Le thème des urgences du FIG n’oublie pas l’urgence géopolitique et militaire de notre temps, et c’est heureux. Le géographe Amaël Cattaruzza, professeur et directeur adjoint de l’Institut Français de Géopolitique était bien placé pour réunir une table ronde sur ce que le moment de la guerre en Ukraine dit des fragmentations à l’oeuvre aujourd’hui. Le général de brigade Vincent Coste, responsable des unités de combat aérien françaises participant à l’Otan, le professeur de géographie des universités, Philippe Boulanger qui a renouvelé la recherche sur la géographie militaire et le maître de conférences en études slaves Kévin Limonier, spécialiste des questions de renseignement en sources ouvertes sont ses invités.
Amaël Cattaruzza (AC) : En quoi la guerre d’Ukraine a modifié notre image de la conflictualité, comme le retour de la guerre au sens classique ?
Général Vincent Coste (GVC) : Le conflit est à replacer dans un cadre plus global.
D’abord français, avec les attentats de 2014 et la nouvelle loi de programmation militaireLOI n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale ; puis mondial, avec les tensions dans l’ Indo-pacifique et le « retrait » US au PMO et en Afghanistan ; le terrorisme en Afrique et l’irruption de sociétés militaires privées ; le dérèglement climatique et l’émigration africaine.
En bref, le monde se réarme – la Chine produit en 3 ans l’équivalent de notre force aérienne – et se réarme idéologiquement avec l’usage de discours.
L’Otan comme la France n’ont plus la supériorité aérienne avec les systèmes sol-air. Un changement de paradigme ?
AC : L’invasion de l’Ukraine, n’est alors selon vous ce que l’on a nommé « effet de surprise » ou « phénomène de sidération » ?
GVC : Notre modèle d’armée reste adapté avec la dissuasion nucléaire depuis 1964, l’aéroporté et le naval. L’armée s’est toujours entrainée à la haute intensité, y compris en cas de conflit nucléaire.
Ce qui change c’est l’augmentation du champ des interventions avec en particulier le cyber-espace.
Philippe Boulanger (PB) : l’implication des milieux dans la nouvelle façon de penser la géographie militaire est née en 1794. Le géostratège est celui qui conduit les armées. Or durant la Guerre Froide, la géographie militaire était fondée sur les trouées militaires comme celle de Belfort ou de Fulda. Donc une dimension de l’espace de guerre qui était physique.
Aujourd’hui, et ce, dès les années 2000, elle doit comprendre les types d’espaces matériels et immatériels (la question des ondes électromagnétiques et de leur brouillage).
On redécouvre donc la notion d’espace avec la guerre en Ukraine, soit un espace de plaine et de bassins alluviaux d’où les drones et satellites pour l’observation des mouvements de troupe.
Le texte de vision stratégique du Général Buckart de 2021 montre bien cette imbrication avant le début de la guerre d’Ukraine. C’est une très forte mutation culturelle ; il faut imaginer un nouvel espace par rapport au Sahel avec notamment les batailles systématiquement en milieu urbain, où se trouvent les points stratégiques essentiels.
Le milieu bocage est un milieu très lâche avec le jeu du gel ou du dégel. La ligne de front de 900 km est un mélange de bocage et d’openfield. Les villes ukrainiens ont été reconstruites après 39-45 selon le modèle soviétique (villes en béton avec abris souterrains de sécurité).
Tout ceci est donc à reprendre en compte.
AC : Quid de la dimension cyber en Ukraine ?
Kévin Limonier (KL) : Pour ce qui est du cyber, ça a été le désarroi avec nos doctorants en Russie : la cyberguerre imaginée par le grand public n’a pas eu lieu !
Nous nous sommes laissés abuser par la surreprésentation de la puissance cybernétique russe notamment depuis l’élection de Trump. Les Etats-Unis ont pris peur et ont mis de gros moyens sur le cyber. D’où une bulle spéculative qui se crée et a conduit à mésinterpréter la menace russe. Or les Russes ne sont pas arrivés à Kiev. L’auto-intoxication occidentale a joué avec une méconnaissance de la Russie depuis la fin de la Guerre Froide.
