Sous le chapiteau du café littéraire l’assistance a répondu présente pour retrouver Olivier Guez venu présenter son nouvel ouvrage, La disparition de Josef Mengele, traitant de la cavalcade du médecin nazi en Amérique du Sud au cours des décennies 1950-1970 et de la traque lancée contre lui. Au travers du dialogue qui va se bâtir durant une heure avec Philippe Bertrand, journaliste à France Inter, c’est à la fois une partie de l’histoire dérangeante du médecin nazi et de la démarche de l’auteur qui vont progressivement se dessiner aux spectateurs. Afin de retranscrire au mieux les pensées de l’auteur nous nous attacherons à reproduire au plus près les échanges tenus durant une heure.
Philippe Bertrand (PB) : Votre ouvrage porte sur la traque des nazis et notamment de Mengele. Mais ce que l’on voudrait savoir c’est pourquoi avoir attendu aussi longtemps (précisément la présidence Eisenhower) pour débuter la traque des nazis ?
Olivier Guez (OG) : La traque prend beaucoup de temps car le contexte de l’époque ne s’y prête guère : tout le monde se moque des nazis dans la période post 1945. Si de nombreux procès sont menés à cette époque, très vite la realpolitik de la guerre froide, sorte de préparation de troisième guerre mondiale, prend le pas sur le reste. L’Allemagne, au cœur des revendications américaines et soviétiques, devient un enjeu fort : dans le cadre de la RFA ceci se traduit par la nécessité de renforcer les structures de l’État. Ainsi, mise à part les dirigeants les plus gênants, tout le personnel nazi est conservé. La dénazification n’intéresse alors personne, y compris les israéliens concentrés sur la sécurisation de la jeune existence de L’État hébreu. Seuls quelques individus se battent alors seuls pour traquer les criminels de guerre C’est le cas de Fritz Bauer, juge d’origine juive, homosexuel et social-démocrate ayant retrouvé la trace d’Eichmann en Argentine.
L’enlèvement d’Eichmann est mené par le Mossad le 11 mai 1960 en Argentine mais celui-ci ne sera ramené en Israël que 9 jours plus tard. Durant ce délai l’équipe israélienne mène sur place la traque de Josef Mengele, le Mossad ayant eu des infos, déjà périmées, sur sa présence en Argentine.
L’immense écho du procès d’Eichmann dans la presse internationale décide Israël a relancé la traque du médecin nazi. Pour cela une équipe est montée, dirigée par Zvi Aharoni, en partance pour l’Amérique du Sud afin de mettre la main sur les criminels en fuite, morts ou vifs. Ils sont alors très proches d’attraper Mengele en le localisant au Brésil. Mais au moment du retour sur Paris pour préparer l’enlèvement ordre est donné d’abandonner la mission Tigre Israël est alors au bord de la guerre civile au sujet de l’enlèvement d’un enfant issu d’une famille laïc par sa belle-famille ultra-orthodoxe. Au retour sur le terrain la piste est totalement perdue.
PB : Comment Mengele est-il parvenu au Brésil ?
OG : Mengele arrive en 1949 à Buenos Aires. Il demeure auparavant quelques temps en Allemagne sous l’identité d’un ouvrier agricole nommé Fritz Hollmann. Dans les immenses flux de migrants jetés sur la route à la sortie du conflit Mengele parvient à échapper à la vigilance, d’autant qu’il a refusé de se faire tatouer son identifiant SS sur le bras comme c’était l’usage. Et n’oublions pas que Mengele n’a pas encore, en 1945-1946, l’importance qu’on lui donnera plus tard : ce n’est pas l’ordonnateur de la Shoah mais un « simple » médecin allemand SS comme des milliers d’autres médecins nazis. C’est le procès Eichmann qui marque le tournant dans la lecture du second conflit mondial sous le prisme de l’Holocauste, dont le symbole reste Auschwitz, donc les expériences nazies, donc Mengele. Traversant en 1949 le Tyrol suisse puis l’Italie jusqu’à Gênes il prit un bateau et posa le pied à Buenos Aires mi 1949. Il n’est alors pas pris en charge immédiatement par les réseaux péronistes, ce n’est pas un membre de l’olympe nazi.
PB : Que cherche Péron à accueillir les dignitaires nazis en fuite ?
OG : En Europe Péron est très mal connu, d’autant plus en France. Ce militaire est très tôt fasciné par l’Allemagne et sa formation militaire. Issu d’une famille modeste et faisant carrière militaire dans les années 1930, c’est-à-dire au plus fort de la crise en Argentine, celui-ci commence à se dire que l’armée est la solution au pays. Envoyé en formation en Italie Péron reviendra et organisera progressivement la prise du pouvoir par l’armée.
