Modératrice : Luba Jurgenson (Professeur à Sorbonne Université)
Intervenants : Paul Bauer (Professeur assistant en géographie à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université Charles de Prague), Annette Becker (Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-Nanterre), Philippe Mesnard (Professeur de littérature comparée à l’Université de Clermont-Auvergne et directeur de publication de la revue), Soko Phay (Maître de conférences en arts plastiques à Paris 8-Vincennes)
Luba Jurgenson : Relier la mémoire aux paysages ne va pas de soi, c’est pourtant le défi relevé par le dernier numéro de la revue Mémoires en Jeu. Cette revue propose un dossier autour de la question suivante : la mémoire se fond-elle dans le paysage ? Un paysage est une œuvre de reconstruction. Quand Varlam Chalamov, témoin du goulag, joint des fragments paysagers du cadre de sa détention, il le fait « après-coup », il reconstruit sa mémoire. Pour appréhender ce champ particulier du paysage, rien de mieux qu’une approche pluridisciplinaire, avec des historiens, des géographes, des artistes plasticiens et bien entendu des paysagistes comme Olivier Godin, professeur à l’École du paysage qui accueille la table ronde. Chers intervenants, comment en êtes-vous venus à penser la mémoire dans le paysage ?
Annette Becker : Dans la mémoire des guerres mondiales, le paysage joue un rôle plus modeste qu’on pourrait le croire. Les champs de bataille ont été tellement transformés qu’ils invitent peu au recueillement. Par exemple, le fort de Vaux, haut-lieu de la bataille de Verdun, est devenu un vrai lieu de promenade. Les forêts ont été intégralement replantées. Ce n’est pas vrai partout bien sûr -on pense à Treblinka, mais en tout état de cause, la tâche de l’historien est de mettre en valeur les résidus paysagers de ces drames. Paradoxalement, la violence sur les corps, visible encore pour les victimes du génocide du Rwanda, passe davantage le temps que la violence sur un territoire.
Philippe Mesnard : La mémoire dans le paysage s’est imposé par la photographie. À partir de deux de mes photographies, j’ai bâti un des articles du dossier. La première photographie montre Parque de la Memoria à Buenos Aires, là où depuis des avions, la dictature faisait jeter à la mer ses victimes. Or la photo montre que c’est devenu un lieu de villégiature. La seconde photographie montre le passage d’un troupeau de biches sous le soleil à côté de Birkenau. Elle a été choisie pour figurer en première page de la revue. Ces photographies ne sont pas innocentes. L’auteur d’un cliché obéit toujours à une intention. Il connaît le sens de ce qui est photographié. Il est imprégné de représentations culturelles qui créent un horizon de correspondances. Une photographie de Rügen « doit » évoquer la mer de nuages de Caspar David Friedrich, tout comme une photographie d’une île tropicale doit montrer une belle plage. Par conséquent, photographier un lieu où des atrocités ont été commises doit pouvoir suggérer ce passé. Si ce n’est pas le cas, alors il y a décalage et incongruité. La question est de savoir si mes deux photographies trahissent la mémoire du lieu.
Soko Phay : Tout est parti en 2006 au Rwanda où je me suis laissée surprendre par la beauté d’un paysage qui avait pourtant connu des massacres. Je me suis alors souvenue que, dans mon propre pays, le Cambodge, les traces des anciennes tueries ont aussi quasiment toutes disparu. J’ai alors eu l’idée de rencontrer des artistes cambodgiens pour savoir comment ils arrivaient à composer avec ce passé fantomatique. L’un d’entre eux, Vandy Rattana, qui a perdu sa sœur et sa grand-mère, ensevelies sous un charnier, a tenté de retrouver leurs corps sur la base de témoignages. Les deux malheureuses avaient été tuées près de deux manguiers. À force de persévérance, il a fini par retrouver l’endroit, devenu entre-temps une magnifique rizière. Toujours ce paradoxe.
Paul Bauer : Le paysage est un objet de recherches. Le paysage est soit un moyen indirect, par le bas, de connaître une société, soit un moyen par le haut de cerner ce qu’elle veut projeter sur l’espace. Mes premiers travaux sur la République tchèque portaient sur la géographie politique post-89, les espaces frontaliers, l’adhésion à l’Europe. Puis progressivement, le patrimoine s’est imposé. Des espaces ont été vidés de leurs populations allemandes après Potsdam. Comment les sociétés qui se sont installées après cette rupture démographique, pensaient-elles leur patrimoine ? On ne voit un paysage que lorsqu’on sait qu’il existe.
Soko Phay : Au Cambodge, le mot paysage n’existe pas. Il a fallu inventer un terme dans les années 1940, à la charnière des mots « existence », « territoire ».
Luba Jurgenson : Laissons de côté la question linguistique et revenons à la mémoire des violences du XXème siècle. Certains paysages ne portent donc plus de traces (Rwanda, Cambodge, etc.). Ce néant interroge, tout comme l’émotion esthétique que le paysage peut susciter. Certains ont pu aimer les nouveaux paysages industriels soviétiques qui venaient détruire les campagnes. Peut-on aimer un paysage qui a connu des violences ? Doit-on voir dans ces paysages transformés la manifestation de « droits de la nature » ? À Buchenwald, la « nature » a tellement tout recouvert que cela manque …de naturel.
