La gastronomie portugaise jouit actuellement d’une reconnaissance politique considérable, en grande partie grâce à l’institution, en 2015, de la « Journée nationale de la gastronomie portugaise ». Outre cette initiative et d’autres initiatives socio-politiques, il est important de connaître quelle a été la contribution des livres de cuisine nationaux pour l’affirmation de l’identité culinaire portugaise. Dans cette réflexion, nous découvrons les œuvres fondatrices de la gastronomie portugaise (XIXe et XXe siècles) et la place de la faune marine dans la construction de ce paysage littéraire. Ces données seront confrontées au portrait que la Direction Générale de l’Agriculture et du Développement Rural ainsi que la Direction Générale du Patrimoine Culturel nous fournissent aujourd’hui sur le sujet.
Intervenante
Carmen Soares est professeure d’histoire ancienne à l’Université de Coimbra. Ses recherches, enseignements et publications sont axées sur les cultures antiques, les langues et la littérature, l’histoire de la Grèce Antique ainsi que sur l’histoire culinaire. Carmen Soares est par ailleurs membre du conseil scientifique de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation. Ses recherches liées aux cultures culinaires sont variées : histoire des plats et produits traditionnels (pain, vin etc.), patrimoine et identités culinaires (nationalisme, territorialisation des produits et de la gastronomie), diététique et gastronomie.
La gastronomie portugaise jouit d’une nouvelle considération publique depuis 2015, avec l’établissement d’une journée nationale de la gastronomie le dernier dimanche de mai, sur initiative de l’Assemblée de la République portugaise. C’est l’occasion de redécouvrir la littérature culinaire portugaise depuis le XVIIIe siècle. Les livres de cuisine sont des documents historiques à part entière. Il suffit de les interroger comme on le ferait avec n’importe quelle autre source :
- qui est l’auteur ?
- quand a-t-il écrit et dans quel contexte ?
- quels sont les objectifs ou les motivations de l’écriture ?
- quel est le destinataire ?
Les critères d’échantillonnage des sources de la cuisine portugaise
La première étape du travail de Carmen Soares a consisté à délimiter un échantillon pertinent de trois œuvres :
- Cosinha Portugueza ou Arte Culinaria Nacional (1899), écrit par un « collectif de dames »,
- Culinária Portuguesa (1936), d’António Maria de Oliveira Bello,
- Cozinha Tradicional Portuguesa (1982), par Maria de Lourdes Modesto.
Les ouvrages choisis ont tous dans leur titre une mention renvoyant explicitement à la cuisine ou art culinaire portugais. Le titre fonctionne comme le nom complet d’une personne, il permet une première représentation de son contenu.
Le second critère mesure la notoriété du texte. Par exemple, Cosinha Portugueza ou Arte Culinaria Nacional (1899) est le premier ouvrage reconnu sur un tel sujet. Ou encore Culinária Portuguesa (1936), le premier engagement politique de l’État portugais en faveur de la cuisine nationale. Enfin, le dernier ouvrage, Cozinha Tradicional Portuguesa (1982), est le best-seller du XXème siècle. Il méritait sa place dans le corpus.
Le troisième critère s’intéresse au contexte d’écriture. Les ouvrages peuvent relever de périodes et de régimes différents mais tous appartiennent à des moments de fort nationalisme. Le livre le plus ancien a été rédigé sous la monarchie, qui ne disparaît au Portugal qu’en 1910. Le second date de l’époque Salazar (1933-1974), tandis que le troisième, le plus récent, a été écrit sous la démocratie.
Principaux enseignements des trésors de la littérature culinaire
Qui sont les auteurs ?
Les deux ouvrages les plus anciens ont été édités par des hommes qui avouent un certain degré d’intervention personnelle dans la présentation formelle des recettes. Toutefois, il n’y a aucun affect. Le ton reste neutre. En revanche, le dernier ouvrage de 1986 a été écrit par une femme qui a expliqué avoir compilé des recettes venues de divers horizons et avoir ajouté des éléments purement subjectifs. Le livre a ici une dimension quasi autobiographique. L’auteur, Maria de Lourdes Modesto, explique avoir expérimenté personnellement chacune de ses 800 recettes et avoir vérifié temps de cuisson et quantités. Son introduction vante les mérites de l’héritage familial et du dialogue intergénérationnel dans la fixation des dosages.
Pourquoi ces œuvres ont-elles été écrites ?
Le premier ouvrage est l’un des très rares exemples d’un livre collectif paru à titre caritatif au Portugal. Les recettes des ventes devaient financer la reconstruction d’une chapelle à Saint-Antoine aux Olivais, une paroisse aux alentours de la ville de Coimbra. Les auteurs, un collectif de dames non identifiées, participent à un élan chrétien répandu dans toute l’Europe à cette période. Le christianisme imprègne l’introduction et l’appendice.
