La Vierge du chancelier Rolin cristallise à bien des égards les tensions qui traversent l’art flamand dans le premier tiers du XVe siècle, entre tradition médiévale et expérimentations révolutionnaires. En favorisant les rapprochements et comparaisons éloquentes, l’exposition lui permet d’exprimer au mieux à la fois sa singularité et son inscription dans son époque, et contribue à enrichir notre compréhension des dialogues menés par Van Eyck avec les artistes de son temps.
Vue de l’exposition « Revoir Van Eyck »
Tableaux de Van Eyck (Portrait de Baudoin De Lannoy, à gauche) et de l’atelier du Maître de Flémalle (Portrait d’homme, Robert de Masmines ?, à droite)
© EricJoly
L’exposition-dossier « Revoir Van Eyck » (printemps 2024), dont Sophie Caron conservatrice au département des Peintures du musée du Louvre a assuré le commissariat, propose un dialogue et une mise en perspective avec une soixantaine d’œuvres de contemporains de Jan van Eyck.
Nous suivrons les différentes sections qui ponctuent le parcours de visite pour présenter et analyser quelques œuvres.
La partie 1 de l’article est ici.
Jan van Eyck
La Vierge du chancelier Rolin
Vers 1430-1434, huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly
1 – Rencontre
Dans ce Moyen-Age finissant, les marques de dévotion des élites restent omniprésentes. Les artistes doivent imaginer des solutions graphiques pour faire rencontrer dans un même espace des figures humaines et des représentations divines. Il faut donc faire cohabiter les mondes humain et divin, le sacré et le profane, le naturel et le surnaturel.
Le lieu de rencontre entre le chancelier et la Vierge a donc un caractère hybride, à la fois domestique et sacré, à l’image de la privatisation par l’illustre seigneur d’Autun de la chapelle Saint-Sébastien de l’église paroissiale de Notre-Dame-du-Châtel. Ainsi le tableau s’insère dans un espace physique sacralisé. Ce dispositif reflète la fragmentation des espaces de culte par la multiplication des chapelles familiales, conforme à la dévotion du XVe siècle.
Peintre anonyme
Très Belles Heures de Jean de Berry, dites Heures de Bruxelles
Paris ou Bourges, autour de 1402, parchemin
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms. 11060, p. 10-11
© Eric Joly
Peintre anonyme
Très Belles Heures de Jean de Berry, dites Heures de Bruxelles (détails)
Paris ou Bourges, autour de 1402, parchemin
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms. 11060, p. 10-11
Source : belgica.kbr.be
Cette double page allie le terrestre et le céleste. Elle présente Jean de Berry (frère du roi Charles V) introduit par saint Jean-Baptiste et saint André auprès de la Vierge allaitant l’Enfant. C’est par la prière que le duc accède à la vision du sacré. Mais la différence de traitement des fonds, opposant des rinceaux en camaïeu bleu à des anges musiciens en camaïeu rouge, met en évidence la présence des deux sphères spatiales. La répétition du dallage d’une page à l’autre à l’ouverture du manuscrit permet de produire l’unité de l’espace de la rencontre. La proportion semblable des différents protagonistes participent aussi à ce principe.
Maître de Marguerite de Clèves
Heures de Marguerite de Clèves
La Haye, vers 1400, parchemin
Lisbonne, Museu Calouste Gulbenkian, LA148, f°19v-20
© Eric Joly
Marguerite de Clèves, épouse du duc Albert de Bavière (comte de Hollande, de Zélande et de Hainaut) est agenouillée à son prie-Dieu. Elle partage l’échelle et l’espace de la Vierge et de l’Enfant. Cette relation privilégiée procède de la contemplation et de la projection mentale du sacré. Le phylactère sur lequel est inscrit sa prière relie l’espace de la duchesse à celui de la Vierge et du Christ. Jan van Eyck aurait pu connaître cette œuvre car il a travaillé à La Haye de 1422 à 1425.
Jacopo Bellini
La Vierge d’humilité adorée par un prince de la maison d’Este
Ferrare, vers 1435-1440, peuplier, 60,2 x 40,1 cm
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly
A l’époque de Van Eyck, en Italie du Nord, Jacopo Bellini représente un paysage idéalisé en arrière-plan qui traduit la perfection de la Création et le bon gouvernement des hommes guidés par Dieu. Ici, le prince (Lionello ?) semble tout petit face à la reine du monde.
