Résumer la vie et l’œuvre de Jean Jaurès (1859-1914) en quelques lignes est une gageure. Normalien, philosophe, professeur, député (à seulement 26 ans), brillant orateur, journaliste éclairé ou encore patriote internationaliste, il est incontestablement une figure emblématique de l’histoire française et européenne.
Nombre d’historiens se sont déjà emparés de ce parcours hors du commun, mais Jean-Numa Ducange nous offre dans cette belle biographie un regard renouvelé sur le célèbre leader de la gauche. Il insiste notamment sur l’influence locale, nationale mais surtout internationale de Jean Jaurès : il suit les visites du tribun, des plus petites villes du pays jusqu’aux échos et traductions de ses discours dans toute l’Europe, de Milan à Saint-Pétersbourg. Par ailleurs, pour reconstituer sa trajectoire, de nouvelles archives ont été mobilisées : fonds privés inédits de dirigeants de l’époque récemment exhumés, bibliothèque personnelle de Jaurès, archives de la Préfecture de Police, mais aussi des fonds allemands et russes jamais exploités.
On entrevoit alors un homme exceptionnel, un député sensible à la langue occitane de ses origines comme au concert diplomatique entre les nations, un orateur hors pair capable de parler aux paysans du Tarn comme aux militants aguerris et, enfin, un lettré qui se fait tour à tour philosophe, historien et spécialiste des questions militaires.
L’intervenant
Jean-Numa Ducange est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen (en Normandie) et membre de l’Institut universitaire de France. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’histoire des gauches en France. Il est notamment l’auteur de Jules Guesde : l’anti-Jaurès ? (2017, Armand Colin) et Quand la gauche pensait la nation (2021, Fayard).
Il avait participé l’année dernière à une belle table ronde sur mourir en révolutionnaire.
La conférence
1) Pourquoi Jean Jaurès est-il devenu socialiste ?
Député à 26 ans en 1895, proche de Jules Ferry, il aurait pu rester républicain. La question sociale ne l’intéresse pas de prime abord. Mais c’est un intellectuel, un philosophe. Il a commencé une thèse sur les origines du socialisme allemand en latin. Il est, comme les révolutionnaires de 1789, très imprégné de culture antique. Il a découvert la philosophie allemande, Marx, Hegel, etc. C’est cette démarche qui lui permet de croiser la question sociale. Il est par ailleurs élu du Tarn, à Carmaux, sur une longue durée. Il connaît ainsi le monde rural et le monde ouvrier. Sa question sociale est donc un mélange entre une démarche intellectuelle de la rue d’Ulm et une démarche de terrain par sa circonscription. Il découvre aussi ce qui se passe en Allemagne (fondation d’un parti social-démocrate allemand) et il souhaite que la guerre ne se reproduise pas. Il est convaincu de la nécessité de ponts entre la France et l’Allemagne.
2) À partir de quand parle-t-on de Jaurès à l’étranger ?
Ce n’est pas n’importe quel homme politique qui est connu à l’étranger. Il a noué des contacts avec les socialistes allemands. Il rencontre ainsi des gens qui n’ont pas eu la même enfance que lui. Jaurès n’a pas fait l’expérience de la persécution, par exemple.
Les œuvres de Jaurès sont traduites dans des cercles ouvriers en Italie, en Russie, etc. Dans le monde ouvrier, chez les marxistes, il y a l’idée que le capitalisme va briser les frontières nationales. Jaurès pense qu’il faut articuler un patriotisme républicain avec un internationalisme fort. Il aurait pu passer du côté des plus marxistes ou au contraire prendre du recul.
3) La pensée politique de Jaurès
Plusieurs événements orientent son parcours :
- Le train permet de s’affranchir des distances. Le socialisme est à l’époque tout petit, 5 % des voix. Il veut d’abord unifier les socialistes. Plus les socialistes vont progresser, plus des bastions vont se constituer, à Lille, dans l’Aube, etc., avec d’intenses débats internes.
