Chef d’œuvre absolu, le célébrissime tableau de Jan van Eyck, La Vierge du Chancelier Rolin, conservé au Louvre, vient d’être restauré (décembre 2021-décembre 2023) et a fait l’objet d’une exposition-dossier au printemps 2024, intitulé « Revoir Van Eyck ».

Nous proposons ici l’exploration de cette œuvre magistrale du XVe siècle, qui participe à la compréhension d’un monde en mouvement au sortir du Moyen-Age et au printemps de la Renaissance.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin durant l’exposition « Revoir Van Eyck » – mars-juin 2024
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre, salle de la Chapelle
© Eric Joly

Le résultat de la restauration confiée au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) est spectaculaire et éblouissant, pour qui a connu l’avant et a découvert l’après. A cela s’ajoute une scénographie impeccable. L’éclairage sublime l’œuvre. Jadis quand les vernis encrassés et jaunis dominaient, il fallait plutôt lever la tête pour admirer les détails du tableau, accroché dans une salle du deuxième étage de l’aile Richelieu. Le visiteur a pu contempler l’œuvre dans l’exposition à hauteur d’œil, de loin comme de près, et s’immerger dans le monde miniature de Van Eyck. Les couleurs ont retrouvé leur éclat.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin après restauration
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin avant restauration
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly (cliché de 2005)

La restauration a supprimé les repeints successifs du manteau de la Vierge, mais elle a surtout mis en valeur le revers peint d’un trompe-l’œil de marbre feint (imitant une pierre jaspée). L’œuvre devait donc être regardée des deux faces.

Jan van Eyck
Revers de La Vierge du chancelier Rolin après restauration
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly
.

I – Virtuosité et complexité de la Vierge Rolin de Van Eyck

Nicolas Rolin a d’abord été attaché au service de Jean sans Peur, en qualité d’avocat (1408) puis de maître des requêtes (1419). Il est témoin de son assassinat au pont de Montereau (10 septembre 1419). Il devient par la suite l’homme de confiance du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, et accède à la charge de chancelier le 3 décembre 1422.
Par la disposition de ses plans successifs, la composition suggère différents espaces à cheminer. D’abord, le spectateur est invité à regarder Rolin en prière face à la Vierge Marie avec l’Enfant assis sur ces genoux faisant un geste de bénédiction. Ce face-à-face est installé dans une sorte de loggia, quelque peu hybride, tenant à la fois du palais par son décor fastueux, et de l’église par ses chapiteaux. Puis, au-delà de la triple arcade, au plan intermédiaire, dans un jardin clos par un mur crénelé, on aperçoit deux hommes observant le panorama d’un vaste paysage situé en arrière-plan. Ainsi, l’errance visuelle dans ce tableau, entre le dehors et le dedans, ne doit pas faire oublier le cheminement spirituel, par le truchement d’un voyage mental.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (schéma des plans successifs)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

La destination et plus encore la fonction de l’œuvre restent incertaines.
Plusieurs hypothèses ont été émises. On pense en premier lieu à un usage dévotionnel privé qui invite à une vision de près du panneau. La Vierge Rolin aurait été regardée comme un livre d’heures. Les bribes de textes inscrites sur l’orfroi du manteau de la Vierge incitent à engager la récitation de prières, déjà parfaitement mémorisées (cela peut servir aussi d’aide-mémoire). Contemplation, lecture et récitation murmurées se mêlent. Ces inscriptions correspondent à des phrases de l’office des matines des heures de Notre-Dame. Il a été proposé que la présence de ces mentions fasse référence à l’obtention par Rolin, en janvier 1434, d’une dérogation pour célébrer la messe avant le lever du soleil (heures des matines).

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Le livre d’heures avec sa housse, ouvert à la page du début de l’office des matines, mis en valeur par l’initiale D (première lettre du texte « Domine, labia mea aperies », « Seigneur, ouvre mes lèvres ») appuie cette thèse.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
Source : Closertovaneyck.kikirpa.be

Confirmées par les récentes observations matérielles, les dernières recherches s’orientent donc vers un objet portatif, un petit retable (tabula itineria), transporté de chapelle en chapelle.
Un système de chevillage visible sur le panneau suggère que l’œuvre ait été mobile à un moment donné. Dès lors, le tableau devait faire partie d’un dispositif autoportant ayant l’allure d’un retable portatif, comportant une base et une corniche. En effet, la présence de cavités cylindriques permettent d’insérer des chevilles assez longues dans les tranches hautes et basses de l’œuvre.
On peut imaginer aussi un mobilier se rapprochant d’un lutrin amovible, comme un chevalet incliné ou un pupitre démontable.

