Le remarquable programme de l’Université de Tous Les Savoirs, mis au point pour l’année 2000 et poursuivi depuis en raison de son succès, est prolongé par la publication chez Odile Jacob d’ouvrages de poche qui reprennent le texte des conférences. Ce volume La Chine aujourd’hui, propose les textes des conférences qui se sont déroulées du 6 au 16 janvier 2003 à l’Université René-Descartes, Paris 5, dans le cadre de l’Année de la Chine en France.
Le but de ce programme était de dresser un portrait de la Chine en mutation et de mettre en valeur les aspects politiques, idéologiques ou culturels ainsi que de l’ouverture sur l’extérieur. Historiens, linguistes, sociologues, politologues… se sont ainsi succédés à la tribune.
Dès l’introduction, Yves Michaud précise que cette approche reste partielle et laisse notamment de coté l’histoire de la Chine au XXe siècle, ainsi que sa riche tradition culturelle. Il regrette également que l’angle du rapport de la Chine avec l’Occident ne soit pas traité. Enfin, il rappelle que le choix de la langue française imposée aux intervenants limite l’intervention de personnalités étrangères, notamment chinoises.
En raison de l’organisation du volume, ce compte-rendu présente successivement les douze textes des conférences.
Le volume s’ouvre sur le texte d’Yves Chevrier, « Une nouvelle histoire de la Chine au XXe siècle » (pp. 9-45). Historien, directeur d’études à l’EHESS, Yves Chevrier codirige le Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine. Dans ce texte, son interrogation principale porte sur la spécificité contemporaine de la Chine, qu’en est-il aujourd’hui si « son histoire révolutionnaire et communiste semble se replier sur un cadre étatique autoritaire et bureaucratique » ? Ce qui faisait la spécificité de la Chine au XXe siècle était la révolution et l’occidentalisation. La révolution chinoise devenue un événement historique ne signifie pas obligatoirement un surcroît de modernité. L’intégration actuelle de la Chine à la « globalisation » ne se fait pas sans réticences ni différences, cet exemple chinois montre que la mondialisation est un phénomène complexe qui ne se ramène pas à l’existence d’un seul modèle. Ainsi, s’interroger sur le sens « d’une histoire du contemporain en Chine », c’est mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, notamment lorsqu’Y. Chevrier développe une réflexion sur l’ethnicité en Chine et ailleurs.
A la suite, Joël Thoraval présente « Ethnies et nation en Chine » (pp. 47-63). Anthropologue depuis longtemps lié au monde chinois, J. Thoraval est en poste à l’EHESS (2002). Il montre dans ce texte que la nation chinoise s’est construite au XXe siècle avec la prise en compte simultanée de deux différences, d’une part, celle à l’extérieur qui « oppose la Chine aux autres nations » (base du nationalisme moderne), et celle à l’intérieur qui sépare les populations Han aux non-Han (problème des minorités). Aussi, pour mieux faire comprendre cette situation, J. Thoraval clarifie le sens des différents usages du terme « minzu » qui a désigné aussi bien la race, l’ethnie, la nationalité ou le concept de nation moderne. En développant particulièrement l’exemple des « minorités nationales », J. Thoraval montre également l’influence de modèles extérieurs (Europe, Japon, URSS). Aujourd’hui, le nouveau discours sur l’ « ethnicity » importée des Etats-Unis à Taïwan propose une nouvelle voie, qui ne peut laisser indifférent le citoyen français en butte au discours communautariste.
Puis, Françoise Ged poursuit la réflexion sur le thème « Les villes en Chine » (pp. 85-108). Architecte de formation, F. Ged s’intéresse à l’évolution contemporaine de l’architecture chinoise, elle est aujourd’hui responsable de l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine au ministère de la Culture. Dans ce texte, elle met en valeur l’augmentation importante de la population urbaine chinoise en une dizaine d’années (plus de 130 millions de citadins supplémentaires). Si la tradition urbaine est importante, cette transformation rapide a néanmoins eu un grand impact sur le territoire, par la disparition progressive des centres anciens, les modifications des modes de vie, les mutations sociales et économiques… Quelles sont les principes qui régissent cette évolution ? Quelle place est faite à la protection d’un patrimoine exceptionnel (comme celui par exemple des maisons à cour de Pékin)? F. Ged note les amorces d’une nouvelle gestion urbaine, dans les villes du Jiangman ou à Shanghai plus qu’à Pékin, même si les destructions ou la pression touristique sont encore des menaces importantes ; la gestion urbaine ne peut être qu’intégrée, et cela est à relier au texte d’Y. Chevrier.
