Intervenants : Tal Bruttmann, historien, chargé de mission à la ville de Grenoble, Johann Chapoutot, maître de conférences à l’université de Grenoble II, Iannis RODER, responsable des formations au Mémorial de la Shoah.
Sur ce même thème, voir aussi le compte-rendu de la conférence de Johann Chapoutot (http://www.clionautes.org/?p=2904
Le Germain autochtone et le juif déraciné
L’enracinement est souvent l’axe cardinal de l’identité et les nazis ont poussé ce principe à son paroxysme. Selon Richard Walther Darré, idéologue nazi avant d’être ministre de l’Agriculture, « la race est indissociable du sol ». Le nazisme réactive de vieux discours de définition identitaire, sur le mode de l’hérédité, du sang allemand enraciné dans la terre, du vieux mythe de l’autochtonie des Allemands. Les racistes affirment l’autochtonie de la race nordique, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne migre pas : en effet, comme Johann Chapoutot le montre dans sa thèse, les nazis n’hésitent pas à affirmer que la race nordique a peuplé la Grèce et l’Italie. Mais les Germains, quand ils émigrent, le font pour construire, pour édifier : ils fécondent la terre, ce sont des colonisateurs (la racine latine est la même pour qualifier la culture et la colonisation).
À l’opposé, les juifs sont des déracinés, ils se déplacent pour détruire. L’idéologie nazie fait des juifs une approche bactériologique : ils sont un virus qui détruit là où il s’implante : ce sont les juifs qui sont responsables de la décadence de Rome, des horreurs de la Russie bolchevique, de celles de l’Espagne d’avant Franco et de la France du Front populaire.
Dans son énorme livre La paysannerie comme source de vie de la race nordique , Richard Walther Darré présente le Germain comme un paysan soldat colonisateur alors que le juif est le constructeur de la ville, lieu de toutes les perditions. Les nazis parlent des « juifs de l’asphalte » : dans la ville contemporaine l’homme est détemporalisé, il ne vit plus en rapport avec l’air, la terre et l’eau. Il s’abîme dans les vices. Le projet nazi est de renaturaliser la race nordique, de la réharmoniser avec la nature.
Contraindre la réalité à se conformer à la l’idéologie
Mais la réalité historique ne correspond pas toujours aux affirmations de l’idéologie. Ainsi existe-t-il de fortes communautés rurales juives en Europe orientale, surtout en Ukraine et en Crimée, et souvent d’importants villages juifs ont une existence pluriséculaire. Les nazis vont donc faire correspondre la réalité à l’idéologie. Une loi de septembre 1933 sur l’hérédité de la propriété interdit à tout non Aryen de posséder des terres, avec effet rétroactif jusqu’à 1800 (avant cette date les juifs n’étant pas émancipés ne pouvaient pas posséder de terre). Plusieurs professions en relation avec le monde paysan sont également interdites aux juifs, tels les forestiers et les marchands de bestiaux. Ainsi le discours devient-il authentique : les juifs n’ont aucun rapport avec la terre. La propagande nazie, cinématographique en particulier, montre les juifs du ghetto de Varsovie, sales, malades, entassés, et prétend faire le portrait du juif éternel dans ce qui serait la ville juive par excellence. Alors qu’on les a enfermés, affamés, réduits à cette terrible situation.
Richard Walther Darré devient ministre de l’agriculture du Reich et Führer de la Corporation des paysans du Reich. Il organise des fêtes, des rassemblements gigantesques, immenses messes de la paysannerie pour célébrer les récoltes. Mais là encore la réalité se distingue profondément du discours car le plan quadriennal de 1936 lance l’Allemagne sur la voie d’une industrialisation forte pour préparer la guerre. La Ruhr aspire les jeunes paysans, l’urbanisation est intense, les terres sont artificialisées par une agriculture de plus en plus mécanisée et chimique qui annonce l’agriculture intensive contemporaine. Avec la guerre, 18 millions d’Allemands sont appelés sous les drapeaux, les campagnes se vident, les femmes se trouvent avoir des responsabilités que l’idéologie nie.