Jan van Eyck
La Vierge et l’Enfant, dite Vierge de Lucques
Vers 1437 ?, chêne, 65,7 x 49,6 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
Avec la Vierge Lucques, Van Eyck propose la vision du dévot, lorsqu’il relève la tête de son prie-Dieu et lève les yeux de son livre d’heures. Le point de fuite de cette composition étant placé en haut des genoux de la Vierge, l’artiste exploite l’effet da sotto in sù (de dessous vers le haut). La dévotion autorise cette vision incarnée de la divinité. De cette œuvre particulièrement immersive, le spectateur découvre une scène très naturelle et tendre : un nouveau-né est en train de téter (Maria lactans).
Jan van Eyck
La Vierge et l’Enfant, dite Vierge de Lucques (détail)
Vers 1437 ?, chêne, 65,7 x 49,6 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
Les doigts de la main droite de la mère produisent des plis dans la peau du Christ. En distinguant le sillon fessier de l’Enfant, détail incongru, on peut considérer que l’artiste s’attache à conserver un certain réalisme. Le décor donne aussi une impression de proximité, dans une atmosphère domestique, assez dépouillée, faisant presque oublier la dimension sacrée de la scène à laquelle assiste le dévot. Ainsi cet intérieur semble se prolonger dans le monde du spectateur (une chapelle privée bien étroite ?).
Jan van Eyck
La Vierge et l’Enfant, dite Vierge de Lucques (détails)
Vers 1437 ?, chêne, 65,7 x 49,6 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
On admirera la maîtrise du rendu des différents éléments décoratifs : tapis, baie vitrée à cives, pavement en faïence de Valence, dais de velours, trône de bois, transparence de la carafe en verre (allusion à la virginité de la Vierge), chandelier à une branche, bassine en étain remplie d’eau (allusion à la liturgie eucharistique), fruits (deux oranges ?) posés sur le rebord de la fenêtre, donc en pleine lumière pour affiner leur maturation (allusion à la croissance que Jésus doit accomplir aux côtés de Marie ?). Toutefois une forme de mise à distance s’exerce. Si l’on peut imaginer que le spectateur-dévot contemple ici la Vierge occupée à allaiter l’Enfant vu presque de dos, il ne reçoit pas de bénédiction comme dans la Vierge Rolin.
Petrus Christus
La Vierge et l’Enfant
Milieu des années 1460 ?, chêne, 49 x 34 cm
Madrid, Museo Nacional del Prado
© Eric Joly
Dernier exemple proposé pour évoquer cette rencontre entre le terrestre et le céleste, la Vierge et l’Enfant peint par Petrus Christus, invite le spectateur à se retrouver dans la position de Nicolas Rolin devant Marie couronnée par l’ange et l’Enfant bénissant et tenant le globe. L’artiste donne ici la même importance au Salvator Mundi et la Reine du ciel installée sur le Trône de Sagesse (sedes sapientiae). Le paysage s’ouvre à travers sur une triple arcade. Rien ne permet de dire que l’artiste ait vu l’œuvre de Van Eyck. Cependant il est possible que Petrus Christus ait eu accès aux carnets de modèles du maître dans l’atelier de Bruges.
2 – Portraits
Le XVe siècle des Primitifs flamands se caractérise par l’éloge du portrait indépendant individuel, sans concession esthétique. Le réalisme l’emporte donc. Tel un miroir, les rides, les cicatrices, et les visages imparfaits sont montrés. Le portrait doit aussi être le reflet de la personnalité (aspect spirituel et intellectuel, son caractère) et montrer son rang social, ses compétences.
Jan van Eyck
Portrait de Baudoin de Lannoy
Après 1431, chêne, 26 x 19,5 cm
Berlin, Gemäldegalerie
© Eric Joly
Le gouverneur de Lille (dès 1423), Baudoin de Lannoy (vers 1389-1474), est peint de trois-quarts gauche avec le collier de l’ordre de la Toison d’or, qu’il a reçu du duc Philippe le Bon à la saint André, le 30 novembre 1431. Il fait partie de la première promotion des chevaliers (dont il est le vingtième promu). L’ordre avait été fondé le 10 janvier 1430 à l’occasion du mariage du duc avec Isabelle du Portugal. Le bâton qu’il tient pourrait faire référence à la fonction de chambellan qu’il occupe à partir de 1428. Les mains contribuent à inscrire le personnage dans l’espace. Notons que ce portrait est réalisé à la même échelle que celui de Nicolas Rolin. On peut relever d’autres similitudes. La tête est fortement élargie par rapport au buste. La joue creusée liée à son affaissement, dû à l’âge, et le réseau de rides sont soulignés. Le visage sévère de ce puissant personnage de la cour de Bourgogne s’affirme par le regard qu’il porte, sa bouche étroite et fermée, sa longue et droite arête nasale, et son arcade sourcilière prononcée. Le vêtement de velours de soie aubergine orné de brocarts d’or, dessinant des motifs floraux au col, et aux manches de fourrures, rappelle celui de Rolin.