Ensuite, c’est au tour de Léon Vandermeersch d’évoquer « Droit et rites en Chine » (pp. 109-123). Sinologue, L. Vandermeersch a une longue carrière derrière lui dédiée à l’Extrême-Orient, son dernier poste était à la direction de l’Ecole française d’Extrême Orient. Dans ce texte, L. Vandermeersch examine le rapport entre droit et rites. Ces derniers ont été longtemps privilégiés comme « mécanisme institutionnel assurant l’ordre social », les rites étant des modèles formels proposés au sujet. « L’acte rituel est un acte purement extérieur, vide, mais qui figure la norme sociale dont la volonté du sujet doit prendre le pli ». Ce système aristocratique n’a pas dispensé la Chine de la nécessité d’une loi pénale prévue au départ pour le peuple, mais qui devient indispensable avec le développement d’une économie marchande sous les Ming. Aujourd’hui, après les dévastations qu’a connu le droit traditionnel au XXe siècle, la Chine essaie depuis une dizaines d’années de restaurer (ou d’instaurer ?) un Etat de droit.
C’est ensuite au tour de Wang Shaoqi de présenter « Recherche et ouverture au monde scientifique » (pp. 125-141). Wang Shoaqui est l’un des rares Chinois à intervenir dans le cadre de cette série de conférences, il est depuis 2001 Ministre Conseiller des Affaires scientifiques et techniques à l’ambassade de Chine en France. Dans cette présentation très diplomatique, il présente tout d’abord quelques chiffres sur l’économie chinoise, accompagnés d’une série de tableaux statistiques ; il met en valeur la recherche scientifique chinoise dans le cadre de ses programmes nationaux. Enfin, il met en valeur la coopération avec la France, déjà ancienne, et qui se traduit par l’envoi de nombreux étudiants dans l’hexagone et la collaboration scientifique dans de nombreux projets (géologique, nucléaire…). Il regrette au final une insuffisante connaissance mutuelle entre chercheurs chinois et français.
Puis Charles Chauderlot présente un ensemble de dessins qu’il a réalisés sur le vieux Pékin « Destruction du patrimoine humain et historique à Pékin » (pp. 143-158). Artiste installé en Chine depuis 1997, Ch. Chauderlot est spécialiste du pinceau chinois, il associe la perspective occidentale aux espaces vides de la peinture chinoise. Représentant des quartiers en train de disparaître, les « hutong » notamment, il devient de fait témoin d’une situation politique qui le dépasse. Même s’il écrit ne pas vouloir prendre parti dans cette situation proprement chinoise, il regrette profondément cette politique de destruction qui s’appuie quelquefois sur des affirmations discutables pour justifier les démolitions. Le texte est accompagné des reproductions en vignette des peintures à l’encre de Chine de l’auteur.
C’est par le texte de Chu Xiao-Quan « Aspects de la vie intellectuelle et culturelle » (pp. 159-178) que continue l’ouvrage. Chu Xiao-Quan est linguiste de formation et il est en poste à l’université de Fudan à Shanghai. Dernier repère pour les Chinois, la culture a une importance particulière en Chine aujourd’hui. Même s’il est difficile de cerner aujourd’hui ce que l’on appelle la « culture chinoise ». Fondée sur une tradition vieille de quatre mille ans, cette riche culture existe-t-elle encore aujourd’hui ? Face à la concurrence du « Seigneur des anneaux » et de Harry Potter, que reste-t-il de Confucius… ? L’auteur fait preuve d’un optimisme modéré en rappelant la grande capacité d’intégration de la culture chinoise, il n’y a pas incompatibilité entre culture proprement chinoise et cultures étrangères. Il est certain que cette culture aujourd’hui traverse une crise, mais elle connaît aussi une forte dynamique de diversification ; le danger étant alors peut être un risque de fragmentation du monde culturel chinois. « Une Chine aux multiples faces culturelles » peut également être une réponse intéressante aux risques d’une mondialisation uniformisatrice.
Avec Anne Cheng, la notion de culture s’approfondit : « Modernité et invention de la tradition chez les intellectuels chinois du XXe siècle » (pp. 179-196). A. Cheng est historienne des idées et spécialiste de l’histoire intellectuelle de la Chine ; elle est aujourd’hui professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales. S’aventurant sur un domaine qu’elle indique ne pas être le sien, A. Cheng présente l’état d’un nouveau chantier d’études, les différentes façons dont la Chine a abordé la modernité au début du XXe siècle. Elle met en valeur notamment la figure de Kang Youwei (1858-1927) qui tente de lancer une réforme des institutions impériales chinoise sur le modèle japonais de l’ère Meiji. La fin de l’époque impériale en 1911 marque l’échec de cette tentative. Mais c’est également à ce moment que s’opère la mutation du lettré en la personne de l’intellectuel, avec le mouvement du 4 mai 1919, « polarisation entre les tenants radicaux d’une modernité du « tout occidental » et les conservateurs ralliés à la bannière d’un « nouveau confucianisme » ». Cette invention de la philosophie chinoise doit ensuite affronter l’idéologie marxiste, ce qui explique qu’aujourd’hui, cette philosophie chinoise est surtout la préoccupation des intellectuels chinois de la diaspora, plus que de ceux qui sont en poste dans les universités de Pékin ou de Shanghai.
