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Le 2 avril 2015, étaient élues les présidences des nouveaux conseils généraux en France. L’occasion pour Frédéric Giraut de présenter les recompositions territoriales à l’œuvre aujourd’hui en France.
Entrer par la verticale : Le jeu des échelles et des niveaux
Quelle particularité du système politique, administratif et territorial français ? Les régions françaises administratives sont des collectivités territoriales, dotées d’un budget, d’un certains nombre de compétences et d’une assemblée d’élus. Les régions françaises s’inscrivent dans un édifice politique, administratif et politique qui amène de nombreux qualificatifs : mille-feuilles, centralisme, Etat jacobin, concentration et limitation des pouvoirs, etc. Le mille-feuille, c’est-à-dire l’empilement des niveaux, n’est pas exclusivement français, bien qu’il soit souvent présenté comme participant de l’« exception française ». La close de compétences, elle, est bien plus spécifique de la France : peu d’Etats européens autorisent une telle autonomie d’intervention à ces échelons les plus locaux. La décentralisation en France s’est traduite par une autonomie généralisée. Néanmoins, en Allemagne, en Italie et en Espagne, on trouve autant de niveaux. Ils n’y sont pas dotés des mêmes compétences, mais cela prouve que le mille-feuille est loin d’être une particularité franco-française !
La réelle spécificité de la France, que l’on évoque rarement, tient dans son système électoral. Il faut noter tout de même qu’un certain nombre de compétences est transféré à des niveaux qui sont élus au suffrage indirect (Sénat, intercommunalités). L’intercommunalité, système plutôt efficace, s’est tout de même imposée comme un échelon supplémentaire. La France est donc dotée du seul système en Europe qui produit un décalage systématique entre le cadre des élections (et donc de la représentation) qui se fait dans un contexte local, et le cadre de la décision. Les Français élisent leurs représentants dans un contexte spatial qui n’est pas celui dans lequel ceux-ci auront à agir et à décider. Autrement dit, ces représentants sont élus dans un cadre spatial local pour des enjeux locaux, mais sont amenés à agir et décider dans le cadre de l’intérêt général (et donc à l’échelle du territoire français dans sa totalité). Si l’on retrouve ce décalage partout en Europe, il existe bien ici une particularité française : ce décalage se traduit dans tous les niveaux. Si le Sénat (chambre basse) existe, c’est parce que l’assemblée nationale (chambre haute) statue et débat sur l’intérêt général alors que les députés ont été élus pour représenter des intérêts départementaux.
Quelle régionalisation idéale ?
Les géographes ont un rôle dans la production de découpages de l’espace. Dans son histoire, la géographie s’est retrouvée face à un problème en tant que science. Au départ discipline très descriptive, la géographie a tenté de devenir une véritable science avec des théories fores. On en a trouvé une : manque de chance, c’était le déterminisme, qui a emmené la géographie dans une impasse flagrante. La géographie a donc tenté de retrouver une légitimité dans le concert scientifique suite à l’échec du déterminisme et de son avatar le possibilisme. La régionalisation s’impose alors comme la capacité à produire un découpage de l’espace, comme un savoir-faire sur lequel s’est bâtie l’école régionale vidalienne. La géographie s’emploie donc à produire des découpages savants, y compris avec des découpages pour l’action, tels que ceux proposés par Vidal de la Blache (découpage proposé « comme une proposition véritablement prescriptive, manée dans le cadre de réflexions portant sur la réforme administrative envisagée par A. Briand, à l’époque Président du Conseil (1910) » dans un article de 1910 pour la Revue de Paris qui n’a pas été retenu par le politique).
Découpage régional français proposé par Paul Vidal de la Blache en 1910
Source : Arnaud BRENNETOT et Sophie DE RUFFRAY, 2014, « Découper la France en régions », Cybergeo, rubrique « Current Issues : Quel découpage régional pour la France ? », en ligne : http://cybergeo.revues.org/26376
La géographie s’est alors rendue visible à expliquer l’espace en produisant du découpage. Elle a gardé sa capacité à être légitime à produire du découpage savant. Néanmoins, les géographes rendent rarement explicitent ce qu’ils mobilisent pour produire ce découpage en régions, tout comme le faisait déjà la géographie vidalienne.
Tous les critères de découpage ne sont pas compatibles. Il peut exister des contradictions fortes entre ces critères. Les découpages sont donc le fruit d’arbitrages, c’est-à-dire d’une survalorisation de certains critères au détriment d’autres. Le découpage final est souvent présenté comme une synthèse intégrant un bon compromis qui permet de tenir compte de tous les critères qui font une « bonne région » (économie, culture, histoire, hydrographie, etc.), alors qu’il n’est que le fruit d’arbitrages, de choix qui sont très éloignés d’un savant compromis. Pour produire la « bonne région », entrent en compétition trois registres et deux logiques.
Trois grands registres :
- Les critères culturels et historiques,
- les critères économiques (spécialisation, pôles, infrastructures, etc.),
- les critères environnementaux.
Concernant les critères environnementaux, Frédéric Giraut explique que ceux-ci sont pris en compte comme un critère majeur dans le courant nord-américain du « biorégionalisme » qui propose de repenser le découpage administratif des Etats-Unis en se rapprochant des réalités biologiques telles que le bassin versant. Un tel courant n’existe pas en France, mais l’on retrouve tout de même la présence des fleuves et des massifs dans le nom de certaines régions, comme Rhône-Alpes, ce qui laisse supposer que les critères environnementaux ne peuvent être totalement niés dans le découpage et le redécoupage des régions.
Deux logiques de découpages :
- l’homogénéité (le fait de regrouper des lieux qui se ressemblent),
- la complémentarité (exactement l’inverse, le fait d’associer des lieux qui ne se ressemblent pas pour qu’ils se complètent, notamment dans la logique du couple centre/périphérie).
Ces deux logiques s’opposent, elles ne peuvent pas se compléter. Le découpage régional est donc le fruit d’un choix entre deux logiques orthogonales que l’on applique l’une ou l’autre (mais jamais les deux) dans chacun des trois registres.
- dans le registre environnemental : soit la logique de bassin versant (complémentarité), soit la logique de massif (homogénéité),
- dans le registre économique : soit la région polarisée (finage, donc complémentarité), soit la région spécialisée (terroir, donc homogénéité),
- dans le registre culturel et historique : soit l’homogénéité (selon une idée de homeland, reposant sur une langue, une religion, etc. commune), soit la complémentarité (par l’idée de diversité).
Évidemment, la distribution du peuplement fait que l’on ne peut tout de même pas coupler n’importe quels espaces n’importe comment (Calais et Lyon). Il faut aussi, pour produire une région, fusionner les différents registres. Mais pour chacun d’entre eux, il y a un choix qui est fait entre l’une des deux logiques : complémentarité ou homogénéité. Alors que l’homogénéité peut paraître comme un critère intuitif quand on pense à une « bonne région », la complémentarité est tout de même nécessaire. La région comme découpage est aujourd’hui le fruit d’arbitrages entre ces deux logiques, chacune pouvant prévaloir dans chacun des trois registres.
Bénédicte Tratnjek.©
Source : Martin Vidberg, 2014, « La réforme des régions arrange tout le monde », blog BD L’actu en patates, 3 juin 2014, en ligne : http://vidberg.blog.lemonde.fr/2014/06/03/la-reforme-des-regions-arrange-tout-le-monde/