Introduction par Antonella ROMANO, directrice d’études à l’EHESS : Timothy BROOK est devenu le sinologue le plus connu de France. C’est un citoyen du Canada et du monde. Il est devenu la grande référence, pour un public de spécialistes, de curieux, et d’enseignants.
Le grand entretien se déroule dans un amphithéâtre comble plus de 20 minutes avant le début.
Le dernier livre de Timothy BROOK, Le Léopard du Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine vient de paraître. On le connait surtout pour le Chapeau de Vermeer. Timothy Brook a une très abondante publication, mais peu de livres sont traduits en français.
Il s’est lancé dans l’exercice de regarder de l’autre coté du miroir. Il a cherché dans les représentations européennes la présence de la Chine. C’est un sinologue qui fait aussi de l’art une des ressources de la recherche historienne. C’est un exercice d’histoire globale, qui prend appui sur l’analyse de sources (comme les tableaux).
Dans son nouvel ouvrage, Le Léopard du Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine, Timothy Brook poursuit l’écriture d’une histoire globale de la Chine, même si le sous-titre est « une histoire mondiale de la Chine ». En plus, dans ce nouveau livre, il travaille avec d’autres dispositifs : il propose une réflexion sur la nature politique de la Chine, sur la nature de l’Etat chinois. C’est un livre épais. Il aborde la notion du « grand Etat », l’évolution politique. Il nous invite au théâtre, c’est la grande force de cet ouvrage : le livre est construit comme le moment clé de l’histoire de la construction de la Chine. 7 siècles qui sont analysés à travers des moments clés, où il nous invite à penser les reconfigurations de ce grand Etat : 13 dates, 13 lieux, 13 objets, 13 réflexions particulières. Dès l’introduction, on ressent l’envie de raconter à travers des situations très précises. Chaque chapitre nous invite, de manière très bien écrite (il y a e un bon travail de traduction, ce livre est très agréable à lire), à réfléchir sur les modalités du contact entre la Chine et les autres. C’est une réflexion savante, érudite et totalement inédite. C’est un livre à lire absolument : tout en ne cédant rien à la complexité de l’objet, il nous permet à chacun de réfléchir à ce que c’est que cette Chine. Ce livre est un grand défi à la tradition historique chinoise qui fait de l’histoire de la Chine une histoire nationale et qui tend à en faire un objet figé, alors que ce n’est pas le cas.
Timothy BROOK : « je suis historien de la Chine, mais je ne suis pas Chinois, même si mon chinois est meilleur que mon français ». Il écrit pour ceux qui ne sont pas Chinois. Il prend une perspective extérieure et pas intérieure. Il ne s’intéresse pas à écrire une histoire nationale, car elle a toujours un aspect politique. Il veut écrire une histoire mondiale, donc pas du point de vue de la Chine, mais de celui d’un citoyen du monde.
Comment la Chine a-t-elle développé des relations avec les autres régions du monde ?
On ne peut pas parler d’histoire de la Chine à l’exclusion du monde. La Chine est une création du monde, et le monde est une création de la Chine (c’est le cas pour tous les pays).
En France, il existe la question de la différence entre histoire mondiale et globale. En Angleterre, il n’y a pas de « mondial history ». Timothy BROOK ne parle pas de l’histoire du monde : c’est plus une « global history ». Cette notion est proche d’une histoire mondiale. Patrice Boucheron a rédigé son histoire mondiale de la France dans la même perspective. Patrice Boucheron est un instrument utile.
Antonella ROMANO : comment le met-il en œuvre dans ce livre ? Avec ces 13 scènes, ces 13 moments d’opéra ?
Timothy BROOK : il aime l’histoire des gens dans les situations, avec les problèmes d’être dans le monde. Il ne veut pas donner au lecteur de grandes idées, il préfère donner des rencontres, des conversations entre un chinois et un non chinois : il en profite pour se faire rencontrer deux types de personnages.
