La rencontre est organisée à l’occasion de la publication de l’ouvrage d’Annette WieviorkaTombeaux. Autobiographie de ma famille (Le Seuil) et de celui de Sonia Devillers, Les exportés (Flammarion). La modératrice présente ainsi le thème de la rencontre : « Deux familles juives dans le tourbillon d’une Histoire dramatique. Celle d’Annette Wieviorka, unanimement reconnue pour sa connaissance de la Shoah. Celle de Sonia Devillers, dont la voix est familière aux auditeurs de France Inter. Deux récits vérité qui plantent leurs racines en Pologne et en Roumanie, évoquent la Seconde Guerre mondiale ou la dictature des Ceausescu, et font résonner, dans un étrange écho, la folie de l’antisémitisme aux blessures parfois insoupçonnées, qu’il est plus que jamais nécessaires de regarder en face ».

Intervenante

Directrice de recherche émérite au CNRS, Annette Wieviorka est une spécialiste mondialement reconnue de l’histoire de la Shoah. Elle a notamment publié au Seuil Auschwitz expliqué à ma fille (1999), 1945. La Découverte (2015 et « Points Histoire », 2016) et récemment, aux éditions Stock, Mes années chinoises (2021). Sonia Devillers est journaliste. Elle présente une émission quotidienne sur France Inter. Ce récit littéraire, Les exportés (Flammarion), est son premier livre.

Un enregistrement sonore de la table ronde est disponible. 

Annette Wieviorka à la recherche des vies de ses grands parents juifs polonais réfugiés en France dans les années 1930

A l’occasion du décès d’une tante sans descendance, Annette Wieviorka réfléchit aux traces laissées par tous les êtres disparus qui constituent sa famille, une famille juive malmenée par l’Histoire. Il y a le côté Wieviorka et le côté Perelman. Wolf, l’intellectuel yiddish, et Chaskiel, le tailleur. L’un écrit, l’autre coud. Ils sont arrivés à Paris au début des années 1920, en provenance de Pologne. Leurs femmes, Hawa et Guitele, assument la vie matérielle et celle de leurs enfants. Dans un récit en forme de tombeaux de papier qui font œuvre de sépultures, l’historienne adopte un ton personnel, voire intime, et plonge dans les archives, les généalogies, les souvenirs directs ou indirects.

Par ces vies et ces destins recueillis, on traverse un siècle tragique : d’abord la difficile installation de ces immigrés, la pauvreté, les années politiques, l’engagement communiste ou socialiste, le rapport complexe à la religion et à la judéité, puis la guerre, les rafles, la fuite ou la déportation – Paris, Nice, la Suisse, Auschwitz – et enfin, pour certains, le difficile retour à la vie. Tout l’art consiste ici à placer le lecteur à hauteur d’hommes et de femmes désireux de bonheur, de joie, de liberté, bientôt confrontés à l’impensable, à l’imprévisible, sans certitudes ni connaissances fiables au moment de faire des choix pourtant décisifs. C’est ainsi que des personnages très attachants et un monde disparu retrouvent vie, par la grâce d’une écriture sensible et précise.

« A travers toutes ces figures, c’est celle de l’autrice qui se dessine. Ses propres questionnements, ses évitements passés, sa façon d’affronter des vérités tues ou ignorées. Effets miroirs assumés, qui bousculent et interpellent, dévoilant, mine de rien, la façon dont les liens invisibles et parfois inconscients se tissent entre générations. A 74 ans, Annette Wieviorka confesse avoir voulu, longtemps, dresser le portrait de son grand-père (paternel), personnage tutélaire, écrivain, journaliste, anticommuniste, mort à Auschwitz en janvier 1945.

La vie et le travail la conduisirent ailleurs. Jusqu’à ce que le décès d’une tante (maternelle), en 2012, ravive le désir d’écrire. Puis qu’un mail, par hasard, liant les deux personnages à travers le temps, transforme ce désir en une nécessité intime. Annette Wieviorka s’y attela lors du premier confinement. « Il fut peuplé de tous ces personnages, pour certains disparus sans laisser de traces ailleurs que dans nos mémoires. » Valérie Lehoux, Télérama, 30 août 2022.

 Sonia Devillers à la recherche des vies de ses grands parents maternels, juifs roumains arrivés en France en 1961

« Ma famille maternelle a quitté la Roumanie communiste en 1961. On pourrait la dire « immigrée » ou « réfugiée ». Mais ce serait ignorer la vérité sur son départ d’un pays dont nul n’était censé pouvoir s’échapper. Ma mère, ma tante, mes grands-parents et mon arrière-grand-mère ont été « exportés ». Tels des marchandises, ils ont été évalués, monnayés, vendus à l’étranger. Comment, en plein cœur de l’Europe, des êtres humains ont-ils pu faire l’objet d’un tel trafic ?