On envisage aussi que le tableau ait pu devenir ensuite une épitaphe peinte pour assurer la postérité de la mémoire du chancelier, auprès de sa sépulture dans l’église Notre-Dame-du-Châtel à Autun (détruite en 1794). Dans cette approche, cette fonction mémorielle publique est adaptée, à une vision plutôt de loin. Les imposantes figures de Rolin et de la Vierge portant l’Enfant, projetées en avant, en isocéphalie, confèrent une monumentalité qui rappelle la sculpture, et donc propice à une visibilité propre à une épitaphe. Les masses colorées d’une palette réduite favorisent le détachement des personnages principaux pour une meilleure lisibilité.

Dans tous les cas, on peut rejoindre le point de vue de l’historien de l’art Albert Châtelet qui écrit (dans Hubert et Jan van Eyck créateur de l’Agneau mystique, éditions Faton, 2011) : « Prier devant sa propre image n’aurait eu aucun sens, par contre la présence de son image dans le sanctuaire assurait la continuité de sa dévotion ».

La disposition des personnages du tableau ne prévoit pas d’interaction avec un observateur, réduit seulement à l’état de témoin. La séparation entre le monde réel du spectateur et l’espace pictural est assez marquée. Toutefois une articulation s’opère entre le corporel et le spirituel, dans une perception anagogique de l’œuvre. Dans son livre Miroir du monde, l’invention du tableau dans les Pays-Bas (2014), Hans Belting, conclut que « le tableau invite à chercher l’homme dans le monde extérieur où il vit avec son corps, tout en l’accompagnant dans un monde intérieur où vit son âme ».

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Le chancelier ne regarde pas vraiment la Vierge à l’Enfant. C’est pour lui une vision mentale, intérieure. Le personnage de Rolin incarne l’âme de l’individu en contemplation. Il manifeste son désir de communion avec les personnages sacrés. Cela soulève la question du regardant et du regardé, et de sa réversibilité.
Hans Belting à ce sujet convoque le théologien et philosophe Nicolas de Cues (1401-1464) en reprenant sa pensée : « Seul le regard absolu du Christ se pose directement sur Rolin, parce qu’il n’est pas assujetti aux limites d’une vision terrestre ». Effectivement dans son De visione Dei sive De icona Liber (Le Tableau ou la Vision de Dieu), le Cusain dit que « tu n’es vu que lorsque tu vois celui qui te voit » (nec est aliud te videre, quam quod videas videntem te). Donc pas de vision sans contre-vision. Il s’agit de « se voir ensemble voyant comme étant vu ». « Le Dieu inconnaissable se montre de façon connaissable par le monde, dans le miroir ou en énigme » (Incogniscibilis deus se mundo in speculo et aenigmate cogniscibiliter ostendit). Cette réflexion est à la base de la théologie négative (ou apophatique).
Panofsky considère que l’invention de la perspective à la Renaissance a pour sens « d’englober dans l’espace représenté celui qui le regarde ». Ego sum quia tu me respicies, « Je suis parce que tu me regardes ».

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Le portrait de Nicolas Rolin tend à montrer les singularités physiques d’un homme vieillissant en prière, les mains jointes, agenouillé derrière un prie-Dieu recouvert d’un drap de velours sur lequel est ouvert un livre d’heures. De multiples détails dans le traitement des carnations sont des marques du passage de temps. On distingue, par exemple, la joue affaissée sous la mâchoire, les plis du cou, la cerne de l’œil, les rides péri-oculaires, le sillon nasogénien accentué, la veine temporale un peu gonflée.
Le peintre a donc exécuté un portrait réaliste du chancelier. Ses cheveux sont taillés en calotte. L’expression du visage, concentrée et sévère, insiste sur la méditation intérieure, marquant son attente du salut. Il ambitionne d’aller au paradis et affirme tout à la fois son pouvoir, sa richesse et sa réussite. Il porte la tenue lorsqu’il fut adoubé chevalier par le duc de Bourgogne en 1424.

