Pourquoi et comment écrire des histoires des villes ? Le lancement, tout récemment, de la collection « Histoire des villes » des PUR, inaugurée de manière magistrale par une équipe bordelaise en 2019, peut être l’occasion de s’interroger sur ce type de mise en récit. Alors que notre monde est devenu un monde de villes et qu’en conséquence, élus, décideurs et citoyens sont plus que jamais en droit d’attendre des historiens que ceux-ci leur donnent des clefs de lecture de ce monde complexe, comment ces mêmes historiens peuvent-ils se positionner par rapport à cette demande sociale et politique et, ce qui va souvent avec, aux divers « romans municipaux » ? Est-il même légitime qu’ils le fassent ? Comment, et jusqu’où, doivent-ils dégager le particulier du général, le banal du singulier ? Comment articuler les enjeux historiographiques propres à chaque période et la diversité des thèmes que soulève l’enjeu urbain dans ce qui reste malgré tout un récit ? Doit-on aller, d’ailleurs, jusqu’à renoncer à celui-ci et ne fonctionner que par éclairages ponctuels et documentés ? Telles sont les questions qui seront soulevées lors de cette table-ronde qui réunira les auteurs des histoires de Bordeaux, Rennes et Aix sous la houlette de Cédric Michon.


Modérateur: Cédric Michon est professeur d’histoire moderne à l’Université Rennes 2.

Intervenants:

  • Florian Mazel: professeur d’histoire médiévale à l’université Rennes II.
  • Gauthier Aubert: professeur d’histoire moderne à l’université Rennes II.
  • Michel Figeac: professeur à l’université de Bordeaux-Montaigne.

Ce compte-rendu prendra la forme d’un verbatim.

I-Comment écrire une histoire des villes aujourd’hui ?

CM (Cédric Michon): pourquoi et comment écrire une histoire des villes aujourd’hui ?

GA (Gauthier Aubert): en 2006 nous avons sorti avec les PUR une Histoire de Rennes. Elle a été rééditée en 2010 et avait très bien marchée. C’était une histoire conçue pour le grand public éclairé avec beaucoup d’images et dont la paternité revient à Alain Croix qui dirigeait une collection qui s’appelait Images et Histoire au PUR. Il avait eu l’idée de faire un Rennes images et histoire à une époque où les éditions Palantines d’ailleurs semblaient vouloir faire une histoire des villes donc les PUR de l’époque ont souhaité se placer sur ce marché unique. Ayant étudié Rennes dans le cadre de ma thèse, c’est comme cela que je suis arrivé à faire cette histoire. Ce qui m’avait beaucoup interpellé en 2006 quand l’ouvrage sur Rennes était sorti, c’est l’extraordinaire succès qu’il a rencontré.

Dans un monde éditorial, avoir la possibilité de porter une parole universitaire, de la diffuser au-delà de la norme habituelle des publications qui sont les nôtres, c’est quelque chose qu’il fallait saisir. C’est une collection qui s’inscrit chez un éditeur universitaire et comme vous le savez, parmi ce qui structure les missions universitaires, il y a la valorisation de la recherche. Je trouvais que, fort de cette expérience rennaise, l’entrée ville était un très bon moyen dans une société qui a basculé largement, en France notamment, dans un monde de l’urbanité. C’est un objet qui est sans cesse à interroger et là les universitaires ont une compétence de décryptage à faire-valoir par rapport aux élus. Les élus c’est toutes les formes de décideurs qui sont intéressés par un type d’écriture qui est intermédiaire entre le livre très grand public et le colloque universitaire sur un thème très précis. Tout ce qui est architecte du patrimoine, services d’urbanisme… On est déjà dans une forme de médiation patrimoniale et culturelle. Il y a quelque chose qui est important, pour aller contre les récits municipaux.

