L’Afrique au coeur des stratégies d’influence : les recompositions géopolitiques dans la bande sahélo-soudanaise.
Présentation officielle : Des mutations sécuritaires, politico-institutionnelles, culturelles, médiatiques, informationnelles, militantes et économiques remodèlent aujourd’hui en profondeur le visage et la trajectoire internationale du continent africain. Ces bouleversements structurels contribuent à modifier aussi bien les contours de la gouvernance sur le continent que les relations qu’il entretient avec ses partenaires internationaux. Les gouvernements africains, comme les populations, expriment – parfois de manière virulente – des revendications souverainistes et patriotes dans des contextes aussi bien autoritaires que démocratiques. Les relations avec les partenaires transatlantiques traditionnels et les organisations multilatérales (Nations Unies, Union européenne) sont remises en question tandis que les partenariats alternatifs avec des acteurs dont la présence s’est réaffirmée au cours des deux dernières décennies (Arabie saoudite, Qatar, Turquie, Iran, EAU, Israël, Maroc, Inde, Russie, Chine, Brésil) sont de plus en plus affichés. L’objectif de cette table ronde est de passer en revue l’ensemble de ces mutations en adoptant une lecture plus endogène, c’est-à- dire la lecture des experts africains eux-mêmes.
Ousmane Ndiaye est rédacteur en chef Afrique de la chaîne TV5Monde depuis juin 2017, il est également éditorialiste d’une chronique internationale sur France Info et intervient régulièrement dans divers rencontres, forums et médias. Il est le modérateur de cette table-ronde.
Sonia Le Gouriellec est maîtresse de conférences en sciences politiques à l’Université catholique de Lille, elle est spécialiste de la corne de l’Afrique. Elle ouvre la discussion avec la présentation de la corne de l’Afrique et le décryptage de ses enjeux géopolitiques.
Djenabou Cisse travaille sur les questions de défense et sécurité, en particulier sur les dynamiques stratégiques et sécuritaires en Afrique, elle a également travaillé par le passé au ministère des Armées. C’est elle qui poursuit les échanges avec la question des influences internationales dans la région sahélo-soudanaise.
Niagalé Bagayoko est la responsable du programme Afrique de la FMES, elle est spécialisée dans les politiques de sécurité internationales menée en Afrique subsaharienne et des mécanismes de gestion des conflits. Elle intervient dans un premier temps au sujet des reconfigurations régionales que devait traiter Idriss Lallali, absent lors de la table-ronde. Dans un second temps, elle s’exprime sur le rôle des opinions publiques dans la région.
Idriss Lallali est le directeur par intérim du Centre de l’Union Africaine de Lutte Contre le Terrorisme, il est notamment chargé d’évaluer les capacités de lutte contre le terrorisme des États membres de l’Union Africaine. (Absent)
La corne de l’Afrique et ses enjeux géopolitique
Sonia Le Gouriellec analyse ici les enjeux divers que représentent la région de la corne de l’Afrique dans les recompositions géopolitiques et les mutations de la bande sahélo-soudanaise. Il s’agit donc d’identifier les acteurs de cette région, les évolutions géopolitiques et les conflits en cours dans la zone.
La corne de l’Afrique : une région particulière
Tout d’abord, la corne de l’Afrique est une zone géographique regroupant les États suivants : la Somalie, l’Éthiopie, Djibouti, l’Éthiopie, l’Érythrée et le Somaliland. La corne de l’Afrique est une région particulière à de nombreux points puisqu’il y a eu différents types de colonisations dans la région par le passé (italienne, anglaise, française…). On observe qu’un seul pays n’a pas été colonisé : l’Éthiopie, il y a eu en effet une occupation italienne pendant quelques années (1936-1941) Magnan, Pierre. « 23 novembre 1934: l’Italie du Duce décide d’entrer en guerre contre l’Ethiopie », France Info, 2018. mais aucune colonisation à proprement parler de ce territoire. C’est une région aussi particulière puisqu’entre 1991-1993 et 2011, trois nouveaux États ont vu le jour dans la région, c’est-à-dire trois types de frontières différentes, de nouveaux chefs d’État, de nouveaux gouvernements etc, ce qui a eu un impact très fort dans les relations interétatiques avec les autres pays de la zone et a bousculé le jeu politique dans cet espace. La corne de l’Afrique est une région multiculturelle. Effectivement, on y retrouve des langues très différentes, des religions aussi différentes entre le plateau éthiopien et les côtes, ce qui fait de cette région une région très singulière. Aujourd’hui, on y retrouve des États plutôt autoritaires, une corruption assez élevée, des élections en cours cette année, notamment en Somaliland. Ce dernier est un nouvel État qui s’est auto-proclamé indépendant mais qui n’est pas reconnu par le système international, et pose donc la question d’une reconnaissance large.