Une perception haptique apparaît avec la luxueuse robe de brocart à larges manches composée d’une étoffe de velours de soie aux reflets aubergine, richement brodé d’or et fourré de martre au col. Ce genre de vêtement, importé d’Italie, est à la mode dans les années 1430. Les fils métalliques cousus dans le velours forment des palmettes avec un effet pailleté, appelé allucciolato. Ainsi une propriété tactile et sensorielle se dégage du rendu visuel de la matière picturale.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Probablement à la demande de Rolin, une modification a été apportée, en supprimant la riche aumônière suspendue à sa ceinture, visible dans le dessin sous-jacent à la réflectographie infrarouge.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail à la réflectographie infrarouge)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
Source : Closertovaneyck.kikirpa.be

La Vierge est figurée jeune, assise de trois-quarts sur un coussin de brocard orné de motifs floraux posé sur un banc de marbre incrusté de formes géométriques. Elle est vêtue d’un ample manteau rouge, bordé par un galon richement orné de perles et de pierres précieuses. Son regard semble tourné vers la croix du globe.
La couleur arc-en-ciel des ailes de l’ange est une image de l’alliance entre Dieu et les hommes, reliant le monde céleste au monde terrestre.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Le geste de bénédiction de Jésus en Salvator mundi fixe pour l’éternité le salut du chancelier. Pourtant il n’était pas prévu à la conception de la composition initiale, car le dessin sous-jacent observable à la réflectographie infrarouge montre une autre posture des mains. Par ailleurs, le pied droit relevé de l’Enfant fait penser à un bébé qui ne sait pas encore marcher.
L’orbe surmonté d’une croix est l’emblème du double pouvoir, à la fois spirituel (la croix du Christ, préfiguration du supplice de Jésus) et temporel (le globe, symbolisant l’univers). Le cristal est une référence à la virginité de Marie.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail à la réflectographie infrarouge)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
Source : Closertovaneyck.kikirpa.be

On peut recenser plusieurs éléments « exotiques » pour la Flandre, bien apparents.
Le banc-coffre où est assise la Vierge est de style nasride, au regard des motifs en marqueterie de bois. Les baies vitrées de cives sont fréquentes dans le nord de l’Italie. Enfin, il a été récemment proposé de constater que l’architecture est à rapprocher de la structure de la qubba, la salle de réception des palais d’Al-Andalus.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Des éléments exogènes comme le pavement et les colonnes de marbre (trois noires, une verte, une rouge et une jaune veinée de bleu) viennent perturber le vocabulaire architectural, contrastant avec le style roman dominant. Mais le souci avec lequel Van Eyck s’emploie à restituer avec précision la matérialité du décor, comme par exemple la texture des différents marbres, insiste sur le prestige de l’édifice.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Dans cette peinture immersive, les petits personnages poussent à entrer dans ce monde projeté et à en révéler le sens. Le spectateur est invité à prendre la posture du personnage en rouge qui se penche à travers les remparts, figurant le seuil à franchir, pour découvrir au-delà d’un vide suggéré qu’on ne peut pas voir, un autre plan lointain formé par le paysage. S’agit-il d’une vision symbolique (voire mystique) de la représentation du franchissement à accomplir du mur du jardin du paradis ? L’idée de « passer le mur », le passage de l’en-deçà à l’au-delà semble se dégager. Autrement dit le passage du fini (humain) à l’infini (divin), du connu à l’inconnaissable, pour reprendre le concept du Mur du Paradis et de sa « coïncidence des opposés » (coincidentia oppositorum) selon Nicolas de Cues, dans la tradition néoplatonicienne (de Denys l’Aréopagite notamment).
Est-ce autrement l’image de la muraille entourant la Jérusalem céleste selon l’Apocalypse ? Pourrait-on aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’un parapet (le rempart de la foi) dont la fonction est d’éviter la chute, ou bien encore d’un parapetasma qui sert à ne pas dévoiler le divin ?
L’homme vêtu d’une robe bleue et coiffé d’un chaperon rouge, avec le bâton, serait le guide. Il est fréquemment identifié comme un autoportrait de Jan van Eyck par rapprochement avec l’Homme au turban.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Jan van Eyck
L’Homme au turban
1433, chêne
Londres, National Gallery
© Eric Joly

L’auteur-peintre s’apprête à dévoiler le monde qu’il a crée pour le lecteur-spectateur. On peut y voir une métalepse où le lecteur se projette physiquement dans ce monde pictural pour s’ancrer dans la narration et parcourir mentalement le territoire sous nos yeux.
La prière peut être perçue comme un voyage mental, un pèlerinage de la pensée.

