Conférence « Recherche et enseignement »
Intervenants : Isabelle Lespinet-Moret (professeure en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Severine Vercelli (IA IPR académie de Grenoble) et Pierre Gevaudan (professeur formateur de l’académie de Grenoble).
Cet atelier qui articule recherche scientifique et mise en œuvre pédagogique, s’intéresse un point des programmes du cycle 3 jusqu’en 1ère.
Exposé scientifique
Introduction :
Isabelle Lespinet-Moret présente donc l’envers du décor de l’industrialisation c’est-à-dire la question sociale ainsi que les manières d’y répondre. Le propos est placé dans les pays d’Europe occidentale entre le XIXe siècle et la guerre de 1914. Nous sommes dans un contexte libéral. La croissance urbaine et le développement industriel ont bouleversé les structures et le fonctionnement des sociétés. Ainsi l’extension du travail des femmes et des enfants, les migrations, la crise du logement introduisent de grandes difficultés pour les ouvriers et ouvrières qui commencent à former un groupe social. Celui-ci est hétéroclite mais uni par ces points communs liés au travail. La précarité professionnelle et l’instabilité environnementale menacent la cohésion sociale.
Chronologies et espaces de l’industrialisation au XIXe siècle
Nous allons retracer l’industrialisation en précisant cependant que les modalités et les chronologies changent selon les pays : dans les années 1780, la Grande-Bretagne et la Belgique commencent le processus alors qu’il n’atteint la France que dans les années 1830. Pour l’espace germanique et l’Espagne, on considère plutôt la deuxième partie du XIXe siècle.
À la fin du XIXe siècle et jusqu’en 1918, l’industrialisation s’intensifie.
L’évolution des systèmes techniques crée un changement des structures entrepreneuriales. L’organisation du travail et les relations sociales en sont donc modifiés.
Le cas britannique
est généralement comparé aux autres expériences européennes qui sont souvent considérées comme en retard. Ce point a fréquemment été critiqué donc on ne parle plus de Révolution Industrielle mais d’industrialisation. En effet, cette industrialisation s’accompagne souvent de proto-industrialisation : les travailleurs étant en partie en usine ou dans la mine et en partie dans les champs. Il s’agit alors de pluri-activité. Bien sûr, des changements fondamentaux s’opèrent à travers le recours à la machine et la transformation des lieux de travail. L’énergie première, pour le 1er XIXe siècle, est le couple charbon-vapeur et le secteur le plus transformé est le textile mais aussi la mine, la métallurgie, le chemin de fer. Au 2ème XIXe s, les sources d’énergie correspondent à l’hydro-électricité ainsi que le pétrole et le gaz à la fin du siècle. Tout cela évolue différemment selon les régions ce qui entraîne des mobilités importantes. Les ouvriers et ouvrières suivent les lieux de production.
La pluri-activité ne s’efface pas et le travail à domicile reste fort dans les grandes comme dans les petites villes. Ainsi à Paris, il représente 10% en 1913 et coexiste donc avec le travail en atelier et en usine. Les plus grandes unités se situent en Belgique, Grande-Bretagne et Allemagne. France, Espagne et Italie présentent plutôt des entreprises moyennes.
Quelles sont les conséquences immédiates de cette industrialisation ?
Un appel à la main d’œuvre interne à chacun de ces pays
Une migration externe
tout d’abord liée à un savoir-faire. En effet, les ouvriers britanniques migrent avec certaines machines comme les métiers à tisser qui arrivent à Troyes ou Rouen ou bien encore l’imprimerie à Paris. Ils montrent la technique aux ouvriers français. Ce type de migration correspond à un faible nombre de personnes. Avec la révolution des transport s’amorce une migration plus massive, dans les années 1850-1860, entre l’est de l’Allemagne et l’ouest ou bien de l’Italie ou de l’Espagne vers la France. On voit aussi qu’un quart des tailleurs à Roubaix vient de Belgique. Ces ouvriers repartent d’ailleurs en fin de semaine.
Les mobilités sont donc indispensables à l’industrialisation
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les conditions de vie et de travail sont très difficiles pour les ouvriers. Les salaires sont bas mais plus encore en cas de travail féminin et encore plus faible pour un jeune. De plus, le salaire est très fluctuant, parfois d’un jour à l’autre. De même, les mortes saisons entraînent des privations d’emploi temporaires donc du chômage non indemnisé. Malgré une forte activité industrielle, les crises de production sont, en effet, très régulières et fortes.