Cartographie des conflits en cours dans la corne de l’Afrique
Actuellement dans la corne de l’Afrique se retrouvent des conflits de haute intensité, notamment en Éthiopie depuis 2020 avec une fragilisation du gouvernement fédéral. C’est une région oubliée aussi pour ses drames et tragédies, puisque depuis 2020 dans le Nord de l’Éthiopie il y aurait eu entre 600 000 et 800 000 morts GEO. « En Éthiopie, la guerre oubliée du Tigré, conflit le plus meurtrier du XXIe siècle », Géo, 2023 . En Éthiopie il y eu un accord entre la région du Tigré et le gouvernement central, néanmoins il y a encore des conflits avec d’autres régions. Les conflits se retrouvent jusqu’aux portes de la capitale en opposant les forces gouvernementales et des milices locales. En cela, le pays est loin d’être apaisé. De plus, au Soudan, qui peut être intégré à la corne de l’Afrique selon une perception plus large, deux factions sont en conflit depuis avril 2023 et l’on retrouve au moins des dizaines de milliers de morts, des millions de déplacés dans le pays, des millions de réfugiés dans les pays voisins Brachet, Eliott. « Le Soudan déchiré par une année de guerre », Le Monde, 2024. . C’est aussi un conflit qui a été oublié, et qui a pourtant des répercussions sur toute la région. Aussi, en Somalie il existe une certaine forme d’instabilité avec des difficultés pour le pouvoir central à maintenir une lutte contre Al-Chabab Courrier International. « La guerre totale de la Somalie contre le groupe terroriste Al-Chabab », Courrier International, 2023 , un groupe rattaché à Al Qaida.
Le jeu des alliances étatiques en évolution permanente
Ce qui est particulièrement intéressant c’est que depuis le 01 janvier 2020 l’Éthiopie a signé un accord avec le Somaliland dans l’idée d’obtenir un accès à la mer pour contribuer au développement de son Sea power. Le Somaliland donne donc accès à une portion de côtes de son territoire et pourrait ainsi permettre le déploiement de forces navales éthiopiennes. À noter que la France a coopéré avec l’Éthiopie notamment autour de la formation de ses forces navales, un partenariat qui aurait été suspendu pendant la guerre et qui reste aujourd’hui assez flou. Ce rapprochement entre le Somaliland et l’Éthiopie a été un véritable bouleversement politique dans la corne de l’Afrique et a donc attiré l’attention d’autres acteurs étatiques, dont notamment l’Égypte. Celle-ci entretient des tensions très fortes avec l’Éthiopie autour des eaux du Nil. En effet, l’Éthiopie construit actuellement un grand barrage sur le Nil provoquant un fort stress hydrique dans la région du fleuve et amenant ainsi une situation politique tendue où le dialogue est totalement rompu avec son homologue égyptien. En réponse à cette alliance, l’Égypte en a profité pour se rapprocher de la Somalie, qui est fermement opposée à la reconnaissance internationale du Somaliland. Ainsi, le jeu des alliances dans la corne de l’Afrique est passé en quelques années d’une alliance multipolaire de paix entre l’Érythrée, la Somalie et l’Éthiopie en 2018 à un nouveau type d’alliance qui regrouperait désormais l’Égypte, la Somalie et l’Érythrée. Cette dernière est considérée comme « le tourbillon de la région » et elle est devenue un État totalitaire.