Antonella ROMANO : par exemple, la table des matières propose un voyage merveilleux (Vancouver 2019, Xanadu 1280, Shanghai 1946, …), un voyage dans le temps et dans l’espace.
Timothy BROOK : il ne choisit pas seulement les localisations en Chine. Ses histoires se tiennent dans divers endroits du monde et partout dans le monde. Pour comprendre l’histoire de la Chine et ce que la Chine est, il faut comprendre que la Chine est partout dans le monde, d’où la perspective d’histoire mondiale. L’histoire n’est pas une chose abstraite, cela « déboule » quand les gens agissent.
Antonella ROMANO : cela correspond au terme « agentivité », c’est-à-dire ce que font les gens, comment ils agissent. Est-ce la mise en relation de gens, d’objets et de contextes politiques qui caractérisent chacun des chapitres ?
Timothy BROOK : oui, c’est une très bonne description. L’histoire matérielle est très importante pour lui. Ses étudiants comprennent mieux le monde quand il donne des exemples d’objets, de peintures. Un historien trouve des documents pour dépeindre ce qu’il décrit. La couverture représente une peinture chinoise qui date de 1280. C’est un document historique extraordinaire, car il représente les personnes qui constituent le gouvernement chinois en 1280. Il n’y a aucun document historique qui dépeigne aussi bien ce gouvernement que cette peinture. En plus, avec la peinture, on peut voir l’expérience concrète. Ce n’est pas une photo, mais cela porte les traces de ce temps là. Sur la peinture, il y a 2 personnes noires, le gouvernement était multiculturel, multinational.
Antonella ROMANO : il n’y a pas de document écrit sur la structure de ce nouvel état. Ce qui est extraordinaire, c’est comment T Brook arrive à tricoter des sources différentes. Tout un chapitre est construit sur cette peinture.
Timothy BROOK : si l’on ne sait pas l‘histoire de la Chine, on connait Marco Polo : ce personnage est une très bonne ressource pour ses étudiants et pour l’historien : il est extérieur à l’histoire de la Chine, donc ce qu’il voit et ce qu’il pense est important pour reconstruire l’histoire de la Chine. Il est un point d’entrée dans cette histoire, il raconte beaucoup de choses dont les sources chinoises ne parlent pas.
Antonella ROMANO : qu’est ce que ce grand Etat ?
Timothy BROOK : en 1206, Gengis Khan a créé un Etat mongol. Avant lui, il n’y avait pas d’Etat mongol. Après, il commence sa conquête du monde. Pour cela, il a besoin de l’Etat : le « great state », le grand Etat. C’est le Grand Etat mongol. Ce sont toutes les régions qu’il possède.
La création du nouvel état s’inscrit dans une nouvelle formation politique, quand le grand Etat est créé, il ne peut pas devenir moins que cela.
En 1358, les Chinois ont chassé les Mongols de la Chine mais ils continuent avec l’idée du Grand Etat : le « Grand Min ». C’est une organisation politique qui subsiste aujourd’hui.
Antonella ROMANO : il y a une composante d’histoire environnementale, en soulevant la question des transformations environnementales profondes et de l’impact qu’elles ont pu avoir sur la politique.
Timothy BROOK : la donnée de base est la taille, la grandeur topographique de la Chine. Comment la Chine est-elle devenue aussi grande ? C’est une question politique et environnementale. Une question Politique car l’Etat ne grandit pas naturellement. Quand un Etat croît, il croît toujours aux dépends d’un autre peuple. Aucun Etat n’a un espace naturel défini. En même temps, l’élément environnemental est important : au début du XIIIe siècle, à cause des changements climatiques, Gengis Khan s’est mue à partir des steppes. Vers 1260 a lieu un petit âge glaciaire : à partir de là, son petit fils doit déplacer l’Etat à cause du froid. C’est le moment où Kubilai Khan conquière la Chine et l’occupe. Le résultat est que la Chine a de nouvelles difficultés avec les autres Etats de l’Asie. Ce sont ces problèmes que la Chine des Min, voire celle d’aujourd’hui, qu’elle n’arrive pas à résoudre.