Le jardin suspendu et les chapiteaux, puis le paysage pourraient, à la manière des marges d’un manuscrit enluminé, enrichir la prière, relancer l’attention, ou solliciter la mémoire.
On découvre une faune et une flore abondantes. Les (trois) paons renvoient à la vanité. Associés à Héra dans l’Antiquité, ils sont aussi un symbole d’immortalité car leur chair passe pour imputrescible. Leurs plumes repoussant au printemps, ils évoquent la résurrection. Le couple de pies symbolise la fidélité conjugale. L’oiseau est aussi associé au vol, à l’avarice, et au bavardage. Les lapins incarnent la luxure, l’amour charnel. Les essences de fleurs sont variées : iris, lys, pivoines, églantines, bleuets.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Les marges des livres d’heures sont, selon Mary Carruthers, des « portes oculaires de la mémoire et de la méditation », des espaces concentrant des « hameçons » mémoriels pour provoquer des émotions ou des sensations et ainsi stimuler le souvenir d’un texte. Il s’agit d’associer motif et souvenir, mais aussi d’orienter la disposition d’esprit. Par exemple, au centre de la composition, les deux lapins écrasés à la base d’un fût de colonne, plus précisément entre le tore inférieur et le piédestal, symbolisent le péché terrassé par l’Église ou par la foi. Il s’agit ici de guider la méditation en direction du péché et de la pénitence.
On remarque aussi la présence d’autres animaux à la base des colonnes : un lion, un renard ou une souris ? En considérant qu’il s’agisse d’un rongeur, potentiel dévorateur d’hostie, cet animal banni, hostile au Christ rédempteur, comme souvent dans les marginalia des livres, alimente le discours d’un monde peccamineux. Traditionnellement depuis le XIIIe siècle, le règne du péché, du profane, est rejeté dans les marges d’un manuscrit. Ici le discours moral est pleinement intégré à la scène principale, où l’ensauvagement du monde s’insère spatialement et très discrètement dans la sphère sacrée.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détails)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Tous ces détails rappellent les drôleries dans les marges gothiques des manuscrits, véritable remède à l’ennui, comme le seront aussi les miséricordes des stalles. L’imbrication dans le tableau de plusieurs niveaux de lecture et d’échelles, auxquelles s’ajoutent des allusions (métaphoriques), donnent une image complète du monde crée.

Sur les chapiteaux, du côté de Rolin on distingue des épisodes bibliques évoquant la rémission des péchés : Adam et Eve chassés du Paradis, les offrandes d’Abel et Caïn, le meurtre d’Abel, le Déluge, l’ivresse de Noé. Du côté de la Vierge, on est tenté de voir un épisode (guère identifiable) lié au salut. La proposition de reconnaître la rencontre d’Abraham et de Melchisédek (agenouillé) est à mettre en rapport avec l’Eucharistie. Par contre, la suggestion de la figure d’Esther devant Assuérus semble, pour d’autres historiens de l’art, davantage correspondre au contexte, car elle annonce l’accueil et le couronnement de la Vierge au ciel.
Le tableau donne à voir l’évolution de l’humanité depuis la Création et la Chute, entre ordre et désordre. Remarquons les mauvaises herbes qui poussent entre les dalles de la terrasse. L’emprise spatiale du religieux dans le paysage en arrière-plan s’exprime par la diversité et la multiplicité des édifices. Au niveau de Rolin, l’église romane pourrait caractériser l’Ancienne Loi (l’Ancien Testament), alors que l’imposante église gothique évoque la Nouvelle Loi (le Nouveau Testament).

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
Source : Closertovaneyck.kikirpa.be

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
Source : Closertovaneyck.kikirpa.be

En comparant les deux espaces urbains de part et d’autre du fleuve, on peut constater que le maillage urbain semble nettement plus lâche derrière Rolin. La morphologie de ce territoire s’apparente plutôt à un faubourg qui se développe autour d’un complexe religieux, dominé par une église de style roman et un cloître. S’agit-il d’un prieuré ? Une « grande rue » parcourt le bourg dans le prolongement du pont et passant devant la façade Ouest de l’église. On devine le processus d’urbanisation, où le rural occupe encore une immédiate proximité. A l’arrière, les coteaux assez pentus, sont couverts probablement de vignobles desquels émergent des sortes de cabottes (bourguignonnes).