Les puissances étrangères et l’exemple révélateur de Djibouti
L’une des spécificités de la corne de l’Afrique réside dans le fait que dans cette région toutes les grandes puissances sont présentes. En effet, Djibouti est particulièrement révélateur de ce jeu des grandes puissances. Le pays a pu bénéficier des évolutions du systèmes international en 2002 dans le cadre de la guerre globale contre le terrorisme avec les Américains qui ont installé leur première base militaire sur le continent à Djibouti. Entre 2008-2010 la lutte contre la piraterie est notamment menée par les Italiens qui ont eux aussi installé une base à Djibouti. Dans ce contexte les Japonais y implantent leurs installations. L’Union européenne engage dès 2008 une opération navale antipiraterie. En 2013, Djibouti est au coeur du lancement d’une initiative chinoise en étant un territoire situé sur les routes maritimes de la soie.
Les pays du Golfe dans la corne de l’Afrique
Le début de la guerre au Y2men en 2014 marque le retour des pays du Golfe dans la corne de l’Afrique avec la réhabilitation de certains ports. À noter que ces pays n’ont jamais vraiment quitté la région. En 2023, les attaques Houthistes sur les bateaux dans la mer Rouge Loïzzo, Clara. « La crise en mer Rouge, révélatrice de la vulnérabilité des grandes routes maritimes mondiales », Géo Confluences, 2024. pose la question du retour de la guerre des courses. De surcroît, la Turquie est elle aussi revenue dans la corne de l’Afrique et le Qatar est également très présent. Aujourd’hui, ce sont les Émirats Arabes Unis qui sont les faiseurs rois dans la région. Pour maitriser la mer, il faut contrôler les ports, et de nombreux ports de la mer Rouge sont gérés par des entreprises émiraties. Aussi, le détroit de Bab-el-Mandeb est un des détroits les plus important au monde en termes de circulation maritime pour la connexion de l’Asie et de l’Europe.
La mer Rouge comme zone de puissance
Ainsi, les enjeux stratégiques sont importants dans la corne de l’Afrique. La mer Rouge se présente comme une zone nécessaire à l’élargissement des BRICS, comme en témoigne la place nouvelle occupée par l’Éthiopie, les Émirats Arabes Unis, l’Arabie saoudite ou encore l’Égypte. Un autre enjeu central en mer Rouge est la dizaine de câbles sous-marins qui passent sous ses eaux pour relier le monde. Enfin, la liberté de circulation est particulièrement importante en mer Rouge avec la présence de nombreux acteurs qui ont tous intérêt et la volonté que cette liberté de circulation continue d’être possible.
La région sahélo-soudanaise et les influences internationales
Djenabou Cisse étudie en profondeur la place qu’occupe les puissances internationales dans la région Ouest de l’Afrique. Ici est présentée une analyse détaillée de l’influence russe et turque dans la zone sahélo-soudanaise.
Une région soumise à une compétition stratégique
À l’Ouest de l’Afrique se retrouvent des schémas un peu plus classiques et plus occidentale-centré en apparence. Dans leur réalité, les dynamiques ne sont pas aussi simplistes et tous les acteurs présents disposent de leur propre inventivité. Il est souvent question d’Afrique au coeur de la compétition stratégique avec des pays affichant un certain intérêt pour les pays étrangers comme en témoignent de multiples sommets africains, à noter que le dernier en date fut le Sommet du Forum sur la Coopération sino-africaine Thibault, Harold. « Au sommet de la coopération sino-africaine, Xi Jinping se pose en défenseur du Sud global », Le Monde, 2024. en septembre dernier. De nombreuses tendances permettent d’expliquer ce phénomène de rapprochement entre les pays africains et les puissances internationales : la multipolarité, la remise en cause de l’ordre international par divers acteurs mais également l’attrait croissant des puissances émergentes pour l’accès aux ressources stratégiques du continent africain avec la volonté de diversifier leurs partenariats pour ne pas sombrer dans une dépendance absolue à un acteur. C’est donc dans ce contexte que l’Afrique de l’Ouest fait parler en raison du rôle croissant et médiatisé de la Russie dans la région, notamment à travers Wagner. Un autre acteur est très présent dans cette région mais pourtant moins médiatisé : la Turquie. Cette dernière fait reposer son influence sur une stratégie plus discrète mais portant plus multidimensionnelle, en comparaison à la Russie. Les stratégies d’influence de ces deux puissances reposent néanmoins sur plusieurs similitudes.
