(Illustration : 4 femmes scientifiques oubliées : Mileva Maric Einstein ; Lise Meitner ; Rosalind Franklin ; Jocelyn Bell)
Carte Blanche à France Mémoire
Le 5 janvier 2023 marquait le tricentenaire de la naissance de Nicole-Reine Lepaute. Cette astronome et mathématicienne du siècle des Lumières parvint notamment à calculer avec précision le passage de la comète de Halley, au prix d’un travail titanesque qui allait permettre d’asseoir définitivement en France la théorie de la gravitation universelle. À l’autre extrémité de la chronologie, dans l’Amérique des années 60, les calculatrices afro-américaines Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson contribuèrent aux programmes aéronautiques et spatiaux de la NASA : un film de 2016 intitulé « Les figures de L’ombre » les ont fait connaître du grand public.
Combien de mathématiciennes douées ont été ainsi des oubliées de l’histoire ? Qui sont ces « savantes calculatrices » employées dans les coulisses des grands projets scientifiques ? Dans quel contexte se sont-elles formées aux sciences exactes ? Quelle est la place qui leur revient dans la mémoire collective ?
Sophie Doudet, maitresse de conférences en littérature française à l’IEP d’Aix-en-Provence a réuni pour répondre à ces questions une astrophysicienne, Françoise Combes, professeure au collège de France, une historienne, post-doctorante à l’institut des Humanités en médecine (Lausanne), Amélie Puche, et Louis-Pascal Jacquemond, docteur en Histoire contemporaine, enseignant à Sciences Po Paris, membre de Mnémosyne, l’association pour le développement de l’enseignement de l’histoire des femmes et du genre et spécialiste de « femmes et sciences ».
Sophie Doudet : Qu’est-ce que l’effet Mathilda ?
Louis-Pascal Jacquemond : j’ai sur le sujet un manuscrit de 700 pages, malheureusement en attente d’éditeur intéressé. Notre action grâce à Mnémosyne, et sous l’égide de Michèle Perrot, tente de ressusciter l’histoire des femmes savantes oubliées à la fois du public et des institutions.
Son origine ?
Margaret Rossiter reprend la théorie du sociologue Robert King Merton, qui dans les années 60, s’est intéressé à la façon dont certains grands personnages sont reconnus au détriment de leurs proches qui, souvent, ont participé aux travaux à l’origine de cette renommée. Il élabore alors une théorie sur la façon inéquitable dont la gloire est partagée, qu’il nomme “l’effet Mathieu”Référence à un verset de l’évangile selon Mathieu 13 :12 : “Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a.”.
Constatant dans ses travaux de recherche, que l’effet Mathieu est amplifié quand il s’agit de femmes scientifiques, elle décide de le nommer « effet Matilda », en hommage à la militante féministe américaine Matilda Joslyn Gage (1826-1898). Cette dernière s’est engagée pour le droit de vote des femmes et s’est illustrée comme l’une des inspiratrices de la Convention américaine des Droits de la Femme, dite Déclaration des Sentiments lors de son adoption en 1848. C’est elle qui a mis en évidence dans ses écrits qu’une minorité d’hommes avaient tendance à s’accaparer la pensée intellectuelle de femmes et à minorer leur rôle dans les découvertes scientifiques.
SD : quels exemples récents ?
LPJ : Marthe Gauthier (1925-2022) découvre la trisomie 21 dès mai 1958 et c’est son collègue Jérôme Lejeune, l’assistant du chef de laboratoire, qui en est crédité, après avoir signé en premier le compte-rendu de la découverte auprès de l’Académie des Sciences. De dépit, Marthe Gauthier change alors de domaine de recherche (pour la cardio-pédiatrie) mais se tait. Il faudra attendre 30 ans (2014) pour que l’Inserm considère, lors d’une session spéciale de son comité qu’elle est co-auteure, co-découvreuse de la trisomie 21.
Jocelyn Bell, (née en 1943), une astrophysicienne doctorante britannique découvre en 1967, le 1er pulsar (ces étoiles à neutrons tournant très rapidement sur elles-mêmes), ce que personne n’attendait. Son directeur de thèse Anthony Hewish et un collègue Martin Ryle, dans un premier temps totalement incrédules, finissent par prendre en compte sa découverte et obtiennent seuls le prix Nobel 1974.
On vient de donner le prix Nobel de médecine à Katalin Kariko (née en 1955) pour ses recherches thérapeutiques sur l’ARN messager. Convaincue de l’intérêt de travailler sur l’ARN, la biologiste quitte sa Hongrie pour les Etats-Unis en 1985, sans que ses recherches soient ensuite réellement prises au sérieux. Évincée de l’université de Pennsylvanie en 1999, elle crée la société BioNTech, dont la réussite face au virus du Covid-19 l’a fait connaître et a rendu sa société pharmaceutique célèbre.
SD : Rappel historique : Les Lumières ne reconnaissent pas l’égalité des sexes.
La définition du mot femme dans la Grande Encyclopédie de Diderot et D’Alembert est « femelle de l’homme »…
Françoise Combes : Les seules femmes qui ont pu être des exceptions sont les soeurs ou filles de scientifiques, ou encore des épouses de scientifiques.
Ainsi Marie-Jeanne De Lalande, nièce par alliance de l’astronome Jérôme-Jacques de Lalande, qui effectue avec son mari et son oncle le calcul des comètes dont on savait qu’elles revenaient périodiquement. Elle établit aussi des tables horaires pour la marine car les navigateurs se repèrent par rapport à la voûte céleste. Mais elle n’est jamais mentionnée par l’Académie des sciences.