Planification de l’espace vital germanisé après la victoire
Dans la projection spatiale de l’Allemagne vers l’Est, la paysannerie est fondamentale. Le Lebensraum c’est la terre à mettre en culture par la race. La véritable aire de colonisation, c’est l’Est : Pologne, pays baltes, Biélorussie. La troisième fonction de Richard Walther Darré, est celle de responsable d’un nouveau service de la SS, l’Office central de la race et de la colonisation, dont les deux objectifs sont la préservation de la race et la préparation de la conquête et de la colonisation de l’Est. Les scientifiques allemands, géographes, démographes, économistes, linguistes, biologistes, diététiciens, généticiens etc. participent activement à la planification de la colonisation allemande à l’Est. La planification est faite à toutes les échelles, de l’échelle continentale à l’échelle du village et même de la ferme : tout est prévu jusqu’au plan des exploitations et au modèle des moteurs de tracteurs qui laboureront l’espace vital débarrassé des Slaves et repeuplé par les colons germains. « Tout est prévu, pensé, concret. » Les historiens font remarquer que dans toutes les universités d’Europe on est alors raciste et colonialiste et que pour les Allemands, l’Europe de l’Est est l’équivalent de l’Afrique pour les Français, les Anglais, les Belges ou les Hollandais. Les nazis l’affirment sans aucun complexe : les Slaves, ce sont nos noirs.
L’ensemble de la science allemande travaille au Generalplan Ost dont le premier territoire d’expérimentation est le Wartegau, partie de la Pologne annexée et incorporée au Reich, peuplé de Polonais et d’une minorité allemande. Un service de la SS, la VoMI, a pour fonction de redistribuer les populations dans l’espace oriental : accueillir des populations dites germaniques de la Volga, « données » par Staline, transportées par trains, accueillies dans des camps de transit, puis affectées à des fermes dont les paysans polonais ont été expulsés. La politique menée à l’Est a pour objectif de réduire en esclavage les populations slaves, en récupérant ceux qui sont susceptibles d’avoir des « gènes aryens » (ainsi 200 000 enfants polonais et ukrainiens sont-ils capturés et germanisés), d’installer des colons allemands et d’éliminer les juifs. Tal Bruttmann montre l’application de ces objectifs dans le district de Zamosc, dans le Gouvernement général au sud de Lublin. D’une superficie de 6300 km², peuplé de 520 000 habitants (deux tiers de Polonais un quart de juifs) dont seulement 7500 « Germains de souche ». On rapatrie des colons de la Volga et de la Bessarabie, on « déplace » les Polonais, on réimplante 70 000 colons allemands. Les Polonais deviennent esclaves et les juifs sont exterminés au camp de Balzec : ainsi est mise en évidence la terrible cohérence de la politique nazie à l’Est.
À ce propos les historiens font remarquer que « le Reich de 1000 ans », ce n’est pas un slogan, c’est un programme, qu’il y a une forte dimension millénariste dans le nazisme et qu’il ne faut pas sous-estimer la force de l’idéologie. Les Slaves « qui ne sont que des sous hommes » seront conservés comme une force brute de travail, les juifs, « qui contaminent » seront éloignés ou éliminés. La politique d’élimination est aux yeux des nazis une politique défensive : ce sont les juifs qui ont voulu la guerre.
Précision sur la question du « génocide tsigane »
À une question posée à propos de l’emploi du terme de « génocide tzigane » dans les programmes scolaires, une réponse précise et nuancée a été faite qui peut être utile aux enseignants.
Idéologiquement, les nazis ne sont pas d’accord entre eux au sujet de « la race » des Tziganes. Pour les uns, il s’agit d’une race originelle qui peut donc être « sauvée », pour les autres, il s’agit d’une race asiatico-sémitique qui doit donc être éliminée. Himmler, par exemple demande aux Einstazgruppen de ne pas les assassiner, tandis que certains chefs de ces groupes continuent de le faire. Les Tziganes sont envoyés comme « asociaux » dans des camps de concentration, et non dans des camps d’extermination. Les nazis pensent généralement que le Tzigane est un aryen et qu’il a vocation à être rééduqué s’il accepte de se sédentariser. L’idée de les sédentariser de force n’est d’ailleurs pas propre aux Allemands.
La politique mise en oeuvre par les nazis n’a pas pour objectif l’élimination des Tziganes, mais ils sont soumis à des conditions si horribles qu’ils sont morts souvent en masse. L’objectif est de les concentrer, pas de les tuer, mais on les tue si nécessaire : ce que les historiens appellent : « effet d’opportunité ». L’exemple des 23 000 Tziganes présents au camp d’Auschwitz illustre cette terrible réalité : 3000 d’entre eux sont envoyés dans des commandos de travail et 17 000 meurent suite à leurs horribles conditions de détention. Les 3000 Tziganes qui restent sont envoyés à la chambre à gaz, pas en application d’un plan de mise à mort de l’ensemble des Tziganes, mais pour « faire de la place » quand le commandant du camp on a besoin.
© Joël Drogland