Antonella ROMANO : le changement climatique, le petit âge glaciaire, et la Peste ont un rôle. Ce qui est intéressant dans ce livre c’est qu’il nous met en défi nous même. L’histoire de la peste était enseignée comme un phénomène européen médiéval, avec des conséquences politiques importantes. Or, la perspective de citoyen du monde nous invite à nous regarder nous aussi différemment : l’histoire de la peste devient aussi une histoire de connexion sur l’immense continent eurasiatique. Elle remet en question les grandes hypothèses historiographiques sur la mondialisation bactériologique qui remonterait à la découverte de l’Amérique.
Timothy BROOK : il y a des difficultés à écrire l’histoire globale de la peste. Il y a eu des épidémies concomitantes en Chine et en Europe. L’idée est apparu il y a une trentaine d’années que la peste a commencé en Chine et est ensuite allée en Europe. Timothy Brook a décidé de s’intéresser à la peste car on a un nouvel outil à disposition, le génome. Cela permet d’écrire une nouvelle histoire de la peste. Son but est de voir comment cette nouvelle science permet de reconfigurer la circulation de la peste. C’est un chapitre où il n’y a pas véritablement d’acteur, mais que la peste. Pour lui c’est un problème, les historiens européens ont abondance de sources par rapport à la peste, mais dans les sources chinoises, c’est le silence complet. Les généticiens sont très intéressants, mais il n’y a pas de séquençage pour le XIVe siècle : il n’y a pas de conclusion pour ce chapitre pour l’instant ! Il n’a pas voulu faire de conclusion, aussi pour montrer au public que l’historien n’a pas toujours la possibilité de faire une conclusion.
Antonella ROMANO : dans cet ouvrage où les chapitres s’inscrivent dans une chronologie linéaire mais sans continuité d’un chapitre à l’autre, on entre par séquence, on se rapproche progressivement de l’époque contemporaine : le dernier chapitre concerne l’histoire de la Chine et du monde vue d’autres endroits. Ce que Timothy Brook nous invite à faire, c’est à relativiser cette histoire de la Chine que nous avons beaucoup travaillé comme une histoire centrée sur les relations Chine – Europe : au contraire, il y a une multiplicité des relations politiques avec différentes parties du monde, par exemple avec l’Afrique du Sud.
Timothy BROOK : il y a un chapitre qui parle de l’histoire de l’esclavage. Au XIXème siècle, quand l’Europe veut arrêter le système d’esclavage : c’est un grand problème car les travailleurs étaient peu : comme l’esclavage est aboli, il faut trouver des travailleurs qu’on paye peu. En 1880-1890, l’Afrique du Sud cherche en Chine pour trouver des travailleurs à coût moindre. Les étudiants de Timothy Brook sont intéressés par Gandhi : il a découvert Gandhi écrivant sur les travailleurs, sur les mineurs d’or. Les Chinois en Afrique du Sud, recrutés par un Hollandais, étaient dans des conditions proches de l’esclavage.
Antonella ROMANO : un dernier mot : ce livre est un livre qui s’adresse au monde. Mais s’adresse-t-il aussi à la Chine et aux historiens Chinois ?
Timothy BROOK : il pense que les historiens pensent à deux choses en lisant ce livre : il faut arrêter de diviser l’histoire du passé entre les nations (c’est vrai pour les historiens de Chine et aussi pour les autres historiens). Pour les historiens chinois de la Chine, c’est une demande difficile en raison du climat politique en Chine, où il est difficile d’exprimer une opinion. Les historiens collègues chinois sont obligés de voir l’histoire de la Chine depuis 200 avant J.-C. jusqu’à aujourd’hui comme une continuité directe. Pour eux il s’agit de la grandeur de la Chine, Timothy Brook ne s’en préoccupe pas. Si on se fonde sur la perspective des Chinois, on ne peut pas comprendre leur histoire. Pour refonder la confiance, il faut se baser sur les connaissances.
Reprise conclusion « La confiance c’est d’abord le savoir ».