L’identification de ce personnage peint par Van Eyck s’est faite grâce au Recueil d’Arras (Arras, bibliothèque municipale, ms. 944.2) qui contient 289 portraits historiques dessinés d’après des originaux.
Atelier du Maître de Flémalle (Robert Campin)
Portrait d’homme
Vers 1440, chêne, 35,4 x 23,7 cm
Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza
© Eric Joly
La destination de ce petit portrait autonome, qui occupe tout l’espace pictural sur un fond clair neutre, nous est inconnue. Mais on peut supposer qu’il devait être conçu pour un usage privé familial.
A partir du Recueil d’Arras, l’historien Hulin de Loo a proposé d’y voir dans cet homme peint, Robert de Masmines, conseiller et capitaine des ducs de Bourgogne, dix-huitième membre de l’ordre de la Toison d’or, tué à la bataille de Bouvignes en septembre 1430.
Cette œuvre est représentative de l’évolution artistique du premier quart du XVe siècle concernant la production du portrait. Le souci de l’artiste de restituer fidèlement l’apparence singulière et unique d’un individu est désormais au cœur du rendu. Tout comme les objets et les matières, les détails du visage se font à partir d’une observation fine et saisissante, « pour trait » : double menton, joues tombantes, nez protubérant, rides, cicatrice sur le front.
Signalons qu’il existe une autre version de ce tableau, un peu plus petite (28,5 x 17,7 cm), conservée à la Gemäldegalerie de Berlin, en meilleur état, mais aussi d’une exécution plus raffinée, avec moins d’empâtements. La version madrilène souffre d’un usage abondant de blanc de plomb qui rend l’image un peu floue.
Les datations proposées pour ces deux portraits varient entre 1425 et 1440. Il n’est donc pas exclu d’envisager qu’il s’agisse d’une effigie posthume, lorsque la date de 1430 est retenue. Pour précision l’examen dendrochronologique révèle une date probable d’abattage en 1433.
Rogier van der Weyden
Panneau extérieur du volet gauche du retable du Jugement dernier
Vers 1443-1451, chêne, 130 x 82 cm
Beaune, Hospices de l’hôtel-Dieu
© Eric Joly
Selon le support, le format choisi et la destination de l’œuvre, le portrait n’a pas la même fonction. Rolin est montré avant tout en chancelier du duc dans les Chroniques de Hainaut. Dans le retable de Beaune, la fonction mémorielle est mise en avant. Il s’agit d’ancrer son souvenir dans la mémoire des vivants, afin qu’ils prient pour son salut. Si l’on considère que Nicolas Rolin est né vers 1376, il aurait aux alentours de soixante-sept ans sur le volet gauche de ce polyptyque le présentant en prière devant saint Sébastien. L’œuvre placée au-dessus de l’autel de la grande salle de l’hôtel-Dieu devait rendre visible aux sœurs et aux malades l’effigie de Rolin et de sa femme (Guigone de Salins) durant tous les offices célébrés. Et pour renforcer l’emprise seigneuriale dans ce lieu, Rogier van der Weyden a peint ostensiblement les armoiries du chancelier : d’azur à trois clés d’or, deux en chef et une en pointe.
Rogier van der Weyden
Jean Wauquelin, Chroniques de Hainaut
Bruxelles, 1447-1448, parchemin
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms. 9242, f°1
© Eric Joly
Coiffé d’un chaperon à bourrelet noir et vêtu de sa longue houppelande fourrée de velours bleu, fermée par une ceinture noire de laquelle est suspendue une escarcelle ou large aumônière de velours vert brodé d’or, le chancelier Rolin se tient derrière le duc, accoudé au trône. Son visage souligné par une lèvre inférieure épaisse et tombante permet de l’identifier facilement. A sa droite, Jean Chevrot, évêque de Tournai, est à la tête du conseil de la cour en l’absence de Rolin.
Il veille à la rédaction des actes ducaux et à leur application. Comme administrateur, il contrôle les finances.