Dans sa vision politique les USA et l’URSS vont s’anéantir par l’arme nucléaire. La future superpuissance en devenir est l’Argentine, qui doit se préparer à sa future place. Pour cela Péron organise des réseaux de passage des grandes têtes nazies, pouvant œuvrer à la force de l’Argentine.
PB : Il y a une image marquante de l’arrivée de Mengele dans votre ouvrage : il descend du bateau avec sa mallette de médecin et des fioles de sang.
OG : Comme je l’ai dit, et même si cela parait choquant, Mengele est un universitaire et un médecin, pas un barbouze. Envoyé à Auschwitz par son directeur de thèse, Mengele vise une place d’universitaire pour l’après-guerre, avec comme Graal la compréhension de la jumélité pour peupler les terres slaves.
Mengele est médecin, et doit selon lui œuvrer à la santé de la communauté des hommes, pas des individus. Les victimes ne sont à ses yeux que des blattes : il conservera cette idée jusqu’à la fin de sa vie.
PB : Avez-vous souffert au contact de Mengele ? Alors que je relisais votre livre, une nuit agitée où j’étais malade, face à la vie pathétique des dernières années de Mengele, on en viendrait presque à avoir de la compassion : avez-vous déjà ressenti cela ?
OG : J’ai travaillé sur Mengele en trois temps :
1. Je me suis d’abord frotté aux sadiques en tournant autour de Mengele sans l’approcher. Une manière de me blinder psychologiquement.
2. Les premiers travaux sur Mengele m’ont touché au point de frôler la folie.
3. En reprenant le pas sur le sujet j’ai décidé alors de régler son compte à Mengele : ses 20 dernières années ont été une déchéance progressive. J’ai passé une corde autour de son cou et la vie s’est chargée de la tendre.
Vous évoquez une certaine compassion une nuit fébrile : je n’ai jamais été compatissant pour Mengele je laisse les gens ressentir ce qu’ils veulent. Je ne fais que raconter des faits qui sont dingues en eux-mêmes : Megele trouva refuge au sein d’une famille de paysans pauvres brésiliens auprès de laquelle il resta durant 14 ans. Bien que connaissant très bien son identité celle-ci ne le dénoncera pas, la famille de Mengele la payant régulièrement pour éloigner « le mouton noir » : au moment où Mengele prend de nouveau la fuite, la petite famille paysanne brésilienne vivait dans une villa de 9000 mètres carré dans les beaux quartiers de Sao Paulo !
Versant progressivement dans la paranoïa Mengele se mit à élever des chiens qui n’obéissaient qu’à lui et construisit un mirador où il vivait en épiant le moindre bruit, craignant des juifs viennent le chercher.
PB : On sait que la nuit Mengele noircit des cahiers : connait-on leur contenu ?
OG : On ne connait rien de leur contenu, ceux-ci ont été vendus anonymement en 2015.
PB : J’aime dans votre ouvrage le passage de la rencontre entre Mengele et son fils qui ne parvient pas à obtenir d’excuses de son père et le comprendre : Mengele n’a pas de conscience ?
OG : Ce n’est pas cela : on oublie ce qu’est un nazi. Le nazisme est une bio-politique qui opère une complète inversion des valeurs morales.
PB : Mais où est l’humain là-dedans ?
OG : Le nazisme produit une autre humanité, un autre humain. L’humanisme judéo-chrétien fut broyé par l’humanité nazie. Ce qui m’intéresse, au-delà du cas Mengele, c’est l’après 1914-1945. Je considère que nous sommes encore dans cet « après », après cette folie suicidaire où les européens ont retourné 2000 ans de construction de valeurs.
PB : Et vous avez raison, on le constate aujourd’hui : la barbarie est encore là.
OG : Oui : on nous a fait croire que le Mal était mort en 1945. C’est avant tout un livre sur le Mal, sur un homme qui a croisé un système qui lui permet d’agir comme il l’a fait. Et c’est le plus extraordinaire : ce n’est pas un monstre qui colle des individus dans son labo, c’est un maillon d’une grande chaine, c’est un homme comme vous et moi.
PB : Et finalement Mengele n’a pas répondu de ses actes : traque alors que celui-ci est mort.
OG : Oui, la traque des criminels de guerre nazis et collaborateurs ne débutent qu’une fois les acteurs hors du système administratif des pays. Celle-ci ne commence que dans les années 1980, Mengele étant mort depuis longtemps (1979). Les tests ADN prouveront son identité en 1992. Le reste et bien il faut lire le livre…
PB : Merci à vous Olivier Guez.
Le dernier ouvrage d’Olivier Guez, La disparition de Josef Mengele, est disponible aux éditions Grasset