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Les problèmes de crise de logement : les personnes qui arrivent des campagnes ne trouvent pas de structures pour les héberger en suffisance. À Londres ou à Lille, on habite des caves, des greniers, des baraquements, des bidonvilles. Tocqueville décrit très bien la situation très précaire à Manchester.
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L’exposition précoce et longue au travail occasionne des maladies, des déformations, des espérances de vie courtes (40 ans pour un homme). De même , la mortalité infantile est forte : 1 enfant sur 4 ne dépasse pas un an.
Les conditions de travail et les conditions de vie sont ainsi en cause.
Belgique et Grande-Bretagne sont les phares de cette industrialisation
L’exposition du Crystal Palace (1851) en fait la communication et l’apologie. 1/3 du revenu de la Grande-Bretagne est lié de l’industrialisation qui emploie 40 % de la population active. Ces chiffres se retrouvent en Allemagne mais vers 1870-1900. La France n’atteint pas ces chiffres.
Les enquêtes sociales
Dès les années 1830-1840, de grandes difficultés sont révélées grâce aux enquêtes sociales, justes et scientifiques, menées et publiées par des socialistes tel Victor Considérant ou par des médecins comme Louis- René Villermé et des économistes comme Villeneuve-Bargemon ou Adolphe Blanqui.
En 1833, on voit la formule « question sociale » par Jules Lechevalier dans son ouvrage « Question sociale de la réforme industrielle considérée comme problème fondamental de la politique positive ».
On trouve cette occurrence « Question sociale » dans différentes langues mais à des moments différents du processus industriel. En Italie, la question sociale s’apparente à la question agraire, en Allemagne, elle rejoint la question ouvrière, alors qu’en Grande-Bretagne et France, son empan est très large.
Ces enquêtes dénoncent le paupérisme
qui résulte de l’excès d’âpreté au gain des employeurs. Les ouvriers ont été observés dans leur milieu familial et dans leur vie professionnelle. Certains enquêteurs médecins, ou juristes veulent établir un diagnostic qui permettrait de réformer le libéralisme sans cependant y renoncer. Le capitalisme et le libéralisme, globalement, ne sont pas remis en cause. Pourtant, ils veulent en atténuer les défauts.
Ils pensent que si la situation continue à évoluer ainsi et empirer, les conséquences seront compliquées :
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dégénérescence de la « race » : peur d’une baisse de la démographie et de naissances d’enfants malformés ainsi qu’un manque de soldats ou d’ouvriers
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crainte de l’explosion sociale
Les fléaux dénoncés sont très souvent réels mais parfois exagérés :
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la surmortalité infantile, la malformation, les infirmités. Le service militaire permet d’observer les jeunes hommes. Or dans les villes industrielles, comme Roubaix ou Tourcoing, 1/ 2 homme est trop petit (moins d’1 m 60) et / ou a une malformation et ne peut donc faire son service.
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L’alcoolisme, la prostitution et délinquance : cette partie est assez fantasmée. Il s’agit du regard d’une élite sur une partie de la société qui fait peur.
Lors de ces enquêtes les patrons ont-ils vraiment laissé les observateurs libres de tout voir ?
En fait, de nombreux enquêteurs se contentent de récits des conditions de travail. Un enquêteur, cependant, propose un enquête fouillée puisqu’il se fait employer vraiment comme ouvrier pendant plusieurs mois.
Certains passent à côté de la question sociale comme Le Play (1860). Les enquêtes sont publiées dans la revue « Les ouvriers des deux mondes ». Des cas-types sont présentés : le mineur, le forestier, mais ce ne sont pas des ouvriers dans la misère car ils ont un métier et un revenu suffisant.
Engels, à Manchester, vit avec une ouvrière d’origine irlandaise., Il a accès aux usines et aux pubs où se retrouvent les ouvriers. Il témoigne donc d’une réalité sociale.
La question sociale est celle de la santé au travail dans des conditions insalubres
Dans la 2ème partie du XIXe siècle, du côté des syndicats ouvriers et ouvrières (tabac par exemple) comme du côté des médecins, on tire l’alarme. En effet, l’usage des produits toxiques ou le risque à travailler tel matériau sont dénoncés comme dangereux. Le développement des maladies professionnelles est net. Ainsi, l’usage du plomb présent dans de nombreuses productions est responsable du saturnisme. De même, lorsque les mines sont davantage mécanisées, les risques de silicose sont plus marqués. De plus, les accidents du travail témoignent des mauvaises conditions où se trouve le travailleur. En 1906, la catastrophe de Courrière cause 1099 morts et en 1916 au Pays de Galles, on dénombre 3000 morts suite à un coup de grisou.