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Sur l’autre rive, du côté de la Vierge, l’imposant chevet d’une église gothique se détache nettement du paysage urbain, pourtant déjà encombré d’édifices religieux hérissés de clochers.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Piétons et cavaliers sont nombreux à circuler sur le pont en dos d’âne à sept arches, qui relie les deux rives. La croix dressée au niveau de l’arche centrale rappelle le sacrifice du Christ, qui aide à passer du monde terrestre caractérisé par le péché, au monde céleste, c’est-à-dire le paradis. Cet élément central du paysage fait écho à la dévotion de Rolin figurée au premier plan : la prière est comme un pont, elle permet de communiquer avec le divin.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Dans une publication parue en 1967, Emil Kieser propose de voir dans la croix dressée au centre du pont une allusion à celle érigée sur le pont de Montereau, en souvenir de l’assassinat (le 10 septembre 1419) du duc Jean sans Peur. Un article du traité d’Arras (1435), conclu par Rolin, précise cette disposition. On peut d’ailleurs compter un alignement de seize carreaux traversant la loggia jusqu’à la terrasse. Produisant un effet de perspective géométrique, ce dallage inscrit à la fois une distance parcourue, par la profondeur de l’espace suggéré, mais aussi une matérialisation d’un temps écoulé, soit autant d’années qui séparent le meurtre (1419) du traité (1435). Les lignes de fuite convergent presque vers cette croix.

Alors que l’intérieur et l’extérieur sont d’égale importance, l’un est plus proche de nous que l’autre. Plusieurs éléments structurants suggèrent la profondeur.
D’abord le pavement de la loggia, constitué d’étoiles à huit branches, permet de dessiner une perspective géométrique avec des lignes de fuite qui se rejoignent vers une zone de fuite (plutôt qu’à un point de fuite précis).
Puis le jardin clos de la terrasse, sorte d’interface entre le premier plan de la loggia et le paysage en arrière-plan, accentue l’impression de profondeur. Le petit personnage de dos, penché vers le bas, participe à creuser l’espace. Il montre qu’il existe un autre espace, devant et au-dessous.
Enfin le jeu de profondeur est renforcé par le paysage lumineux qui recours à un effet de perspective atmosphérique et chromatique. La ligne d’horizon au niveau de la chaîne de montagnes bleutée est éclaircie. Miroir de la réalité, en imitant la nature le plus fidèlement possible, comme pour rendre gloire à la Création, le paysage, avec le pont reliant les deux rives, fait écho à la scène de la loggia, qui oppose le profane et le sacré, c’est-à-dire le passage du monde terrestre du côté de Rolin, au monde céleste du côté de la Vierge.

Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin (détail)
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly

Le territoire qui s’offre sous nos yeux est polarisé et singularisé. En visitant la chapelle Saint-Sébastien de l’église Notre-Dame-du-Châtel, un pèlerin poursuit son déplacement physique vers un voyage spirituel. En plus de sa fonction mémorielle, le tableau-image par sa dynamique incarnationnelle, a une portée gratulatoire. Van Eyck réussit par sa maîtrise du pinceau à amorcer un processus de spiritualisation de la matière.

Le travail de Van Eyck synthétise les spécificités de la peinture flamande du XVe siècle. Les artistes s’attachent à reproduire la réalité avec la recherche de la perfection dans la représentation des objets et des matières, par la précision des détails. Il convient de restituer la manière dont la surface des différentes choses réagit à l’éclairage, à la lumière (la fourrure, le velours, les veinures d’un marbre, le vitrail…). Dans ce miroir d’une représentation réaliste du monde, s’ajoutent des références symboliques.

Très inspiré de saint Paul (I Corinthiens, 13, 12), le discours de Nicolas de Cues, contemporain des Primitifs flamands, semble adapté à la lecture que l’on peut se faire de la Vierge du chancelier Rolin : « Je vois maintenant en un miroir (speculum), en un tableau (icona), en une énigme (aenigma), la vie éternelle qui n’est autre que la vision bienheureuse ». Comme un miroir réfléchit un visage, Dieu se reflète dans les créatures.

Dans cette Renaissance qui émerge, l’individu est bien au centre de la réflexion.