CM: on pourra reparler des récits municipaux car c’est quelque chose de très important. Ce genre de projet est difficile si on est pas aidé par la mairie car l’investissement financier est important et le partenariat avec la mairie est important (coût de l’iconographie, graphique etc). Il vaut mieux une mairie absente qu’une mairie trop présente. Je voudrais dire que c’est une collection vivante. Des projets sont en cours comme l’histoire de Dijon, une histoire sur Fougères, une projet sur Loches et un dernier sur Orléans. Ma question à Michel Figeac: qu’est ce que ça fait d’être celui qui ouvre le bal, d’une collection bien pensée, selon une charte précise de médiation de beaux livres, de textes accessibles ? Comment ça s’est passé ? Quels éléments pourraient être évoqués ?

MF (Michel Figeac): Le sentiment qu’on va pouvoir faire connaître toute une masse de travaux d’étudiants. Il y a 30-40 ans qu’on avait pas écrit sur l’histoire de Bordeaux. Par ailleurs, Bordeaux s’est énormément transformée avec les travaux du tramway. Une ville plutôt noire est devenue une ville blanche. On a un sentiment de grande reconnaissance d’une ville par les PUR.

GA : vous êtes dans une ville où il y a une forte équipe d’historiens enracinés qui a travaillé sur la ville. Il y a avait des plumes.

MF: des historiens avec une double identité comme moi. On a à la fois travaillé sur du local et sur du national. Des périodes n’étaient pas bien traitées notamment le Haut Moyen Âge. J’ai donc demandé à Bruno Dumézil pour cette partie-là. Il y a eu un peu un recrutement à l’extérieur, surtout des historiens locaux et de tous âges.

CM: on a beaucoup d’historiens aujourd’hui qui sont incapables de parler de l’espace dans lequel ils travaillent. C’est exactement mon cas. J’ai travaillé dix ans au Mans et j’aurais été bien en peine de participer à un ouvrage sur Le Mans. Quand au sein d’une université, vous n’avez pas de collègues capables de traiter de l’histoire de la ville où ils exercent, c’est un problème. Florian Mazel, que pourrais-tu nous dire de l’histoire d’Aix-en-Provence ? De la facilité de réunir une équipe ? Du partenariat institutionnel ?

FM (Florian Mazel): l’intérêt était qu’il n’y avait plus eu d’histoire sur Aix depuis 1977. Il y a bien eu l’histoire des villes chez Privat, mais c’était surtout des illustrations et puis cela datait des années 1960-1970. Il y a eu un renouvellement profond grâce aux travaux des étudiants et aussi d’énormes chantiers archéologiques dans les années 2000-début 2010. Cela a joué un rôle important. Pour mobiliser une équipe, cela a été à la fois facile et hasardeux au sens où la plupart des auteurs sont assez âgés et ces historiens n’ont pas trouvé de relais dans la jeune génération. Il y a un souci de l’échelle urbaine.  Il n’y a plus d’historiens en France travaillant sur la ville. On va surtout trouver des chercheurs sur les villes françaises aux États-Unis et au Canada.

Pour revenir à l’équipe, on avait une très bonne équipe locale, beaucoup de professeurs émérites, mais aussi une équipe plus jeune avec des archéologues pour l’époque antique et médiévale. C’est là qu’on l’on va trouver un relais de la jeune génération. Cela est lié au métier qui les inscrit dans un espace local. D’autant qu’à Aix, il existe un service municipal d’archéologie, ce qui est rare en France. Cela a permis d’associer la ville au projet. Cela a facilité l’accès à des banques de données d’illustrations. Cela nous a donné accès à un cartographe. Je tenais beaucoup à ce qu’il y a une forme de mini atlas urbain dans le livre. On a aussi associé des géographes. La municipalité a été très en retrait sur le fond, sur le roman municipal. En revanche, elle a bien soutenu financièrement. Pourquoi je me suis engagé dans ce projet, c’est l’idée que ce qui fait que l’on a du mal à avoir des auteurs de la nouvelle génération car on est dans une internationalisation de la recherche, les échelles favorisées sont européennes voire plus. Les histoires urbaines sont perçues comme des histoires locales. Pour moi, c’est plutôt des histoires localisées. L’enjeu du livre c’est vraiment la focale. C’est-à-dire de restaurer à la multiplicité des échelles et ne pas se laisser entièrement absorber par la mondialisation. L’enjeu du livre c’est aussi de travailler sur l’arrière-pays. Il y a d’emblée une interaction entre le noeud urbain et les espaces ruraux.