- L’affaire Dreyfus a fortement polarisé la France. Il n’est d’ailleurs pas au départ un ardent défenseur du capitaine juif, loin de là. Ce n’est pas qu’une question d’antisémitisme ou d’erreur judiciaire. Il y a aussi la place de l’armée dont beaucoup de socialistes ne veulent pas entendre parler car c’est elle qui tire sur les ouvriers. Guesde, qui a introduit le marxisme en France, et quelques autres, vont ainsi refuser de défendre Dreyfus. La lutte des classes doit rester la priorité. Jaurès estime, lui, qu’il existe une morale supérieure à la lutte des classes. Il devient ainsi un moteur du camp dreyfusard et perd son poste de député en 1898. Il écrit alors une grande histoire de la Révolution française.
- En 1899, un gouvernement de défense républicaine, c’est-à-dire une coalition hétérogène entre différentes forces politiques , se constitue autour de Waldeck-Rousseau. On pense qu’il existe un péril anti-républicain (tentative de coup d’État de Déroulède). Les socialistes s’interrogent : faut-il envoyer des ministres au gouvernement ? Jaurès soutient que les socialistes doivent être présents dans une union large. Il est prêt à s’allier très loin mais tout en gardant un vocabulaire marxisant. Le mouvement socialiste se divise alors pendant très longtemps.
- Il crée le journal l’Humanité en avril 1904. Le nom a été l’objet de discussions. Pour Jaurès, il existe un humain au-delà des questions sociales. Jaurès veut parler aux républicains, aux différents courants socialistes. Là où Jaurès va se révéler comme un grand homme politique national, c’est dans la dynamique du bloc des gauches entre 1902 et 1905, avec le vote de la loi de 1905. Là aussi, il y a eu débat. Jaurès a un rapport complexe au christianisme. Il n’est pas athée. Le socialisme contemporain est une version laïcisée du message évangélique. Il considère que l’Église, comme institution, doit être combattue et séparée de l’État, afin de permettre aux prolétaires d’accéder à une conscience socialiste. Il défend la loi, avec Aristide Briand, ainsi que les mesures de laïcisation scolaire. les années suivantes.
LE Jaurès qui s’impose, c’est celui-là. En 1905, il faut toutefois préciser que l’unification socialiste se fait sur une ligne plus marxiste que celle de Jaurès. On retrouve là le poids des grosses fédérations dans le jeu politique. Autre révolution en Russie en 1905.
4) Les ultimes combats
- La première grande loi ouvrière sur les retraites arrive en 1910. Certains socialistes vont dire (Paul Lafargue) que c’est la retraite pour les morts et qu’elle pénalisera le pouvoir d’achat des ouvriers vivants. On regrette que cela ne concerne que très peu de gens. Toutefois, l’idée progresse.
- L’impôt sur le revenu (1914) est adoptée peu de temps avant l’assassinat. C’est une grosse conquête car c’est un combat depuis 1896.
Jaurès est mort avant tous les grands choix qui doivent être faits. Le 04 août 1914, les socialistes votent finalement les crédits de guerre. On ne peut donc pas savoir ce qu’il aurait fait en 1917, en 1920, etc. Le cartel des gauches fait entrer Jaurès au Panthéon en 1924, ce qui ravive les batailles de l’héritage. Le Front populaire se demande s’il doit s’affilier à l’élu du Tarn. Cette mémoire finit par être la mémoire nationale. Plus on avance, plus Jaurès est récupéré par tout le monde, même par des Vichystes. Après la Seconde Guerre mondiale, Malraux, de Gaulle, puis Mitterrand le citent. Nicolas Sarkozy y fait référence 27 fois à Toulouse en 2007…
Questions de la salle
1) Quel patriotisme pour Jaurès ?
Jaurès vient du républicanisme. Il a participé au projet de loi de réforme de l’armée (600 pages) et au débat sur la stratégie défensive de la France. Son œuvre accorde une large place à des descriptions lyriques de paysages, de l’Occitanie en particulier. Patriotisme de l’an II, 1792, Valmy…
2) Qu’aurait pensé Jaurès du Nouveau Front populaire ?
Jaurès est un théoricien. Il aurait été attristé par le niveau littéraire des hommes politiques. Sur les alliances, comme Jaurès a défendu l’expérience Millerand, on peut imaginer qu’il justifierait le NFP.
3) Quelle a été la nature de ses relations avec les élus locaux ?
Il a été maire adjoint à Toulouse et il a œuvré pour la création de l’université. Parti d’élus. A été furtivement maire de Toulouse.