Les lectrices et lecteurs désireux de connaître davantage l’histoire et le parcours des protestantismes en France connaissent nécessairement le nom de Patrick Cabanel. Historien titulaire de la chaire Histoire et sociologie des protestantismes à l’EPHE, ce dernier a publié nombre d’écrits au cours des dernières années Citons à cet effet Le Protestantisme français, la belle histoire XVIe – XXIe siècle aux éditions Alcide, ou encore Histoire des Cévennes aux éditions Que Sais-Je ?, Histoire des protestants en France (XVIe-XXIe siècle), Fayard, 2012. C’est en raison de la parution de ses derniers travaux, intitulés La fabrique des huguenots, que Patrick Cabanel vient répondre aux questions de Stéphane Zehr, pasteur travaillant avec la librairie Jean Calvin, sous les voûtes du Temple de l’Etoile.
Le texte ci-dessous constitue une restitution, la plus fidèle possible des échanges tenus, sous forme de questions-réponses, entre Patrick Cabanel et Stéphane Zehr, puis avec le reste de la salle.
Stéphane Zehr (SZ) : Bonsoir à toutes et à tous et merci de votre présence. Patrick Cabanel je ne reviens pas sur votre parcours et vos travaux qui ont déjà été présentés plus avant, mais je plonge directement dans le contenu de vos derniers travaux. Vous nous invitez en somme à discuter des lieux de mémoire protestants, dans une sorte de road-trip. Mais finalement qu’est-ce qu’un lieu de mémoire huguenot ?
Patrick Cabanel (PC) : Je vous salue et vous souhaite la bienvenue dans beau ce temple. Votre question (les lieux de mémoire protestants) n’est pas simple. Le plus important dans l’expression de Pierre Nora, lieu de mémoire, est le terme « mémoire » : ce n’est pas simplement une acception géographique. Cela peut être un récit, un refrain (la cévenole), une pierre (la gravure « résister » de la tour de Constance, attribuée sans certitude à Marie Durand) à partir de quoi se transmet une mémoire collective.
D’où le titre de l’ouvrage : un lieu de mémoire se construit, ce n’est pas donné, comme une montagne. Marie Durand n’était pas spontanément, naturellement, de droit divin dirais-je presque, l’icône du protestantisme. Après tout elle a été emprisonnée 38 ans mais une de ses camarades est restée 40 ans enfermée. Des femmes enceintes ont donné naissance dans la tour et donc des enfants sont restés enfermés au cours de leur jeunesse. Ces destins tragiques auraient pu aussi être l’icône de la souffrance protestante. Les lieux de mémoire sont toujours la résultante d’oublis et de construits, volontaire ou non. Sans l’ouvrage du pasteur Benoit, qui a été le premier biographe de Marie Durand, l’on aurait oublié cette dernière dont personne se souvenait dans son hameau un siècle plus tard. On peut donc parler d’invention des lieux de mémoire, au sens archéologique du mot.
Autre exemple de ses fabrications presque arbitraires : pourquoi le musée du Désert se situe dans la maison natale de Pierre Rolland et pas dans celle de Jean Cavalier ? Car Jean Cavalier est une figure bourgeoise, qui a su s’arracher à la virtuosité de la revanche et de la violence, qui a su rentrer dans les heures grises du compromis et de la paix. Là où Pierre Roland est demeuré le héros romantique, mort dans sa vingtaine les armes à la main. La mémoire a hésité entre les deux grands chefs et a finalement tranché.
SZ : On le voit, la matrice de la mémoire huguenote est le XIXe siècle. Que trouvent alors les huguenots dans ces figures du passé ?
PC : Le XIXe est le siècle de l’Histoire, des nations, des constructions des identités. C’est le grand moment où les peuples se replongent dans une histoire parfois mythifiée. Après tout il y a t-il une nation basque avant que Sabino Arana Goiri ? Une nation italienne avant Les fiancés de Manzoni ? On invente tous azimuts alors, notamment dans les minorités (vaudois, hussites, huguenots etc.). Qu’est-ce que les pasteurs et les fidèles attendent alors dans la construction de ce panthéon ?
La réponse première est la réunion du schisme théologique entre les libéraux et les évangéliques. On se divisait sur tout, sauf sur la St Barthélémy, la guerre des Cévènes etc. Cette mémoire demeure et reste quand on a tout perdu, et que la sécularisation a fait son œuvre. Quand vous avez perdu la foi et que vous êtes catholique : il ne reste rien. Quand vous êtes protestant et que vous avez perdu la foi : il vous reste la mémoire. Beaucoup de pasteurs, de manière objective et consciente, ont demandé et continue de demander une définition efficace de ce qu’est être protestant. La mémoire offre une partie de la réponse, quand l’ecclésiologie ne l’offre plus
SZ : On oppose la tradition du Réveil au protestantisme plus historique. Pourtant une telle opposition est-elle si présente ?
PC : Je commencerai à vous répondre par une anecdote : le grand pasteur évangéliste Ruben Saillens, auteur de la cévenole, fut invité au musée du Désert pour le culte de 1922. Lors de la prédication celui-ci déclara « vous croyez qu’être protestant c’est avoir des ancêtres sur les galères ? C’est savoir que Christ est mort pour nous ! ». Face au protestantisme calviniste réformé classique, attaché à la mémoire des persécutions, apparait le Réveil qui ne s’appuie pas sur cette lecture historique.