Wauquelin présente à Philippe le Bon l’ouvrage de Jacques de Guise (Chroniques de Hainaut) dont il a fait une transcription en français. Au côté de son père, le fils du duc, Charles (le Téméraire) est âgé de treize ans. Il porte, comme les huit chevaliers à ses côtés, le collier de l’ordre de la Toison d’or.
3 – Architecture
Maître de Boucicaut
Heures de Jeanne Bessonnelle
Paris, vers 1415-1417, parchemin
Paris, BnF ms. latin 1161, f°290
© Eric Joly
Le Maître de Boucicaut semble annoncer la composition eyckienne en représentant Jeanne de Bessonnelle en prière devant la Vierge et l’Enfant, installés dans une loggia s’ouvrant sur un paysage.
Jacques Daret
La Présentation au Temple
Panneau extérieur du volet droit du retable de la chapelle Notre-Dame de l’abbatiale Saint-Vaast d’Arras, commandé par l’abbé Jan du Clercq
1434-1435, chêne, 57,5 x 52,5 cm
Paris, Petit Palais
© Eric Joly
Jacques Daret (vers 1404-1468) qui a travaillé dans l’atelier tournaisien de Robert Campin, s’est illustré par la qualité de réalisme dans les détails. Il s’appuie sur l’architecture et son décor qui l’accompagne pour structurer sa composition avec une portée symbolique.
Jacques Daret
La Présentation au Temple (détail)
Panneau extérieur du volet droit du retable de la chapelle Notre-Dame de l’abbatiale Saint-Vaast d’Arras, commandé par l’abbé Jan du Clercq
1434-1435, chêne, 57,5 x 52,5 cm
Paris, Petit Palais
© Eric Joly
Des chapiteaux historiés de style roman ornent l’édifice dans lequel se tient la Présentation au Temple. En parallèle à cet événement de l’Ancien Testament, le décor représente des épisodes vétéro-testamentaires. Les thèmes de la lutte du Bien contre le Mal et de la Rédemption sont convoqués. On peut distinguer sur les chapiteaux, la Création d’Eve, l’interdiction du fruit de l’arbre de la connaissance, le Péché originel, et enfin Adam et Eve chassés du Paradis. L’histoire de Noé s’inscrit sur les vitraux.
Jan van Eyck
L’Annonciation
Vers 1435, transposé sur toile, 90,2 x 34,1 cm
Washington, National Gallery
© Eric Joly
Au-delà des chapiteaux dans l’espace sacré de L’Annonciation de Van Eyck, le pavement en imitation de nielle, introduit un discours typologique, mettant en regard des épisodes de l’Ancien Testament avec la scène principale issue du Nouveau Testament. Ainsi, ce décor niellé offre une nouvelle formule iconographique. Les motifs au sol représentent des préfigurations de la vie de Jésus. Des épisodes sont particulièrement lisibles sur plusieurs dalles gravées : Samson massacrant des Philistins et renversant les colonnes de leur temple, préfigure le triomphe du Christ sur le péché. Samson trahi par Dalila prédit Jésus abandonné par la synagogue. David tuant Goliath symbolise la victoire du Christ sur le diable. Des bandeaux, servant de légende, confirment l’identification des noms des protagonistes : David, Golias, Saul rex.
Jan van Eyck
L’Annonciation (détails)
Vers 1435, transposée sur toile, 90,2 x 34,1 cm
Washington, National Gallery
© Eric Joly
On notera par ailleurs que la parole de Marie est inscrite à l’envers car elle s’adresse à l’archange Gabriel. On peut lire : Ecce ancilla domini (« voici la servante du Seigneur »).
Jan van Eyck
L’Annonciation (détails)
Vers 1435, transposée sur toile, 90,2 x 34,1 cm
Washington, National Gallery
© Eric Joly
Au niveau de l’aile de l’ange, on devine à l’arrière-plan, à travers les carreaux de verre d’une fenêtre, un paysage urbain avec la façade d’une maison.
Jan van Eyck
L’Annonciation (détail)
Vers 1435, transposée sur toile, 90,2 x 34,1 cm
Washington, National Gallery
Source : Closertovaneyck.kikirpa.be
4 – Paysage
Maître de Boucicaut
Heures du maréchal de Boucicaut
Paris ou Gênes, vers 1408-1410, parchemin
Paris, musée Jacquemart-André, ms. 2, f°90v
© Eric Joly
La célèbre enluminure des Heures du maréchal de Boucicaut présente une Fuite en Égypte dans un paysage ouvert en éventail et échelonné par la succession de plans parallèles. L’artiste exploite une nouvelle perspective dite atmosphérique ou aérienne, basée sur une observation empirique des propriétés optiques de la lumière (dégradation des contours et des couleurs vu par l’œil avec la distance). Ainsi pour suggérer la profondeur, les teintes sont plus claires au niveau de l’horizon. Erwan Panofsky attribue cette innovation au Maître de Boucicaut. Van Eyck reprend ce procédé dans ses œuvres.