Panorama historique de la région et ses liens avec la Turquie et la Russie
Il est nécessaire d’insister sur le fait que ces relations entre Afrique de l’Ouest, Turquie et Russie ne sont pas nouvelles. Il est souvent question d’un retour de la Russie ou de la Turquie sur le continent africain alors qu’en réalité ces deux puissances entretiennent des relations avec l’Afrique depuis des siècles. Pour la puissance russe, ces liens remontent au Moyen Âge et pour la Turquie à la période Ottomane. S’observe une certaine rupture entre les deux puissances et l’Afrique au moment de la chute de leur empire respectif : la chute de l’Empire Ottoman pour la Turquie et de l’URSS pour la Russie. Ce sont les années 1990 et le début des années 2000 qui marquent un réel tournant. En effet, il s’agit d’une période de renforcement des relations avec l’Afrique par les acteurs politiques, dans un contexte de forte détérioration de leurs partenariats avec l’Europe. Dès 1998, la Turquie met en place un plan d’action pour l’Afrique en prévoyant le développement des relations diplomatiques politiques et économiques tout en cherchant à approfondir les liens culturels. La principale similitude dans les stratégies russe et truque repose sur le fait que ces rapprochements se font sous l’impulsion de leurs leaders politiques : Erdogan pour la Turquie qui veille au renforcement de la présence diplomatique de son pays avec en 15 ans plus de 44 représentations diplomatiques sur le continent, et Poutine pour la Russie qui entame sa première tournée en Afrique dès 2006.
Les valeurs et ambitions communes de la Russie et de la Turquie
À la fois pour la Russie et la Turquie, les rapprochements avec l’Afrique se font au nom de valeurs et ambitions communes. Il s’agit tout d’abord d’une quête de rayonnement international avec une volonté de rivaliser avec les puissances occidentales, dans un contexte de détérioration des relations avec les États-Unis et l’Europe notamment. En effet, la Turquie et la Russie se positionnent toutes deux comme des alternatives aux partenaires traditionnels occidentaux. Les deux puissances promeuvent des partenariats plus égalitaires et sans l’empreinte coloniale du passé. Aussi, les pays s’unissent autour de la volonté de remise en cause de l’ordre mondial autour d’un projet de réforme de la gouvernance des institutions, séduisant ainsi les pays africains qui sont en faveur d’une meilleure représentation de l’Afrique au sein des institutions internationales. En cela, les pays africains, et plus particulièrement subsahariens, représentent de nouveaux alliés et partenaires précieux, dont les voix peuvent être décisives lors des votes au sein des organisations internationales. Les ambitions de la Turquie et de la Russie se retrouvent également similaires sur le plan économique. Effectivement, ces deux puissances ont un attrait particulier pour l’accès aux ressources à la fois stratégiques mais aussi humaines étant donné la croissance de la population subsaharienne attendue dans les prochaines décennies. Cette croissance démographique représenterait donc un nouveau réservoir potentiel de main d’oeuvre mais aussi de débouchés pour les industries de ces États. De plus, les stratégies d’influence reposent sur la coordination de plusieurs outils visant à rehausser la posture globale de ces régimes et visent également à refaçonner l’ordre international selon leur vision propre.