Les routes physiques de l’internet sont devenues indispensables avec un pays fortement numérisé et ou le cyberespace est devenu une stratégie vitale . D’où Starlink au lieu du réseau optique qui pouvait être piraté par Moscou avec des routeurs controlés par l’adversaire. Car les Russes débranchent les villes ukrainiennes conquises et les reconnectent au réseau russe.
AC : Peut-on parler de moyens nouveaux adaptés à une nouvelle guerre de haute intensité ?
GVC : La Russie a envahi l’Ukraine en comptant sur ses forces matérielles. Elle n’a toujours pas réussi à imposer une supériorité aérienne. Donc retour à des combats type 1ère GM avec tranchées et tentatives de percées des lignes ennemies. Second point, c’est une guerre des volontés, telle qu’on la connait depuis le Vietnam. Une armée est constituée de moyens et de soldats.
La Russie a fait l’hypothèse que l’UE et l’Otan ne bougeraient pas, alors qu’ils sont au contraire montés en puissance.
Les partenariats se sont montrés bien plus structurants que prévu ; or le matériel, les stocks sont importants, et il nous faut des personnels et des structures qui travaillent dans l’industrie de défense. D’où la loi de programmation militaire et la réactivité de notre force aérienne à la frontière russo-ukrainienne.
La Russie a également un problème de doctrine. L’Otan et l’UE y travaillent ensemble. La doctrine russe est essentiellement défensive. Comme en Syrie avec les pilotes russes qui volent en individuel alors que nous volons en escadrille avec des buts précis et stratégiques pour affaiblir notablement l’adversaire avec une stratégie d’attaque.
Nous sommes dans l’inter-opérabilité essentielle entre matériels et militaires de l’Otan. Un Rafale peut travailler avec un F35 américain. Le Rafale est comme un PC qu’on upgrade…
Pas de révolution pour la France mais on continue à moderniser depuis 2014 notre stratégie de défense et notre composante nucléaire. Le champ magnétique qui avait été en partie négligé revient en force.
Nous ne sommes plus depuis 2014 sur « les dividendes de la paix ».
Les cyber armes de la guerre
PB : quelle arme pour gagner la guerre demain ?
C’est le retour du génie dans l’armée française. L’exploitation du satellite commercial devient un aspect de la puissance. Or l’Ukraine n’a pas l’autonomie à ce niveau car elle ne maîtrise pas tous les vecteurs (production, lanceurs, formation) contrairement à ses partenaires et la Russie. Le satellite est essentiel. Nous avons cette capacité d’être autonomes alors que ce n’est pas le cas de la Russie, pourtant héritière d’une grande puissance géospatiale.
Le GOMITDoctrine de l’armée US qui vise à optimiser l’exploitation des données numériques sur le champ de bataille. US a été le premier à coupler l’usage de la géolocalisation avec les cartes numériques qui est un produit de synthèse qui retient l’information intéressante avec la National Geospatial Intelligence agency (NGA).
L’armée français a commencé à la faire dix ans plus tard avec l’Otan et un centre à Madrid. Cette notion de données géolocalisées doit pouvoir être collectée, traitée puis partagée dans un cadre partenaire. Un nouveau pan prometteur pour la géographie. Au XXe on s’ppuyait sur les cartes du service de l’armée. Aujourd’hui beaucoup de compétences autour de GOMIT. Les acteurs non-militaires le font aussi comme Amazon. Il y a une très forte demande de précision que le GOMIT apporte. La doctrine de juillet 2021 l’intègre pleinement. On est ainsi mieux à même d’optimiser le moment d’intervention. Selon le général britannique Feilding (1836-1895), « la guerre est une course contre le temps ».Les spécialistes de l’IA à Sorbonne Université nuancent mais cela permet de gagner du temps, ce qui a permis aux Ukrainiens de pouvoir suivre les bateaux russes dans la Mer Noire.