Haincelin de Haguenau (Maître de Bedford)
La Visitation
Heures d’Isabelle de Bretagne, dites Lamoignon
Paris, vers 1415, parchemin
Lisbonne, Museu Calouste Gulbenkian, LA 237, f°48v-49
© Eric Joly
Haincelin de Haguenau applique les principes de la perspective aérienne promue par le Maître de Boucicaut. Cependant les couleurs saturées des lacs et châteaux soulignent le rythme des différents plans du paysage.
Jan van Eyck
Heures de Turin-Milan
La Haye, 1422-1424, parchemin
Turin, palazzo Madama, Museo Civico d’Arte Antica
© Eric Joly
Jan van Eyck
Heures de Turin-Milan (détail)
La Haye, 1422-1424, parchemin
Turin, palazzo Madama, Museo Civico d’Arte Antica
Source : Closertovaneyck.kikirpa.be
On retrouve dans le Baptême du Christ, en bas de page, les mêmes procédés utilisés que dans la Vierge Rolin. Van Eyck adopte un échelonnement du fleuve en plans parallèles successifs, différenciés par les reflets de la lumière, produisant un large panorama et une grande profondeur.
Jan van Eyck et atelier
Saint François recevant les stigmates
Bruges, vers 1430-1440, parchemin collé sur panneau de chêne, 12,7 x 14,6 cm
Philadelphie, Philadelphia Museum of Art
© Eric Joly
L’artiste respecte l’hagiographie franciscaine avec la présence du moine Léon endormi, la vision christique, la stigmatisation. Comme dans la Vierge Rolin, le paysage se déploie en contre-plongée à l’arrière-plan. Les montagnes enneigées ferment l’horizon. La construction de la figure de saint François semble suivre le modèle de celle du chancelier. Mais manifestement les pieds ajoutés sont trop hauts.
Peintre du « groupe Flémalle » (Robert Campin et atelier)
La Nativité
Tournai, vers 1430, chêne, 85,7 x 72 cm
Dijon, Musée des Beaux-Arts
© Eric Joly
Le soleil derrière les montagnes renvoie à un modèle pratiqué par le Maître de Boucicaut. Le traitement du paysage emploie en revanche des principes observables chez Van Eyck. Le chemin part de l’étable vers la ville, où des petits personnages s’y dirigent. Tout comme la Vierge Rolin, ce tableau est très immersif, tant les détails sont nombreux. Il invite là aussi à une exploration du monde peint.
Peintre du « groupe Flémalle » (Robert Campin et atelier)
La Nativité (détail)
Tournai, vers 1430, chêne, 85,7 x 72 cm
Dijon, Musée des Beaux-Arts
© Eric Joly
Les arbres ont été élagués et leurs ombres sont longues, correspondant à un instant matinal hivernal. En chemin, une femme porte sur la tête un panier rempli d’œufs. Sur cette route, nous proposons de distinguer un monastère (plutôt qu’un couvent, comme parfois on peut le lire), avec sa porterie (conciergerie), qui permet la distribution des aumônes aux indigents et la réception des hôtes. Juste à côté, le long bâtiment derrière le mur d’enceinte pourrait être le logis des hôtes (hostellerie), hébergeant pèlerins ou voyageurs. On remarque aussi la petite chapelle destinée aux étrangers, avec sa cloche.
Peintre du « groupe Flémalle » (Robert Campin et atelier)
La Nativité (détail)
Tournai, vers 1430, chêne, 85,7 x 72 cm
Dijon, Musée des Beaux-Arts
© Eric Joly
La ville en arrière-plan a été identifiée comme étant Huy en Belgique.
Peintre du « groupe Flémalle » (Robert Campin et atelier)
La Nativité (détail)
Tournai, vers 1430, chêne, 85,7 x 72 cm
Dijon, Musée des Beaux-Arts
© Eric Joly
L’iconographie de Joseph tenant une bougie fait référence à une vision de sainte Brigitte de Suède, dans ses Révélations (1372). La Nativité se serait passée dans une caverne. Mais Joseph va se rendre compte que la lumière naturelle de la bougie n’est pas utile car de l’enfant émane une lumière surnaturelle.
