Table ronde. Carte blanche à l’Institut des mondes Africains (IMAF).
Modérateur : Henri Médard, professeur d’histoire de l’Afrique contemporaine à l’université Aix-Marseille (IMAF). Intervenants : Jean-Pierre Chrétien, directeur de recherche honoraire à l’ IMAF ; Agnès Laine, docteur en histoire, associée à l’ IMAF ; Jean-Philippe Stassen, auteur de bande dessinée.
Le propos général de cette table-ronde était de montrer comment la construction progressive de stéréotypes racistes en Afrique de l’Ouest a pu contribuer au déclenchement du génocide rwandais de 1994. Construits par qui et comment ? C’est ce que les intervenants se sont attachés à expliquer pendant l’heure et demie d’une conférence riche d’érudition mais également empreinte de gravité avec l’intervention de Jean-Philippe Stassen, auteur de bande dessinée et directement marqué par le génocide de 1994.
Agnès Laine pose le contexte, en évoquant les grandes lignes de la démarche anthropologique des Occidentaux en Afrique au XIXe siècle.
Mme Laine rappelle d’abord l’importance des images, gravures et photographies pour la diffusion des connaissances sur l’Afrique auprès du public occidental. Ces illustrations de la « nature » africaine sont d’un grand intérêt pour les sociétés savantes, les scientifiques et les naturalistes de l’époque qui leur accordent une réelle valeur scientifique. Développant sa mise en contexte, Agnès Laine indique à grands traits quelques points essentiels permettant d’éclairer les mentalités des Européens dans leur regard sur l’Afrique et les Africains.
Au XIXe siècle, l’Homme africain est perçu comme faisant partie de la nature, dans un continent encore mal connu et donc en pleine période d’exploration. Le projet scientifique et anthropologique de l’époque est d’abord de recenser les groupes humains, de les caractériser et del les définir. Portée par la révolution « darwinienne », l’idée scientifique commune est non seulement de caractériser les groupes humains, mais également de les hiérarchiser en fonction de leur niveau supposé de développement. C’est la grande époque des mesures anthropologiques, notamment à partir des formes des visages ou du crâne, où la tendance est de faire coïncider « traits négroïdes » et niveau de civilisation. C’est aussi l’époque où le mot « race » entre dans le langage courant.
L’apparition de la photographie, qui peut fixer la réalité, voit le développement de collections ethnographiques qui permettent, il est vrai, de présenter des traditions et des cultures inconnues mais qui ,parfois, tendent aussi à devenir des successions de portraits anthropométriques. La démarche se ramenant ainsi à prendre des mesures pour définir des types humains.
Et Agnès Laine d’achever son propos en indiquant que ces ouvrages en disent finalement plus long sur le regard de l’Occidental que sur l’Africain lui-même! Le regard fantasmé sur un monde pur et primitif, mais bientôt voué à disparaître… C’est dans cette perspective, et Agnès Laine en termine ainsi, que les Pygmées, ces chasseurs-cueilleurs, apparaissent aux yeux des Européensc comme les parangons de la primitivité.
Henri Médard montre, à travers une présentation résumée de son étude sur « les rois du Buganda », le jeu subtil qui se joue entre le photographe occidental et son modèle africain.
La projection d’une série de photographies-portraits, des rois du Buganda (Ouganda actuel) Muteesa Ier (1857 / 1884) et Mwanga II (1884 / 1888) permet à Henri Médard de cerner les enjeux de représentation et de pouvoir qui se sont noués autour de ces portraits. Le chercheur rappelle en préambule que le royaume du Buganda a été beaucoup visité, beaucoup étudié en raison de la puissance politique de cet État et de la présence des sources du Nil.
La première photographie datant de 1860 a été prise par l’explorateur britannique John Speke. Le souverain est représenté en pied dans un décor naturel devant la hutte royale, le torse nu et tenant à la main une lance royale, attribut de pouvoir. Ce portrait constitua la page de couverture du livre de Speke, ouvrage que le roi lui-même possèdait. D’où, selon Henri Médard, une forme de prise de conscience de la part du roi de l’importance de l’image pour son statut de souverain vis-à-vis du monde extérieur.
En 1875, c’est Henri Stanley qui séjourne au Buganda et qui, à son tour, tire deux portraits du roi sous la forme d’une photographie et d’une gravure. Cette fois-ci, la pose est différente. Muteesa est vêtu à la mode Zanzibar, assis sur un siège, en premier plan, un sceptre à la main et, au second plan, se tenant derrière lui, une assemblée de notables. La majesté de la représentation est bien plus affirmée qu’en 1860. Tout aussi intéressant à noter est la différence de représentation morphologique du roi entre la photographie et la gravure. Sur la photographie, les traits négroïdes sont marqués, à la différence de la gravure qui montre des traits « hamitiques », c’est-à-dire correspondant à des populations formant un des sous-groupes de la « race caucasienne », selon les théories en vigueur à l’époque.
Et Henri Médard de conclure que,dans l’esprit de Stanley, les représentations du statut royal et du statut racial sont en compétition. Muteesa lui-même avait-il intégré ces deux normes dans son esprit ? Probablement, bien que l’on n’en ait aucune certitude.
Jean-Pierre Chrétien développe la thèse selon laquelle c’est le regard extérieur occidental qui a construit l’opposition pseudo – scientifique et historique entre Bantous (Noirs moins évolués) et Hamites (plus évolués et originaires du Proche-Orient).