Les archives des services secrets roumains révèlent l’innommable : la situation de ceux que le régime communiste ne nommait pas et que, dans ma famille, on ne nommait plus, les juifs. Moi qui suis née en France, j’ai voulu retourner de l’autre côté du rideau de fer. Comprendre qui nous étions, reconstituer les souvenirs d’une dynastie prestigieuse, la féroce déchéance de membres influents du Parti, le rôle d’un obscur passeur, les brûlures d’un exil forcé. Combler les blancs laissés par mes grands-parents et par un pays tout entier face à son passé. »

Gabriela Spitzer est issue d’une famille d’intellectuels reconnue de Bucarest, appelée le Petit Paris des Balkans. Ce sont les Sanielevici, dont tous ses oncles furent académiciens. Sa mère, au destin plus que commun, a épousé un artiste et a retrouvé l’auréole bourgeoise de son nom après son divorce. Devenue Gabriela Sanielevici, elle a eu deux filles, dont Marina, mère de Sonia, première à naitre française. Elle s’appellera Madame Greenberg après son mariage avec Harry, pur texan, revenu dans les années 30 ingénieur en Roumanie après des études en Italie. Puis, Gabriela Deleanu sera son nouveau nom dès son arrivée en France en 1961. Trois identités pour décrire trois vies largement différentes mais complètement en lien avec l’Histoire de la Roumanie.

Pourtant, aucun mensonge n’est venu pervertir l’histoire de la famille. Ses grands-parents ont raconté leur passé en enrobant la vérité d’anecdotes, assez originales et même nombreuses, qui ont mis sous silence ce qui les a fait souffrir, ce qui les a fait partir, ce qui les a si fortement mis au banc d’une société où ils tenaient une place d’intellectuels reconnus et appréciés : le fait qu’ils étaient juifs.

Sonia Devillers remonte l’histoire de Harry et de Gabriela, ses grands-parents, qui vont subir les exactions du pouvoir nazi lors de la Seconde Guerre mondiale, croire à l’espérance du pouvoir communiste et même en devenir des cadres appréciés. Mais l’antisémitisme va croissant. Au début des années 1950, la Roumanie est un pays en ruine, les caisses sont vides après que le pays ait payé ses dettes de guerre. En 1958, le régime communiste décide de troquer les juifs roumains contre du bétail et des produits agricoles. Un système est mis en place avec l’accord de Khrouchtchev : contre le paiement de fortes sommes versés sur un compte à Lucerne, en utilisant les services d’un « maquignon » londonien, des juifs de Roumanie sont autorisés à quitter le pays.

Avant son arrivée au pouvoir, Ceaucescu n’était pas informé. Ensuite les paiements alimentent aussi ses comptes en banque. C’est une histoire incroyable, qui montre l’immense mépris et le cynisme du régime, que Sonia Devillers raconte en établissant les preuves, en citant les études, en rencontrant les protagonistes et surtout en retrouvant sur une liste, les noms de ses grands-parents en s’appuyant sur des archives qui ont été déclassifiées.

Des ouvrages de non fiction narrative

Ces deux livres sont écrits à la 1ère personne. L’historien écrit « nous » dit Annette Wieviorka, qui entend continuer à pratiquer ainsi. Mais avec ce livre  le « je » lui a paru nécessaire « car je me permets d’intervenir dans le récit ». Elle est obligée d’assumer sa part de subjectivité dans les portraits. Le « Je » « a été difficile à trouver » dit Donia Devillers, « mais je n’avais pas le choix, le « nous » m’aurait inclue dans l’histoire, or je suis de la première génération née en France, je n’ai pas connu le départ forcé, l’arrachement, on ne m’a pas parlé roumain. Je suis ce qu’Yvon Jablonka appelle, un héritier non traumatisé. »

Les deux autrices sont des enfants ou des petits-enfants à la recherche des vies de leurs parents et grands-parents, qu’ils retracent dans des enquêtes méticuleuses qui les a conduites à des recherches dans les archives privées et publiques. Ce ne sont pas des romans, pas des ouvrages d’histoire, pas de purs témoignages. Ces livres appartiennent au genre de la non fiction narrative, des récits littéraires empruntant à la fiction mais reposant sur des faits avérés avec un narrateur qui relate ses recherches. Le genre connait un grand succès depuis quelques années. Citons parmi les meilleurs du genre : Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Yvon Jablonka (Le Seuil, 2012) et Retour à Lemberg de Philippe Sands (Albin Michel, 2017). « Des livres érudits mais incarnés, documentaires mais émouvants » (Juliette Bénabent, Télérama N° 3795, 05 octobre 2022).

Joël Drogland