Malgré une amélioration des salaires et des niveaux de vie à la fin du XIXe s, la santé des ouvriers continue de se dégrader.
La place de l’âge chez les ouvriers
La vieillesse est un problème. Alors qu’en milieu rural ou urbain, la vieillesse ne posait pas de difficulté car la personne âgée gardait une petite activité et parce que des solidarités de village ou de voisinage fonctionnaient. L’industrie ne permet plus cela. Les personnes qui commencent à être âgées changent de poste dans l’usine : les frères Bonneff, fin XIXe s, racontent dans « Aubervilliers » que l’ancien ouvrier métallurgiste devient balayeur dans l’usine mais que ses revenus baissent. Un autre homme qui ne peut plus travailler part dans un hospice. S’ils n’ont pas eu de mutuelle, les vieux travailleurs et travailleuses doivent être assistés par la famille sinon par des œuvres ou des asiles. Tant qu’il n’existe pas d’assurance vieillesse, cela reste une source de complications.
Le chômage
De même, les chômeurs vivent des situations difficiles. Les périodes de chômage sont assez régulières car les crises économiques sont fréquentes. Les mortes saisons, dans le secteur textile, dues aux modes entraînent une précarité de revenus. Que faire sans assurance chômage ?
En Grande-Bretagne, la New Poor Law en 1834
est votée dans un objectif de rationalisation des secours. En effet, la situation a changé. Dans les campagnes, les secours étaient organisés par la paroisses dont les finances provenaient des propriétaires terriens via les taxes foncières mais cela est différent en ville. Alors que certaines régions sont désertées d’autres, telles que Liverpool ou Manchester, sont surpeuplées. En cas de crise, le nombre de chômeurs explose et il faut trouver des aides. Désormais, cette loi stipule que l’on donne l’argent à des maisons où les chômeurs et les personnes âgées dans le besoin sont enfermés : les Work Houses. Les autorités veulent éviter le paresseux, l’alcoolique, le vagabond. Donc, à l’arrivée dans la Work House, on sépare les sexes, les familles, on passe une visite médicale, on porte un uniforme et on donne un travail souvent inutile La personne ne doit pas avoir envie de rester. Au contraire, il faut qu’elle soit dégoûtée d’être là. Effectivement, ls chiffres prouvent que les personnes ne restent pas.
Quelle sont les réponses à cette question sociale ?
Elles sont au cœur de la structuration d’un mouvement ouvrier qui contribue à l’instauration et au perfectionnement de la législation sociale. Les États proposent des réponses.
En 1848, la IIe République
met en place le suffrage universel masculin et la question sociale n’est pas prioritaire. Pourtant, Louis Blanc, socialiste qui est président de la Commission du Luxembourg, devient la caution ouvrière de la république. Il avait publié en 1840, un ouvrage « Organiser le travail », dans lequel il défendait le droit au travail et l’organisation de solutions en cas de manque de travail. Il avait en charge d’organiser les ateliers nationaux mai ils ont peu vécu.
C’est la IIIe république
qui apporte des réponses à la question sociale : dans les années 1880 marquées par une forte dépression, un fort chômage donc des manifestations importantes. La crainte de voir exploser la société entre en compte. En effet, depuis 1840, les syndicats se sont développés. Dans les années 1890, on voit des structures (Bureaux du travail ) se développer pour organiser le travail mais aussi une législation pour protéger femmes et enfants : interdire le travail de nuit, limiter l’âge des enfants au travail, les accidents du travail. Les socialistes font leur entrée au Parlement (en France : Thomas, Millerand, Jaurès ou en Allemagne) et s’allient avec catholiques et centristes pour installer la législation et permet à l’Etat de répondre à la question sociale en intervenant entre employeurs et employés.
Les différents bureaux
qui s’occupent de la question sociale ont recours aux enquêtes. En 1896, une grande enquête sur les salaires et la durée du travail en France et oriente les solutions. En Belgique, on répond en utilisant le système de Gand (ville industrielle textile avec forte syndicalisation). Un avocat, Louis Varlaise, propose un système de mutuelle. Les syndicats (de service comme en Allemagne et en Grande-Bretagne) perçoivent une cotisation-chômage de leurs adhérents qui en cas de mise au chômage reçoivent une allocation-chômage à laquelle s’ajoute une aide des communes. Ce système est novateur. La question de la protection des chômeurs prend la forme de mutuelles et de coopératives.