Peintre du « groupe Flémalle » (Robert Campin et atelier)
La Nativité (détails)
Tournai, vers 1430, chêne, 85,7 x 72 cm
Dijon, Musée des Beaux-Arts
© Eric Joly
Le peintre exploite aussi un récit du pseudo-Matthieu, repris dans la Légende dorée, avec les figures des sages-femmes appelées par Joseph, car son épouse pourtant vierge s’apprête à accoucher. Alors que l’une nommée Azel (Zebel ou Zelemi) reconnaît que la naissance de Jésus n’a pas altéré la virginité de Marie (Virgo perperit filium, une vierge a enfanté), l’autre appelée Salomé, refuse de la croire jusqu’à ce qu’elle en ait la preuve (credam quin probavero, je ne croirai rien tant que je n’aurai pas vérifié). Lorsqu’elle cherche à le vérifier dans le corps de Marie, sa main se dessèche. Mais un ange s’approche d’elle et lui dit « Touche l’enfant et tu seras guérie » (Tange puerum et sanaveris). On assiste à la guérison miraculeuse de la main. Les inscriptions latines des phylactères contribuent à la compréhension de ce récit.
Peintre du groupe de Flémalle (Robert Campin et atelier)
La Vierge et l’Enfant avec un abbé, saint Pierre et saint Augustin
Tournai, vers 1430, chêne 55,5 x 39,4 cm
Aix-en-Provence, musée Granet
© Eric Joly
Saint Augustin en habit d’évêque tient dans sa main gauche un cœur ardent, allusion à ses écrits. Devant saint Pierre est agenouillé un abbé augustinien en dévot. La Vierge de l’Apocalypse a un pied posé sur un croissant de lune, symbole de l’Immaculée Conception. En arrière-plan, une ville est intégrée dans un large panorama d’un paysage de campagne. Mais l’horizon est abaissé.
Peintre du groupe de Flémalle (Robert Campin et atelier)
La Vierge et l’Enfant avec un abbé, saint Pierre et saint Augustin (détail)
Tournai, vers 1430, chêne 55,5 x 39,4 cm
Aix-en-Provence, musée Granet
© Eric Joly
D’autres œuvres reprennent les motifs eyckiens du paysage, traversé par de longs chemins parcourus par de petits personnages.
Rogier van der Weyden ?
Saint Georges combattant le dragon
Vers 1430, chêne 15,2 x 11,8 cm
Washington, National Gallery of art
© Eric Joly
Atelier de Rogier van der Weyden
Vierge à l’Enfant et Sainte Catherine
Vers 1450, bois 18,9 x 12,1 cm (chaque panneau)
Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie
© Eric Joly
Petrus Christus
La Vierge et l’Enfant avec sainte Barbe et Jan Vos (dite Vierge Exeter)
Vers 1450, bois, 19,5 x 14 cm
Berlin, Gemäldegalerie
© Eric Joly
La composition est assez proche de la Vierge Rolin en distinguant une scène principale en surplomb avec une même rangée de (16) carreaux qui sépare le donateur chartreux et Marie. Cependant le point de fuite est décentré. Il correspond à la main gauche du Christ tenant l’orbe surmonté d’une croix. La ville en contrebas a été identifiée par Joël Upton (qui a consacré sa thèse en 1972 sur cet artiste), comme étant Bruges. Il croit distinguer la Huidenvettersplein à gauche (place des tanneurs), le Minnewater, et le canal de Gand à droite.
Petrus Christus
La Vierge et l’Enfant avec sainte Barbe et Jan Vos (dite Vierge Exeter) (détails)
Vers 1450, bois, 19,5 x 14 cm
Berlin, Gemäldegalerie
© Eric Joly
On retrouve aussi un minuscule détail dans le ciel : le vol en escadrille d’oiseaux.
Petrus Christus
La Vierge et l’Enfant avec sainte Barbe et Jan Vos (dite Vierge Exeter) (détail)
Vers 1450, bois, 19,5 x 14 cm
Berlin, Gemäldegalerie
© Eric Joly
5 – Jardin et petits personnages
Maître de Saint Laurent
Vierge dans un jardin de paradis
Cologne, vers 1410-1420, chêne, 20,2 x 18,2 cm
Cologne, Wallraf-Richartz Museum
© Eric Joly
Van Eyck a assimilé l’héritage des artistes de la génération précédente, en exploitation et revisitant le thème de l’hortus conclusus.