Annette Becker : L’effacement peut contribuer à l’effacement, mais pas pour ceux qui ont vécu le drame. Quand Primo Lévi est revenu à Auschwitz, il n’a pas supporté de voir de l’herbe verte autour des baraquements. Cela ne correspondait pas du tout à son souvenir où l’herbe était piétinée, détruite, mangée. Si on veut que les lieux soient réellement gardés en l’état, cela suppose de fournir un travail pour que le temps ne les altère pas, ce qui n’est jamais évident pour les résidents. Quand la cathédrale de Reims a été détruite, des habitants ont estimé qu’il ne fallait pas reconstruire. Il fallait se souvenir des atrocités allemandes. D’autres pensaient au contraire qu’il fallait absolument reconstruire pour que les Allemands ne gagnent pas deux fois. Même chose pour l’église et le mémorial de Nyange au Rwanda.
Paul Bauer : En République tchèque, il y a eu l’idée de relancer un « paysage Sudètes », traditionnel, romantique, germanique, pour déconstruire l’œuvre du communisme. L’avant-coup permet d’effacer l’après-coup. Le paysage a une fonction éthique. Les Tchèques ont conscience de la fonction identitaire de ces paysages mais préfèrent le dépolitiser. Il n’y a pas « d’immaculée perception ».
Soko Phay : Quarante ans après le génocide au Cambodge, deux logiques s’affrontent. La première est d’ordre spirituel. Les deux millions de victimes des Khmers Rouges doivent être priées constamment par les vivants pour pouvoir se réincarner. À cet égard, il faudrait brûler les restes. La seconde logique, celle de l’Histoire, veut garder les traces : on peut mener des recherches, intenter des actions judiciaires contre les anciens Khmers, etc. Mais le paysage est-il une preuve ? Ce n’est pas si évident. Un paysage change. Il faudrait une « archéologie du fantôme », pour repérer les traces de l’effacement des traces.
Luba Jurgenson : Que devient une ruine dans un paysage ? Que devient-elle si on n’y touche pas ? Faut-il restaurer les baraquements d’Auschwitz ?
Philippe Mesnard : Oradour en France ou Belchite en Espagne sont à la fois des lieux d’investigation, d’hommage et de tourisme. Cette dernière dimension ne doit pas être minorée et suscite même des projets extravagants. Dans un ancien camp espagnol, équivalent du camp de Drancy en France, il y a eu un projet de parc d’attractions par exemple.
Luba Jurgenson : Un récent ouvrage polonais traite des conséquences environnementales des camps de la mort.
QUESTION :
– Comment la population locale vit-elle cette cohabitation avec ces lieux chargés de drames ?
Annette Becker: Certes, il y a un « Baraq Turism » ou un « tourisme de la désolation » qui fait vivre les locaux mais cela reste compliqué de répondre. Si l’on n’agit pas sur un espace, on autorise sa transformation complète, d’autant qu’il y a des contraintes de site. À Auschwitz, le camp est établi sur des marécages qu’il fallait régulièrement drainer. On a d’ailleurs retrouvé des pommeaux de douche venant des chambres à gaz. En parallèle, dans la religion juive, on ne peut pas toucher aux restes, usage difficile à satisfaire pour l’historien.
– Peut-on profiter d’un paysage qui a connu un drame ? La question est revenue plusieurs fois dans votre intervention. Le paysage n’y est pour rien. Si on se pose ce genre de questions, on ne profitera d’aucun paysage. De quel droit les générations futures subiraient le poids de ces drames ? Ne faut-il pas oublier ?
Soko Phay : Non, difficile d’oublier quand il y a des croyances qui font obstacle. On risque surtout le transfert de traumatismes aux générations suivantes.
– La photographie est toujours à la limite de l’impudeur, du courage. Certains clichés récents de professionnels vont très loin dans la représentation des victimes de violences politiques, avec pour ces professionnels de vraies prises de risque. Qu’en pensez-vous ?
Philippe Mesnard : De grands photographes à la mode photographient ce que l’on a envie de voir. Exposer la souffrance est aussi une forme de rachat de la souffrance, de rédemption. Ces photos sont hyper-intentionnalisées alors qu’elles feignent l’instantanéité. Cet effet d’immédiateté vient de la culture et non du réel. En fait, ce genre de photographies prive l’image de sa dialectique originelle. Quand des biches arrivent à sortir du cadre et à le traverser, ce n’est plus tout à fait le culturel, il y a un quelque chose en plus. Un bon photographe travaille sur une forme d’incertitude et la photographie devient intéressante quand il saisit cette incertitude.
– La question de la mémoire dans le paysage est-elle une interrogation seulement contemporaine ? Pourquoi n’y a-t-il pas mémoire de drames antérieurs ?
Luba Jurgenson : la thématique paysage/mémoire est contemporaine.