Pourtant, le point faible de ce système est qu’il faut, pour pouvoir cotiser, percevoir un salaire assez élevé et régulier donc cela concerne surtout des hommes qualifiés. Ainsi les ouvrières, les manœuvres en sont globalement exclus. Les coopératives sont cependant utiles pour la partie consommation.
Par conséquent, ces dispositifs ne répondent que partiellement à la question sociale.
Pour conclure, l’enquête de Fernand Pelloutier, secrétaire général des bourses du travail puis secrétaire de la CGT, explique qu’il faut remédier au désordre économique dont souffre le corps social.
Reprise pédagogique
Mme Vercelli explique la démarche.
Quelle résonance la question sociale a-t-elle dans les programmes scolaires ?
Elle traverse tous les âges en se complexifiant selon la maturité des élèves.
La proposition pédagogique permet d’aborder la question sociale par les archives. L’académie de Grenoble conserve des traces de la question sociale.
Comment la question sociale permet-elle d’interroger les ressources locales ?
L’objectif est de valoriser le patrimoine local pour travailler sur les sources plus complexes qui permettent d’appréhender les acteurs et le vécu local en l’occurence ici, le territoire drômois.
La séquence proposée s’inscrit en classe de première générale spécifiquement « Permanences et mutations de la société française jusqu’en 1914 »
Pierre Gevaudan expose sa proposition menée en classe de première générale :
Un des objectifs est de proposer un travail en lien avec le métier d’historien donc d’interroger directement les archives. La Drôme ne dispose que de peu d’industries sauf à Romand-sur-Isère qui dispose d’une industrie chapelière.
Les archives de la Drôme permettent de constater qu’un acteur est surreprésenté : le préfet. En effet, il agit en tant que pivot entre la politique nationale et la politique locale.
Les documents sources permettent d’émettre des hypothèses sur leur nature. On peur reprocher aux documents d’un manuel d’apporter la solution sans laisser les élèves faire œuvre de recherche.
En amont de la séance le professeur a pu consulter les archives afin de privilégier celles qui n’apparaissent pas dans les manuels et avec lesquelles les élèves ne sont pas familiers. Ainsi, les rapports de police sont assez intéressants.
En classe, le cours pose quelques connaissances générales qui permettront d’orienter les élèves qui doivent émettre des hypothèses en lien avec le monde local. Les hypothèses sont donc formulées en classe.
Le contenu de la séance :
- une demi-journée aux archives,
- les élèves par groupe de 3 ou 4 maximum,
- prévoir différents dossiers de difficultés variées afin de proposer une différenciation pédagogique.
1er exemple :
le travail des enfants et des femmes par la loi de 1892. La loi s’applique-t-elle ?
Comment est-elle reçue dans la Drôme ?
On constate que les patrons drômois demandent un sursis pour se mettre en ordre avec la loi.
Étude d’une lettre d’un père de famille cultivateur, Marius Maillet, qui demande qu »on emploie son fils avant l’âge de 13 ans. On est face à une réalité locale qui souhaite s’affranchir de la loi afin de nourrir la famille. La situation sociale d’une famille apparaît ici.
2ème exemple :
En classe on étudie le 1er mai 1891, où a eu lieu la fusillade de Fourmies ainsi que le discours de Clémenceau.
L’étude d’un rapport confidentiel, à Romand, montre que les discours nationaux s’adossent aux réalités locales car il est simplement conseillé de surveiller ce qui se passe avant d’agir.
3ème exemple :
La famille Scheider au Creusot et l’application d’une politique paternaliste. L’hypothèse : l’usine devient un lieu central et protecteur de la vie ouvrière.
Les sources locales proposent l’usine de Faujas à Taulignan. Cela ressemble à un établissement englobant et encadrant. Effectivement, l’usine est un exemple de centralité, la présence de la chapelle montre la place dominante de la religion catholique, et le buste du patron suggère le paternalisme du patron. Une lettre du sous-préfet au préfet de la Drôme évoque de mauvais traitements mais les nie.
Les traces locales apparaissent à travers l »exemple de l’usine-pensionnat de la soierie de Girodon où on constate une forte emprise géographique.