Ainsi également, Sophie Germain (1776-1831) jeune mathématicienne qui emprunte un pseudonyme masculin (Leblanc) pour suivre les cours à Polytechnique travestie en homme, et a pu ensuite entamer une correspondance scientifique avec Carl Gauss qui l’admirait.
SD : Quelles furent les autres barrières à leur reconnaissance ?
Amélie Puche : Emilie du Chatelet, (1706-1749), aristocrate à la Cour de Louis XV et brillante mathématicienne elle aussi, un temps compagne de Voltaire, fit connaître les travaux d’Isaac Newton en France… sous le nom de son célèbre amant Eléments de la philosophie de Newton puis Principes mathématiques de la Philosophie naturelle.Elle disait que les femmes pouvaient être scientifiques mais qu’elles n’étaient pas capables d’invention…
FC : Les femmes pour l’époque ne peuvent développer une grande synthèse, thèse, théorie, donc constituer du savoir. Par contre ce sont de bonnes assistances, douées pour la recherche. C’est une affirmation qui se répète et s’ancre dans la pensée des hommes, confortant leur primauté patriarcale.
SD : Est-ce que le cadre éducatif (par ex. le diplôme) des structures scientifiques du XIXe siècle n’exclut-il pas encore plus les femmes ?
LPJ : il n’y a pas de texte administratif précis. Mais les filles n’ont pas accès à l’enseignement secondaire classique notamment l’étude des langues mortes. Or Le bac ne peut être obtenu sans ces études de latin et de grec, la clé d’entrée à l’Université. Il faut attendre 1924 pour que filles et garçons en France passent le même baccalauréat.
FC : Pourtant au XVIIIe siècle, Emilie du Châtelet traduit Newton et Mme de Condorcet, Leibniz. Mais ce sont des exceptions car ce sont des femmes de l’aristocratie qui ont pu recevoir une solide éducation, souvent à l’initiative de leurs pères. C’est par les sociétés savantes, les publications, quelques académies, leurs familes… que les femmes peuvent s’instruire et acquérir des savoires scientifiques. L’Université refondée par Napoléon 1er leur est interdite jusqu’à la fin du XIXe siècle, puis partiellement jusqu’aux années 20, car elle est réservée au clercs et aux élites masculines. Et la plupart des académies comme l’Académie des Sciences sont très hostiles et misogynes.
SD : Est-ce que les autres académies excluent les femmes ?
LPJ : Marie Curie est refusée par l’Académie des sciences alors qu’elle a ses 2 prix Nobel ; elle est acceptée à l’Académie de médecine parce que la radio-activité a soigné. Edouard Branly grand scientifique contemporain est élu à sa place, avec le soutien du parti catholique. La fille de Marie Curie, Irène Joliot-Curie, elle aussi grande scientifique de la radioactivité et Prix Nobel, est à son tour candidate à l’Académie des Sciences et est refusée ou recalée à 5 reprises. La première femme à l’Académie, Marguerite Perey y entre comme observatrice en 1962 et la première élue, Yvonne Choquet-Brubat, n’y entre qu’en 1979 !
FC : Le bac commun aux 2 sexes existe depuis 1924.
LPJ : Il y a d’abord une misogynie affirmée et assumée avec un soutien du parti catholique, portant à l’époque une pensée raciale prônant également l’inégalité des sexes.
AP : La 1ère femme licenciée es mathématiques en 1868 n’a pas été autorisée à produire des publications scientifiques.
SD : Des blocages culturels, institutionnels ; l’origine étrangère ?
FC : Avec les tout débuts de l’ordinateur, on a besoin de calculatrices en astrophysique qui calculent la position des étoiles, depuis que l’on sait depuis Hubble que l’univers est en expansion.
En 1963, 60 000 femmes calculent en Australie en étant payées 40% de moins que les hommes ; et quand elles sont femmes de. , elles ne sont pas payées !
LPG : On a l’arrivée dans les années 1880-1900 puis 1930-1940 en France de nombreuses jeunes femmes issues de l’Est européen, puis de l’Allemagne nazie ou des territoires occupés par le IIIe Reich. Quelques-unes viennent de l’Italie fasciste. Après 1945, ce sont des femmes venues des pays européens sous le joug de l’URSS.
SD : Voudriez-vous aborder la trajectoire d’une femme ?
LPG : Katherine Johnson (1918-2020), à laquelle le film « Les figures de l’ombre » rend justice, est l’une de ces calculatrices afro-américaines du programme Mercury puis ultérieurement Apollo dont John Glenn John Glenn fut le commandant du 1er vol orbital américain du 20 février 1962.réclama qu’elle refasse tous les calculs auparavant faits par ordinateur, car il lui faisait pleinement confiance.
FC : Madame Lavoisier (1758-1936) continue les travaux conjoints menés avec son mari jusqu’à son exécution sous la Terreur en 1794 et contribue activement à les faire connaître dans toute l’Europe.
AP : J’évoquerai pour ma part Pauline Ramart (1880-1953), jeune ouvrière en fleurs artificielles à côté de la Sorbonne qui prend des cours particuliers et deviendra professeure de chimie à la Sorbonne Elle est la seconde femme après Marie Curie à être professeure à la Sorbonne.. Malgré de brillantes recherches, comme Marie Curie, elle ne sera jamais acceptée à l’Académie des sciences.
Autant d’exemples qui passent pour des exceptions, voilà qui justifie l’invisibilité des femmes scientifiques en laissant penser que ces exceptions seraient en quelque sorte des « anomalies ». Même si le nombre de jeunes filles qui embrassent des carrières scientifiques aujourd’hui augmente, le stéréotype et le préjugé ont la vie dure.