Cette opposition est pratique mais ce n’est pas aussi simple comme vous le dîtes. Nombre de protestants dressèrent des parallèles entre les expériences du Réveil et les pratiques protestantes du XVIIe siècle, notamment dans le Vivarais et le Romanais dans les décennies 1920-1930 alors que le pentecôtisme apparaissait.
SZ : Des épisodes peu glorieux dans la mémoire huguenote existent, des épisodes sanglants lors de la persécution du Réveil par les luthéro-réformés. Il y a t-il d’autres exemples gênants dans la mémoire du protestantisme que nous pourrions évoquer ?
PC : Le musée du Désert est un exemple majeur. Il existe grâce aux méthodistes qui en avait fait, au départ, un lieu de retrouvaille pour les fidèles méthodistes méprisés et humiliés par les réformés. Un livre de Jean-Pierre Bastian sur la fondation de l’église libre du canton de Lausanne rappelle que les premiers réveillés étaient rejetés et se cachaient dans le Désert, comme les réformés du XVIIe siècle. Si c’est pour dire que la tolérance n’est pas naturelle à quelque confession que ce soit, c’est vrai.
Ce qui est grand dans l’Histoire ce sont les minorités. Dès qu’elles deviennent majoritaires la situation bascule. Les réformés sont attachants, tant qu’ils sont minoritaires. Quand ils prennent le pouvoir ils peuvent devenir horribles : citons par exemple l’apartheid.
SZ : Une des oppositions principales aux commémorations, de la part des évangéliques et d’autres, c’est la catholicisation des pratiques huguenotes, quand on parle de pèlerinage par ex. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
PC : On peut parler de catholicisation métaphorique. En effet on parle de manière totalement libre aujourd’hui des pèlerinages et des reliques du musée du Désert : la hallebarde de Rolland, la bible de Rolland, la cachette de Rolland etc. Le vocabulaire catholique bascule dans le lexique huguenot. Je pense que des réformés vont même au musée du Désert pour recevoir une « recharge » spirituelle. On ne doit pas cependant pas employer les mots avec le vécu catholique. Nous sommes sur une lecture métaphorique. Mais cette dérive est normale, tant la culture demeure marquée par le catholicisme en France.
Ainsi, avez-vous remarqué les liens, dans la représentation, dans l’âge, dans un mélange entre virginité et maternité, entre Marie, Marie Durand et Marianne ? Regardez les représentations des trois. Qu’on le veuille ou non, la France est par excellence le pays de la Vierge Marie. Nous avons été formés et habitués à cette beauté, évanescente et intemporelle, des représentations. Tout comme les bustes de Marianne. Tout comme la représentation de Marie Durand. Maurice Aghulon a publié des livres entiers sur Marianne. Il n’a jamais su pourquoi elle s’appelle ainsi. Mais on peut remarquer que Marianne est une contraction des prénoms Marie et Anne : la mère et la grand-mère du Christ.
Je pourrais également citer, comme preuve de cette catholicisation des protestants français, la création du tiers-ordre des veilleurs par Wilfred Monod. Il n’y a pas plus catholique que les tiers-ordres ! Et que dire de Théodore Monod qui, dans les années 1920, demande à ce que l’on modernise le livre des martyrs protestants et que l’on puisse lire tous les dimanches au temple une vie de martyr, comme les catholiques lisent les vies des saints.
SZ : Une dernière question, avant de donner la parole à la salle : vous avez parlé des généalogies rêvées dans vos travaux. Il y a t-il ce genre de procédé dans la mémoire huguenote ? Je pense à l’histoire de la croix huguenote.
PC : Nous sommes pas si loin que cela. Si les huguenots ont tenu dans la persécution c’est parce qu’ils se sont perçus comme une tribu d’Israël. Si le musée du Désert s’appelle ainsi c’est une référence au Désert des hébreux dans le Sinaï. Nous sommes donc dans une forme de rêverie.
Sur la croix huguenote : je vous donne un scoop. Elle n’a rien de protestant. C’est le mariage de deux des bijoux les plus catholiques : la croix de malte, typique de la Provence, et le Saint Esprit que l’on trouve dans la Haute Loire, fief catholique imprenable.
Questions de la salle
Q1 : Vous parlez de la croix huguenote mais on en voit très peu dans les temples. Quand ce symbole a t-il connu un renouveau ?
PC : Le bijou a failli disparaître mais va réapparaître à la fin du XIXe siècle. Le bijou est repris et se diffuse largement au moment des conflits mondiaux, notamment pour permettre aux aumôniers de reconnaître les soldats huguenots sur le champ de bataille.
Q2 : Quand est-ce que les libéraux et les orthodoxes se sont-ils rapprochés ?
PC : Ils se sont rapprochés quand les combattants se sont fatigués, que l’on a perdu le sens du combat, et devant l’arrivée de confessions vigoureuses comme la Cause.
Q3 : Quel avenir pour la mémoire protestante ? Peut-elle perdurer avec la baisse de la pratique ?
PC : La mémoire n’est pas rectiligne. Elle a connu des crises comme dans les années 1970. On a pu croire que cette mémoire, qui a connu son apogée dans l’entre-deux guerres, allait mourir. Et puis on a découvert, au moment où Pierre Nora parlait des lieux de mémoire, qu’elle connaissait un renouveau. Avec notamment la période des commémorations de la fin du siècle dernier (1985/1989/1998).
La mémoire se porte mieux que jamais. N’oublions pas que les peuples heureux n’ont pas d’histoire.
Nota Bene : Une recension de l’ouvrage présenté au cours de la conférence sera prochainement publiée dans les colonnes de la Cliothèque.