II-Le roman municipal

CM: sur la question du roman municipal, Gauthier, quelle est la nature de ce roman municipal, quels sont les enjeux qu’il porte, qu’est-ce que tu peux nous dire là-dessus ?

GA: chaque ville est porteuse d’une représentation. Par exemple Saint-Malo, cité corsaire. André Lespagnol a passé toute sa carrière à montrer que Saint-Malo c’était plutôt une cité morutière. Le roman national est plus ou moins affirmé. Il doit souvent beaucoup à l’empreinte architecturale. À Rennes on a dit que l’âge d’or était le XVIIIe siècle car il y a eu une grande reconstruction après l’incendie de 1720. En fait, la période faste est plutôt en amont, la reconstruction se fait dans un contexte d’épuisement. Notre objectif à Rennes a été de se détacher de toute forme de roman en optant pour un discours résolument historique. On a fait appel à des historiens par tranches chronologiques. L’autre option aurait été une approche thématique: ville industrielle, religieuse, de justice etc. On a voulu casser cela et rendre toute la noblesse au métier d’historien en faisant quelque chose de classique.

III-La question de l’arrière-pays

CM: Michel, jusqu’où on peut aller par exemple à Bordeaux ? C’est une ville portuaire donc ouverte sur son arrière-pays. Que peux-tu nous dire sur la manière dont vous avez géré cette question ?

MF: le port est l’épine dorsale du livre. L’arrière-pays est dans le livre. Si Bordeaux s’est transformée au XVIIIe siècle, c’est parce qu’elle est adossée à son arrière-pays. Bordeaux pour ravitailler les navires s’appuie sur quelque chose de rationnel. La vallée de Garonne fournit les céréales, la Dordogne va fournir le nécessaire pour les chaudières par exemple. Il y a aussi tout un arrière-pays démographique. La ville passe de 40 000 habitants au début du XVIIIe siècle à 110 000 au début de la Révolution. Cela s’explique par un bassin démographique derrière la ville et non par croissance naturelle. On a des jeunes filles qui viennent se constituer une dote, des spécialités de métier, des gens du Limousin, charpentiers remarquables, la Creuse pour fournir des métiers du fer etc. On a une spécialité par localisation. De plus, l’arrière-pays fait partie de la ville quotidienne. Les élites pratiquent la double résidence. Elles sont adossées très largement aux vignobles à Bordeaux. En hiver, les élites sont en villes car il y a les sessions du parlement. En été, les élites partent à la campagne. Il y a un dialogue entre le château rural et l’hôtel urbain. Au moment des vendanges, les élites sont à la campagne. Donc c’est indispensable de parler du plat pays.

CM: si on regarde Aix-en-Provence, il y a un accent mis sur l’époque antique et le Moyen Âge, pourquoi ?

FM: il y a un effet d’opportunité à Aix. D’abord, la multiplication des chantiers archéologiques a mis au jour des pans entiers de l’histoire urbaine même sociale et religieuse avant le XVe siècle où on a des sources importantes. Ces découvertes ont permis de revoir l’emprise spatiale de la ville par exemple. On a pu comprendre la polynucléarité de la ville médiévale qui s’est expliquée en termes d’héritage antique. Le centre urbain du Moyen Âge était hérité du quartier du théâtre antique. Ensuite, il y a un enjeu à rendre visible cette relecture profonde de l’histoire urbaine. Il y a l’idée d’interroger la complexité du fait urbain notamment au Moyen Âge et qui se simplifie au XVe siècle. Aix-en-Provence au Moyen Âge c’est trois centres qui ont même parfois été remparés.


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