Poursuivant dans le style de cette table-ronde, Jean-Pierre Chrétien s’appuie lui aussi sur une série de photographies et de gravures pour développer son propos. Il montre bien évidemment que cette opposition qui est verbalisée et imagée (imaginée …) d’abord par les Occidentaux, s’est construite très progressivement pour s’affirmer plus fortement dans les années 1860 et suivantes à l’époque coloniale.
On observe,par exemple, que les portraits des « Hamites des Grands Lacs » dressés par Speke sont représentés à l’antique, de profil ou de trois-quarts avec les attributs du pouvoir et de l’aisance matérielle : lance, pipe, vêtement de coton. Jean-Pierre Chrétien s’arrête plus particulièrement et plus longuement sur une série de photographies de 1957 prises au Rwanda et destinées à un ouvrage scientifique sur l’Afrique. La première représente un dignitaire tutsi pris en contre-plongée dans une attitude de grande noblesse. La seconde montre un paysan hutu pris en plongée et de face dans un environnement végétal. La troisième est la mise en scène d’un « contrat de clientèle ». Il s’agit d’un échange de vache contre des services. Le propriétaire de la vache, un Tutsi, est assis sur un siège devant sa hutte, vêtu d’une cotonnade. Le client, un paysan Hutu, est accroupi, le torse nu. Beaucoup de choses sont dites dans cette image qui représente, certes une réalité, mais pas la réalité toute entière.
Tutsis éleveurs, envahisseurs originaires du Proche-Orient, maîtres des richesses, du pouvoir et porteurs de traits fins. Hutus, agriculteurs, Africains d’origine, soumis et porteurs de traits négroïdes. Les schémas, issus des théories racialistes du XIXe siècle sont bien en place et pérennes en ce milieu du XXe siècle. Intégrés dans la tête des Occidentaux assurément.Et dans la tête des Africains de l’Ouest eux-mêmes, qu’en est-il? Ces stéréotypes coloniaux existaient-ils avant, dans l’esprit de populations locales parlant la même langue et dont les différences morphologiques sont parfois identifiables et parfois pas du tout ?
C’est sans doute cette partie de la conférence qui a été la plus frustrante, car ce point n’a pas été abordé en profondeur. Toutefois, en réponse à une question posée par le public en fin d’exposé, Jean-Pierre Chrétien a tracé quelques pistes.
L’intérêt, par exemple, de se dire Tutsi dans la mesure où l’administration coloniale s’appuyait sur cette « ethnie » privilégiée. Le fait d’appartenir à une majorité soumise et délaissée,et donc se sentir Hutu. L’enseignement monolithique dans les écoles qui reproduit cette division artificielle. Les calculs politiques plus contemporains… En tout état de cause, Jean-Pierre Chrétien précise que l’imaginaire social s’est construit dans les deux sens, côté Tutsi comme côté Hutu.
Jean-Pierre Chrétien évoque, à la place de son collègue Marcel Kabanda absent, le rôle des médias rwandais dans le génocide, à travers des caricatures parues dans la presse au cours des années 80 / 90.
Sans raconter l’histoire du Rwanda, je me vois contraint de rappeler rapidement pour nos lecteurs des Clionautes (et je sors ici provisoirement du compte-rendu), deux ou trois événements qui permettront de mieux comprendre la violence des caricatures que Jean-Pierre Chrétien a présentées.
En 1960, éclate une première guerre civile qui entraîne l’exil de 200.000 Tutsis, la proclamation d’une république à majorité Hutue et l’indépendance du pays.
En 1990, le FPR (parti politique tutsi en exil) envahit le Rwanda pour imposer le retour des exilés. Le conflit se termine après l’intervention de la France aux côtés du gouvernement rwandais. En 1993 sont signés les accords d’ Arusha : retour des exilés, intégration des Tutsis dans le gouvernement et l’armée.
Une partie de la presse rwandaise, et notamment le magazine Kangura, va livrer jusqu’en 1994 une série de caricatures anti-tutsie d’une extrême violence. Les thématiques sont toujours les mêmes et véhiculent nombre des stéréotypes que nos intervenants ont mis en évidence. Les Tutsis sont toujours représentés avec des vaches (éleveurs), les femmes tutsies séduisant les militaires de l’ONU, les actes génocidaires (le mot est prononcé) commis par les Tutsis contre les Hutus. Les Tutsis sont présentés comme des féodaux face au vrai peuple Hutu qui a construit le pays…
Jean-Philippe Stassen, dessinateur belge,évoque son expérience intime avec le Rwanda et présente son album sur le génocide paru en 2000.
La parole de Jean-Philippe Stassen n’est pas bien entendu celle d’un universitaire, mais celle d’un artiste qui nous présente à travers l’album de BD « Déogratias » sa vision du génocide. Jean-Philippe Stassen va parler peu et montrer surtout les pages magnifiques et hallucinées de son travail graphique. Il évoque à mots couverts son expérience intime avec l’histoire du Rwanda dont on comprend qu’elle fut douloureuse. Il insiste surtout sur le fait ,qu’à son sens, les images mentales qui ont présidé au génocide sont encore présentes dans les esprits des habitants du Rwanda.
Ce fut une belle conférence qui a illustré avec intelligence et gravité tout ce que la « puissance des images » peut produire de destructeur dans les esprits quand elle réveille nos instincts les plus bas, annihile tout esprit critique et nous enferme dans des prisons mentales.
Richard Andrieux, lycée Lacroix, Narbonne.