Des stratégies d’influence tournées vers l’Ouest
Si les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Est étaient des partenaires privilégiés pour les puissances internationales, s’observe un regain d’influence vers l’Ouest ces dernières années. Ce phénomène s’observe en particulier suite à la volonté des États eux-mêmes de diversifier leurs partenariats. Aussi, un aspect plus économique guide ces stratégies d’influence vers l’Ouest africain : les mines, notamment avec la découverte de nouveaux gisements exploités ensuite par les Russes et les Turques. De son côté, la Russie propose de garantir la sécurité dans ces territoires en échange d’avantages stratégiques. L’offre de services de sécurité russe lui permet également de s’assurer d’un accès aux ressources stratégiques et une certaine influence politique. Dans ce contexte, Wagner s’est démarqué dans les médias, aujourd’hui il est question de l’Africa Corps Crova, Valérie. « Que sait-on d' »Africa Corps », le nouveau groupe paramilitaire piloté par la Russie au Sahel ? », France Info, 2024. qui est la reconfiguration de la présence militaire sur le continent africain, une présence militaire qui se traduit également par l’exploitation des mines, des outils informationnels avec les usines à trolls Le Cam, Morgane. « Comment fonctionne la machine de propagande russe en Afrique », Le Monde, 2023. . La Russie s’appuie donc sur divers outils permettant de maximiser ses gains tout en minimisant son engagement. Du côté de la Turquie, sa stratégie d’influence semble plus discrète mais demeure davantage multidimensionnelle. En effet, la Turquie met en place une forte diplomatie humanitaire et religieuse. Dans la région de Sahel, la puissance turque a développé un volet sécuritaire à travers notamment la diplomatie du drone, le marché sahélien représentant certains débouchés pour l’industrie de défense turque. Ces dernières années, une trentaine d’accords de coopération de défense ont été conclu entre la Turquie et les pays africains. Se retrouvent aussi certains accords miniers, constituant une priorité dans la stratégie turque puisqu’Ankara cherche à établir une architecture commerciale s’étendant du Maghreb à la côte ouest de l’Afrique, intégrant ainsi des activités manufacturières.
Le cas de Sadat
Moins connue que Wagner, Sadat est l’entreprise de sécurité privée affiliée à la Turquie. Sadat commence à faire une réelle percée dans la région ouest de l’Afrique. Dernièrement, des rapports faisaient l’état de combattants syriens pro-turques envoyés par Sadat sur le sol nigérien. La présence de Sadat est également supposée au Nord Togo et au Nigeria. En outre, Sadat se fonde sur une politique d’externalisation du monopole de la violence avec une politique d’exportation des armements.
Les perspectives d’évolution de l’influence russe et turque dans la région
Ces stratégies d’influence ne doivent cependant pas être surestimées que ce soit pour la Russie ou la Turquie. Moscou n’a pas réellement réussi un tour de force en développant considérablement son influence médiatique et en s’érigeant comme le principal partenaire de sécurité dans la région. En effet, la puissance russe rencontre une faiblesse économique qui nuit tout de même au parfait déploiement de ses ambitions et de ses capacités dans la région. Le bilan sécuritaire de la Russie est également contrasté, les chiffres et résultats sur le terrain montre une nette hausse des violences contre les civils avec des forces russes faisant difficilement la différence entre les terroristes et certains groupes ethniques ACLED. Bilan des opérations du groupe Wagner en Afrique, 2022 . Du côté de la Turquie, cette disparité se retrouve également avec des parts de marché, notamment dans le marché de l’armement, restant bien derrière d’autres puissances étrangères. Il demeure important de garder à l’esprit que ces relations sont avant tout pragmatiques. L’expression de nouveau partage de l’Afrique laisse penser à un soutien idéologique aveugle des États envers ces puissances étrangères, or les États africains et sahéliens sont conscients des limites de coopération, savent ce que chaque acteur peut leurs apporter et ils n’hésitent pas également à en tirer profit et à instrumentaliser les tensions qui peuvent exister entre les différentes puissances. Il s’agirait plutôt d’un certain retour à une politique de non-alignement avec notamment plusieurs perspectives de compétition russo-turque dans la région Ouest de l’Afrique. Pour le pays européens, il leurs faut sortir de cette logique de diabolisation de ces acteurs, que ce soit la Russie ou la Turquie, et davantage se concentrer sur la réforme de ses propres stratégies afin qu’elles s’adaptent aux populations locales pour envisager de nouveaux axes de coopération plutôt que d’entrer dans une véritable confrontation.