AC : La guerre est en réalité un phénomène qui reste contemporain avec une dimension informationnelle nouvelle. On parle de « campagne informationnelle ».
KL : À ce niveau, jusqu’au 24 février 2022 on considérait que la Russie avait l’avantage sur les couches hautes du cyberespace avec la galaxie Prigogine. Le renversement s’est fait avec l’incroyable résistance ukrainienne et l’énorme quantité de données vidéos locales et de particuliers captées par nos smartphones et qui nous ont permis de mieux connaitre ce qui se passait sur le front. C’est la première guerre « open source sans filtre » et on peut faire de l’OSINT sans difficulté. Ce que les Ukrainiens ont réussi à tourner à leur avantage avec une nouvelle manière de raconter la guerre. Grâce à nos capteurs de nos smartphones on est au plus près de la guerre contrairement à l’opération « Tempête du désert » qui était verticale.
Le nouveau récit dans l’espace stratégique de l’empire, fédération multi-ethnique et colonial. 2022 n’est pas le premier pas. La guerre en Ukraine c’est la guerre d’Algérie de la Russie qu’elle doit perdre en décolonisant l’empire. Ce qui sera long mais inévitable. Un doctorant kazakhstanais me disait que l’on ne voulait plus parler russe au Kazakhstan. Ce phénomène qui passe par les RS et qui pourrait se retourner à terme contre l’empire, alors que la Russie pousse à la complète décolonisation de l’Afrique.
Il faut donc bien comprendre que c’est une guerre à mort pour le gouvernement actuel de la Russie.
Q1 : les démocraties ont gagné les guerres du XXe. Faut-il intervenir pour gagner cette guerre ?
Q2 : une solution fédérale est elle envisageable ? En Suisse on est quadrilingue et on a pas de guerre depuis 1843.
Q3 : l’Urss était déjà une fédération du temps de l’Urss. L’Ukraine est elle mal placée ?
Q4 : combien de temps pourrait durer cette guerre ?
VC : les démocraties n’ont pas gagné au Vietnam. La volonté ou la détermination ? Le peuple français ou le peuple US veut-il entrer en guerre contre la Russie ? On soutient l’Ukraine pays indépendant par une puissance étrangère. Le compromis d’aujourd’hui est optimal.
PB : quelle est l’adhésion de la pop frs ?
VC : après la libye, déjeuner avec Sarkozy qui me dit « avons-nous bien fait d’y aller ? ». Or nous avons laissé faire Mitrovica… l’intervention militaire est un outil d’une boite à outil complexe…
KL : la colonisation de la Sibérie s’est faite par des cosaques qui venaient d’Ukraine. Ce qui est important ici c’est que le projet impérial russe est irrédentiste du point de vue territorial. On veut restaurer une influence territoriale et pas seulement un soft power. Or le droit international défend le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
N’oublions pas que la Russie a failli disparaître en 91. Leur identité collective c’est les 22 millions de morts de la Grande Guerre Patriotique et la conquête spatiale soviétique. Ceux qui ne font pas partie de cette communauté de destin ou ne veulent pas en faire partie sont des néo-nazis. Le vrai problème n’est pas de nier la sacrifice soviétique, la vraie question est l’irrédentisme russe avec une vision conservatrice des droits humains.
L’Ukraine est une entité à moitié fédérale avec la ville de Kiev mais la guerre est en train d’accélérer le nation building ukrainien notamment chez les jeunes. Avec la paix, le modèle fédéral sera certainement le plus crédible.
VC : Une guerre d’enlisement ? C’est surtout du côté russe. La France et l’UE forment sur 2 ans 30 000 soldats ukrainiens. Les Russes tiendront ils ? En Afganistan cela a craqué de l’intérieur… Mais tant qu’il y a le soutien matériel de la Chine ou d’autres acteurs comme aujourd’hui la Corée du Nord, ça sera difficile pour l’Ukraine de s’en sortir.
PB : l’idée de résilience c’est quoi ? Depuis la Révolution Française, on développe l’adhésion de la base pour avoir les meilleurs résultats sur le plan stratégique.