Le deuxième ouvrage de 1936 a été écrit par un député du parti Régénérateur (Regenerador) et membre de la Commission de propagande touristique à l’étranger. Il est le premier président de la Société portugaise de gastronomie en 1933.
Le dernier ouvrage, celui de Maria de Lourdes Modesto, récemment décédée, a été publié certes après la transition démocratique mais il a été essentiellement composé sous la dictature, à partir notamment de ses émissions de télévision Culinária diffusées de 1958 à 1970. L’auteur a été influencée par le concours de cuisine et de pâtisserie régionales portugaises lancé dans les années 1950 qui, en son temps, avait récolté… 3180 recettes. Le plat gagnant était un ragoût de chevreau. Modesto souhaitait répondre à une forte demande du public et de l’État, qui aspiraient à ne pas tout sacrifier à la cuisine française et internationale. Il fallait résister « au plat fleuri à la maître d’hôtel et Pompadour » comme on disait. La cuisine portugaise, moins chère, plus facile, plus adaptée à l’estomac, devait redresser la tête.
En ce sens, j’entends aussi ce livre comme un moyen de lutter en faveur de la revitalisation de notre patrimoine culinaire et contre l’invasion insidieuse d’une certaine cuisine internationale, impersonnelle, morose et monotone, qui s’est déjà propagée dans de nombreux restaurants et menace également de nous envahir. […] La cuisine familiale préserve et renouvelle les précieuses recettes traditionnelles.
Quel est le destinataire ?
Nous pouvons le déterminer par les allusions glissées dans les livres. Le tout premier ouvrage s’adresse aux mères de famille, aux « bonnes ménagères ». Les autres sont plus implicites mais dans la mesure où les femmes continuent d’assurer les tâches domestiques, elles restent le principal destinataire.
Comme le livre de Bello devait défendre le tourisme national, nous remarquons dans la préface l’insistance à mentionner hôteliers et restaurateurs, ainsi que les nombreuses recommandations d’hygiène, de sélection exigeante des produits, etc.
Géographie des plats identitaires de la gastronomie portugaise
D’une catégorisation par type de plats à une catégorisation par origine
Les recettes du premier livre sont regroupées en 13 catégories : soupes, purées, viandes, poissons, sauces, pâtes, salades, desserts, plats principaux, etc. Le second adopte une perspective plus géopolitique, avec une organisation régionale des recettes, qui s’ouvre à l’empire colonial portugais.
Modesto, les temps ont changé, se limite elle, aux onze régions continentales du Portugal et aux îles de l’Atlantique. Elle met en évidence les soupes : « un repas sans bouillon pour commencer, n’est pas complet ».
Quatre soupes se distinguent :
- la canja (bouillon de poule),
- la caldo verde (soupe de choux),
- la cozido nationale (pot-au-feu),
- les soupes de poisson.
Les plats de viande
Bien que le pays dispose d’une côte atlantique importante, les Portugais ont une alimentation essentiellement carnée. Dans l’ouvrage du XIXe siècle, on compte 508 recettes de viande contre 83 de poisson (dont 32 avec du poisson cru). À la fin du XXème siècle, le ratio passe à 207 de viande contre 55 de poisson (dont 45 avec la morue).
Sans pisciculture, les Portugais dépendaient des arrivages mais aussi de leur mode de consommation (frais ou en conserve). Le goût pour le frais limite l’alimentation d’origine marine au littoral. La morue portugaise, traditionnellement séchée, est l’unique produit à bénéficier de la certification de spécialité traditionnelle garantie. C’est l’ouvrage écrit sous la dictature qui bénéficie du maximum de recettes de poisson. António Maria de Oliveira Bello a reproduit des recettes cuisinées dans des cercles plus prestigieux socialement, avec du homard et des huîtres.
Les certifications et valorisations gouvernementales
La Direction générale de l’Agriculture et du Développement rural se charge de ces certifications. Parmi les recettes traditionnelles protégées, notons la classification suivante :
- plats à base de viande (35)
- plat à base de poisson (23)
- autres plats traditionnels (2)
- soupes (11, dont 3 de viande et 2 de poisson),
- sucreries et pâtisseries
- pain et produits de boulangerie.
L’indication géographique protégé reconnaît ainsi 85 produits, avec 11 chorizo, 5 chevreaux, de l’agneau, du jambon fumé… L’appellation d’origine protégée labellise 71 produits, avec 13 certifications pour la viande (boeuf), des certifications pour le fromage, les châtaignes, etc. On trouve aussi la spécialité traditionnelle garantie qui n’accepte que la morue séchée pour les poissons.
Le poisson ne tire pas la charrette. La viande crée de la viande, et le poisson de l’eau froide. Et finalement, une bonne cuisine est celle où il y a de la viande.