au gré des avancées scientifiques mais aussi en réaction à la société dont les historiens sont des membres à part entière. C’est ainsi que Patrick Boucheron a ouvert la discussion. Ce livre est « né dans l’état d’esprit de la fin 2015 », dans un contexte pré-présidentiel et marqué par les attentats de novembre. Mais au delà du contexte politique, ce livre s’inscrit dans une dynamique historiographique, et est avant tout un « projet narratif avant d’être politique ». Le succès éditorial et les levées de boucliers sont « devenus un filtre, empêchant de discuter du projet » (Patrick Boucheron).
Faire naitre un « intellectuel collectif »
Yann Potin, un des coordinateurs de l’ouvrage, a rappelé que l’ouvrage est décousu, mais que derrière « l’apparence d’éclatement, d’histoire en miettes, se trouve la volonté de montrer que toutes les histoires ont une couture qui ne se voit pas forcement ». Le manque de cohérence, longuement critiqué par certains, n’est que la conséquence d’une « aventure collective ». Les 122 auteurs, pour la plupart, ne se sont jamais rencontrés, ce qui crée une « polyphonie ». Pour Pierre Singaravélou, il était primordial de prendre en compte les dernières avancées historiographiques, notamment l’histoire connectée, l’histoire des connexions et des échanges. [Il faut dire qu’il en est l’un des plus important représentant] : « Ce livre n’est pas un bilan moral, politique ou économique ! » C’est une approche globale qui permet de renouveler notre regard sur la France. Pierre Singaravélou a bien insisté sur le fait que depuis les années 50, les historiens conservateurs et les historiens tiers-mondistes possèdent la même vision du monde. Cet ouvrage veut, au contraire, appréhender les petites et les grandes échelles en montrant les circulations. Par exemple, faire appel à François-Xavier Fauvelle, un africaniste, pour parler du VIIIe siècle en France, a été motivé par la volonté d’apporter un regard neuf. Les auteurs étaient libres de choisir les dates et la manière de les traiter. Patrick Boucheron, reprenant Pierre Bourdieu, souhaitait avec ce livre faire naitre un « intellectuel collectif » auquel il croit et qui permet de faire avancer la science historique. « tout n’y est pas, c’est sûr, mais tout n’y est jamais ! »
La forme de l’ouvrage a été également critiquée. Comparée à un dictionnaire, le livre procède par entrées chronologiques, ce qui pourrait faire croire à la construction d’une nouvelle chronologie, d’un nouveau roman national. Il est pourtant clair que les auteurs s’inscrivent dans une démarche de dé-construction du roman national. François-Xavier Fauvelle, l’auteur de l’article sur la bataille de Poitiers de 732 – enfin plutôt de la notice 719 – a précisé avec un brin de sarcasme que « 719 nous permet d’en apprendre beaucoup plus sur l’histoire de France que 732, puisque des traces archéologiques à Russino nous informent sur 719 et alentours, alors que pour Poitiers il n’y aucune trace archéologique ». François-Xavier Fauvelle, à travers la métaphore de la généalogie, a montré la possibilité de faire l’histoire de France autrement que comme un récit linéaire depuis les origines.
Les auteurs ont donc défendu à tour de rôle cette volonté de déconstruire une histoire de France linéaire. Pour Yann Potin, ce livre est un « dictionnaire des présupposés à l’envers ». Certains évènements sont présents pour être déconstruits comme Alésia (on notera au passage une pique à l’encontre de Franck Ferrand), ou la bataille de Poitiers. D’ailleurs Patrick Boucheron a noté que les principales critiques concernent inlassablement les mêmes évènements : la bataille de Poitiers, la Grotte Chauvet, la Seconde Guerre mondiale. Les batailles médiévales (Azincourt, etc…) ne sont jamais mises en défaut.
Il y a eu des choix de dates, mais Yann Potin a précisé que « tout n’y est pas, c’est sûr, mais tout n’y est jamais ! ». Rire de l’assemblée et des autres intervenants. Patrick Boucheron insiste ! « Ce n’est pas une histoire alternative ». C’est un livre d’Histoire qui n’a « ni fin, ni commencement ».