Jean Haincelin (Maître de Dunois)
Vierge et l’Enfant dans un jardin
Heures de Prigent Coëtivy
Paris 1442-1444, parchemin, 14 x 10 cm
Dublin, Chester Betty Library, Ms. W 082, f°303
© Eric Joly
Belbello da Pavia
Martyre de saint Anastase – un paon (en bas-de-page)
Bréviaire franciscain de Marie de Savoie
Milan, vers 1434, parchemin, 30,5 x 23 cm
Chambéry, bibliothèque municipale, ms. 4, f°436v
© Eric Joly
Les artistes du premier tiers du XVe siècle s’emploient à distinguer une approche naturaliste dans la représentation des espèces animales et végétales, qui font l’objet désormais d’une précision qui laisse penser à une exécution d’après nature. Dans le bas de page du manuscrit, les couleurs du plumage et l’anatomie du paon ont été finement observées.
Ces représentations répondent au goût des élites du nord de l’Italie et de la Flandre, pour la chasse, mais aussi de l’attachement à leur prestigieuse ménagerie.
Maître de la Mazarine (actif à Paris vers 1400-1420)
Pierre Salmon présente son livre à Charles VI
Pierre Salmon, Réponses à Charles VI et Lamentations au roi sur son état
Paris, 1409, parchemin, 28 x 20,5 cm
Paris, BnF ms. Fr. 23279, f°53
© Eric Joly
Cette enluminure offre un panorama complet et étagé du palais royal (peut-être l’Hôtel Saint-Pol ?). Les nombreuses figures (21 au total) toutes en action et bien distinctes mettent en scène l’animation au sein et aux abords de cet enclos royal.
Maître de la Mazarine (actif à Paris vers 1400-1420)
Pierre Salmon présente son livre à Charles VI (détail)
Pierre Salmon, Réponses à Charles VI et Lamentations au roi sur son état
Paris, 1409, parchemin, 28 x 20,5 cm
Paris, BnF ms. Fr. 23279, f°53
© Eric Joly
Deux personnages se présentent à la porte et demandent à être admis au palais. Après avoir traversé la cour pavée, un huissier avec sa masse et aux couleurs de la devise du roi (vert, blanc, rouge et noir) se tient devant le perron qui donne accès à la salle d’audience.
Maître de la Mazarine (actif à Paris vers 1400-1420)
Pierre Salmon présente son livre à Charles VI (détail)
Pierre Salmon, Réponses à Charles VI et Lamentations au roi sur son état
Paris, 1409, parchemin, 28 x 20,5 cm
Paris, BnF ms. Fr. 23279, f°53
© Eric Joly
Dans la salle du trône se tient une scène dédicatoire. Le roi est assis sous un dais fleurdelisé dont les franges forment une frise aux couleurs de la devise royale. Agenouillé, Pierre Salmon, secrétaire du roi, remet son ouvrage. Jean de Berry, reconnaissable à sa houppelande noire semée de cygnes dorés, assiste à la scène, mais semble davantage intéressé à regarder un collier (ou une parure) porté autour du cou par son interlocuteur (s’agit-il de Jean sans Peur ?)
On remarquera que les deux figures au sommet de l’édifice et se penchant vers la scène de dédicace, guident le regard comme dans la Vierge Rolin.
D’après Rogier van der Weyden
Saint Luc peignant la Vierge
Vers 1500, chêne, 133 x 107 cm
Bruges, Groeningemuseum
© Eric Joly
La composition de cette œuvre de Van der Weyden présente des réminiscences de la Vierge Rolin, mais elle paraît moins immersive. Il s’agit d’une des trois répliques de l’original conservé à Boston (les deux autres sont à l’Alte Pinakothek de Munich et à l’Ermitage de Saint-Petersbourg). L’ouverture sur le jardin et le paysage semblent plutôt participer à la construction des plans successifs qu’à guider vers une méditation spirituelle. Le rendu est moins complexe et donc simplifié. On ne distingue pas d’animaux par exemple.
D’après Rogier van der Weyden
Saint Luc peignant la Vierge (détails)
Vers 1500, chêne, 133 x 107 cm
Bruges, Groeningemuseum
© Eric Joly
Tournant simplement le dos à la scène principale, les deux petites figures centrales n’invitent guère à explorer un monde miniaturisé dans le paysage, comme chez Van Eyck. Faut-il y reconnaître Anne et Joachim, les parents de Marie, comme le pense Panofsky ? L’homme semble montrer de la main et regarder une maison d’angle, dont l’enseigne correspond à un ensemble de bassins en cuivre (jaunes) accrochés à un mat, servant à pratiquer des saignées. Il pourrait alors s’agir de la boutique d’un barbier-chirurgien. Ces détails seraient-ils à mettre en rapport avec la profession de saint Luc, qui était médecin ?