Marie-Claire Bergère propose ensuite « Les tribulations du capitalisme en Chine au XXe siècle » (pp. 197-218). M. Cl. Bergère, sinologue, est professeur émérite à l’Inalco, elle s’est particulièrement intéressée à la bourgeoisie chinoise et à la mise en place des différents capitalismes dans la Chine du XXe siècle. Le jeune capitalisme chinois apparu dans la deuxième moitié du XIXe siècle ne résiste pas à l’installation d’un pouvoir central fort, celui du Kouomintang à partir de 1927, et surtout après la révolution communiste de 1947. Avec la réforme de Deng Xioping de 1978, on assiste à un nouveau départ du capitalisme chinois. L’auteur appelle à une certaine prudence dans une vision de la Chine définitivement installée dans le capitalisme. Elle s’intéresse aussi aux classes sociales actrices de ces capitalismes anciens ou d’aujourd’hui, ainsi qu’au lien de ce capitalisme avec des dérives criminelles. Elle s’interroge enfin sur les liens de cette évolution économique avec le développement d’un Etat efficace, peut être démocratique.
Michel Bonnin approfondit cette vision politique de la Chine avec « Comment définir le régime politique chinois aujourd’hui » (pp. 219-243). Historien et sinologue, maître de conférence à l’EHESS, il est spécialisé dans le domaine des évolutions sociopolitiques de la République populaire de Chine. Dans cette conférence, il rappelle que les grandes réformes économiques que la Chine a connu depuis vingt ans l’on fait rentrer dans le capitalisme, mais son régime politique lui n’a pas changé, c’est toujours le parti communiste qui est au pouvoir. Même s’il y a davantage de liberté pour les intellectuels, le pouvoir contrôle toujours l’espace public (et notamment le domaine des communications) et interdit toute organisation politique, syndicale, religieuse… L’auteur qualifie ce régime de « totalitarisme replié » sur son noyau dur, et peut se déplier pour frapper si cela est nécessaire (comme l’exemple de la « secte » Fa Lun Gong). L’évolution économique doit-elle nécessairement aboutir à une démocratisation ? Cela ne semble pas évident à M. Bonnin. Il y a certes une aspiration à plus de démocratie de la part de la population, mais celle-ci est-elle réellement une force sociale pour l’instant ? La classe sociale qui s’est enrichie depuis quelques années a-t-elle intérêt à cette démocratisation ? Un changement d’orientation du PC ne serait pas obligatoirement signe de démocratisation. Ainsi, l’auteur n’exclut pas une nouvelle métamorphose du régime, « la démocratie est loin d’avoir gagné » !
Enfin pour terminer, Jean-Luc Domenach pose une dernière question « La Chine est-elle entrée dans le monde ? » (pp. 245-264). J.L. Domenach est sinologue et politologue, entre autre chercheur associé au CERI. Cette question de l’ouverture de la Chine pose problème à l’auteur, elle n’est pas posée pour les Etats Unis ou la Russie, pourtant bien moins ouverts que ce que l’on dit. Cette lecture de la différence de la Chine est ancienne, elle vient peut être aussi de la propre vision que les intellectuels chinois ont de la Chine elle-même. Il est certain que l’ouverture récente de la Chine s’est faite de manière extraordinairement rapide et avec une grande efficacité. Cependant quelle est la profondeur réelle de cette ouverture au monde ? La Chine veut-elle autre chose du reste du monde qu’une amélioration matérielle de ses conditions de vie ? D’un autre coté, la vision du reste du monde n’est pas facile pour une Chine qui a du mal à s’y retrouver dans la dualité du monde, entre le discours officiel et la pratique économique.
A la fin de la lecture de ce livre, ce n’est pas un regard différent sur la Chine d’aujourd’hui seulement que l’on porte, mais aussi sur le monde, montrant ainsi que le rapport de la Chine au monde s’est aujourd’hui renforcé, mais pas seulement dans le sens d’une intégration économique, également dans l’affirmation de ses différences. Ainsi, les interrogations sur l’avenir sont nombreuses et les jeux ne sont pas fait d’avance.
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