Un « condensé de méthodologie historienne »
Yann Potin a insisté sur l’existence de deux niveaux de lecture : un pour les grands débutants en histoire, un deuxième pour ceux qui ont déjà une culture historique. Bénédicte Girault a qualifié l’ouvrage d’outil indispensable pour les jeunes enseignants. Ils peuvent y trouver de nouveaux savoirs, des textes de plusieurs historiens, chacun ayant sa manière d’écrire, mais aussi un répertoire d’étude de cas. Mais ce livre est surtout, pour elle, un « condensé de méthodologie historienne » : conceptualiser, critiquer, analyser à différentes échelles. C’est un outil dont les étudiants et les enseignants peuvent et doivent se saisir. « après la déconstruction des savoirs, il est temps de les reconstruire »
Est-ce que ce livre doit être considéré comme un nouveau modèle d’écriture de l’histoire ? Justement non répondent collégialement les intervenants. Un des objectif était de faire comprendre que l’ordre du temps est un construit, sans vouloir imposer une nouvelle chronologie. Patrick Boucheron le précise d’ailleurs dans l’ouverture de l’ouvrage : « Les séquences que dessinent ces dates ne valent pas périodisations » (Histoire mondiale de la France, p. 13).
Pour Patrick Boucheron, ce livre n’a pas été écrit pour « faire disparaitre les autres », il arrive à un moment de l’historiographie où « après la déconstruction des savoirs, il est temps de les reconstruire ». Ce n’est pas un dictionnaire mais un essai qui doit être réapproprié par les lecteurs.
De la à vouloir imposer le livre comme le futur de l’écriture historienne, Yann Potin et Patrick Boucheron ont clairement annoncé qu’il n’était pas dans leur intention de « créer une nouvelle école ». Ce livre est une « expérience » qui questionne sur ce que doit être un livre d’Histoire. Ce livre a permis la mise en commun de paroles innovantes d’historiens dispersées. C’est Pierre Singaravélou qui a trouvé la formule : « Ce livre, c’est 146 intrigues autonomes ». La forme n’est donc pas nouvelle et c’est le lecteur qui reconnecte les intrigues entre elles.
Il y a des tentatives à l’étranger, notamment en Italie, mais elles ne sont pas coordonnées. Ce sont des réappropriations par d’autres communautés d’historiens.
« ce livre n’est pas parfait, mais il n’essayait pas de l’être »
Comme toute production, il y a des limites. Les notices étaient limitées à 12 000 signes maximum. Il n’y a pas de notes infrapaginales, « remplacées » par des pistes bibliographiques en fin de notice. Enfin les 122 auteurs, pour la plupart, ne se sont jamais rencontrés, ce qui crée une « polyphonie » à cet ouvrage. Un ouvrage à plusieurs mains dont la forme créée du sens alors qu’il n’y en a pas forcément.
Tous les intervenants sont d’accord : « ce livre n’est pas parfait, mais il n’essayait pas de l’être » . Patrick Boucheron, en comparant son rôle de directeur de publication à celui d’un photographe, pense que chaque livre possède son point aveugle, le point d’où l’écrivain écrit son livre et qui ne lui est pas visible. Toute imagée que puisse être cette comparaison, Patrick Boucheron a dit avoir conscience des lacunes de ce livre ; mais surtout, en bon historien, qu’il faut prendre le temps du recul nécessaire à l’analyse des défauts afin de faire avancer la science.
This is a révolution ?
Cette discussion autour de l’ouvrage dirigé par Patrick Boucheron a permis aux coordinateurs de s’exprimer sur leur ouvrage et d’en expliquer les finalités résumées toutefois dans l’ouverture du livre. Steve Jobs aurait conclu en disant « This is a révolution ». Les auteurs, de manière beaucoup plus sobre, souhaitent avoir permis l’ouverture d’un champ de possibles dans l’écriture de l’Histoire. L’innovation ne se trouve pas uniquement dans l’apparition de nouveaux savoirs mais aussi dans de nouvelles lectures des faits et de nouvelles manières de les écrire et de les transmettre.