D’après Rogier van der Weyden
Saint Luc peignant la Vierge (détail)
Vers 1500, chêne, 133 x 107 cm
Bruges, Groeningemuseum
© Eric Joly
Contrastant aussi avec la Vierge Rolin, l’espace intérieur fait davantage penser à une demeure flamande : fenêtres à meneaux (non à cives), placages de bois sur les murs. Les éléments divins, surnaturels, sacrés ont disparu (ange, couronne). On ne découvre plus un face-à-face entre Marie Mère de Dieu et un donateur en dévotion, mais un peintre face à son modèle.
On remarquera le détail de la poutre qui masque une partie du vitrail et qui donne à voir ainsi une sorte de carte TO renversée, représentation du monde connu (avec la séparation des trois continents). Le paysage est donc une vision du monde.
D’après Rogier van der Weyden
Saint Luc peignant la Vierge (détail)
Vers 1500, chêne, 133 x 107 cm
Bruges, Groeningemuseum
© Eric Joly
La sculpture de l’accoudoir évoquant la Chute, est à mettre en lien avec Marie nouvelle Eve et Jésus nouvel Adam.
Atelier du Maître à la vue de Sainte Gudule
Vierge et l’Enfant, une dévote en prière et sainte Madeleine
Vers 1480, chêne, 58,9 x 50,1 cm
Liège, musée Grand Curtius
© Eric Joly
Hieronymus Bosch
Ecce Homo
Vers 1485-1500, chêne, 71,1 x 60,5 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
Hieronymus Bosch
Ecce Homo (détail)
Vers 1485-1500, chêne, 71,1 x 60,5 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
Les deux petits personnages penchés vers le fleuve, comme dans la Vierge Rolin, attirent l’attention du spectateur et poussent à regarder au-delà de la scène principale (tout comme le mendiant installé à l’entrée du pont et les deux hommes derrière le parapet). Ils pourraient ici incarner ceux qui se détournent de la prière et du Christ, source de salut. Pour ce panneau qui servait d’épitaphe, ces figures s’inscriraient alors dans le thème de la nécessité de la Rédemption.
L’arrière-plan occupé par une place déserte contraste avec le drame qui se joue au premier plan.
Hieronymus Bosch
Ecce Homo (détail)
Vers 1485-1500, chêne, 71,1 x 60,5 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
Hieronymus Bosch
Ecce Homo (détail)
Vers 1485-1500, chêne, 71,1 x 60,5 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
Les expressions faciales et les armes sont menaçantes. Le sang coule sur le corps du Christ. La dimension douloureuse est encore accentuée par l’empreinte sanglante du pied droit de Jésus.
Le hibou symbolise l’aveuglement (mais aussi la folie et l’hérésie) dans cette parodie de procès qui suscite un sentiment d’injustice. A l’époque du peintre, cet oiseau a mauvaise réputation dans la culture flamande.
Hieronymus Bosch
Ecce Homo (détail)
Vers 1485-1500, chêne, 71,1 x 60,5 cm
Francfort, Städel Museum
© Eric Joly
Alors qu’il fait grand jour, le flambeau allumé tenu par un individu dans la foule, peut surprendre. Bosch dénonce la condamnation précipitée du Christ. La présence d’un strigidé dans l’œuvre de l’artiste fonctionne comme un signe de menace, de mort ou du diable.
Vue de l’exposition « Revoir Van Eyck »
© Eric Joly – 2024
De cette exploration dans l’art du XVe siècle, quelques orientations fortes émergent. La circulation des motifs, des modèles et des innovations graphiques se fait de plus en plus évidente. Le regard du spectateur évolue aussi, guidé par l’artiste et son œuvre, qui donne à voir une vision et une représentation du monde et de l’espace renouvelées, s’inscrivant dans une approche naturaliste et dans une appréhension du réel plus abouties. Le nouveau langage pictural de cet art éblouissant du nord des Alpes prospère, à la faveur des commandes des élites urbaines.
Encore dans le sillage de la tradition médiévale, les artistes la dépassent cependant. Ils proposent désormais un autre discours et s’ancrent désormais dans la Renaissance.