La place des opinions publiques dans la bande sahélienne
Niagalé Bagayoko s’intéresse au rôle que joue les opinions publiques dans ces reconfigurations géopolitiques dans la bande sahélienne. Il est question d’analyser les enjeux que représentent ces dynamiques internes sur le jeu géopolitique du continent.
Retour sur les reconfigurations régionales dans la bande sahélienne
Avant de se pencher sur le sujet des opinions publiques, Niagalé Bagayoko commence son exposé en reprenant les éléments clés que devait présenter Idriss Lallali, absent lors de la table-ronde. Les reconfigurations régionales dans cet espace sont aussi le fruit des bouleversements qui frappent les relations infra-africaines dans la zone sahélo-soudanaise. Ce sont ces logiques qui gouvernent les évolutions actuelles bien plus que le rôle que jouent les partenaires internationaux. Les évolutions de la crise au Sahel central ont été fondamentales parce qu’elles ont révélé la grande difficulté des partenaires traditionnels occidentaux et des acteurs multilatéraux à faire face à l’insécurité sur le sol africain.
Des opinions publiques plurielles
Tout d’abord, les opinions publiques au Sahel se sont fondées sur une certaine forme de scepticisme et de doute émergeant dans les années 2018-2019, période à laquelle les populations locales commencent à souligner l’absence de signaux d’amélioration de leur situation à la fois individuelle et collective. Le sentiment d’insécurité ne cesse alors de progresser malgré une présence internationale massive, une présence militaire mais aussi civile. En cela, les populations locales commencent à douter de l’efficacité des acteurs internationaux présents depuis plusieurs années à éradiquer le terrorisme, établir la démocratie ou encore favoriser le développement économique. De là nait une sorte de polarisation instrumentalisée très localement ouvrant les opinions publiques à des théories du complots pointant du doigt une alliance infondée des acteurs occidentaux et multilatéraux avec les groupes djihadistes dans le but classique d’exploiter les ressources présentes. Ce récit est fondamentalement absurde et se nourrit des réseaux sociaux avec par exemple en 2019 des posts sur Twitter accusant l’armée française d’être à l’origine de vols de bétails généralisés dans la région. Cette idée va de pair avec l’image des occidentaux présentés comme incapables de reformer la gouvernance politique des États de la région malgré le soutien de nombreuses élections accompagnées par les renforts de l’ONU et de l’Union européenne. À la tête de ces États demeurent des élites considérées comme corrompues, trahissant les principes qu’elles affirment défendre et surtout qui sont des régimes coupables d’atteintes très caractéristiques aux libertés publiques, notamment avec de fortes restrictions de la liberté d’expression. Ainsi, les opinions publiques commencent à considérer qu’il existe une alliance dont elles ne veulent plus entre les partenaires internationaux traditionnels et ces élites élues dans les urnes, qui n’ont en rien améliorer leur situation sécuritaire mais qui de surcroit n’ont absolument pas améliorer leur situation politique et sociale.
Les régimes politiques dans la région sahélienne
Ce qui est intéressant en étudiant cet espace dans ses liens avec l’espace soudanais mais aussi avec l’espace atlantique, c’est qu’il existe une longue tradition prétorienne dans toute la bande sahélienne. Les régimes politiques qui ont prédominé dans l’histoire de cette région, que ce soit en Mauritanie, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Tchad et au Soudan, sont fondés sur le prétorianisme, y compris lorsque des alliances avec des civils se sont forgées. Les populations civiles de cette région expliquent que dans leur quotidien la réalité est peu différente qu’ils vivent dans un régime civil ou dans un régime militaire. Il ne faut néanmoins pas caricaturer les choses, la nature des régimes militaires qui sont au pouvoir au Soudan et au Tchad n’ont rien à voir, en termes de relation à l’opinion publique, avec celle qui se retrouve au Mali et au Niger où les gouvernements sont dirigés par des militaires mais sont alliés à des civils avec une adhésion d’un grand nombre de civils à ce mode autoritaire de gouvernement. Les régimes les plus sanguinaires sont à l’évidence ceux du Soudan, avant même le déclenchement de la guerre, et du Tchad, qui a tiré sur la foule de manière massive et assassiné en le revendiquant certains opposants politiques Le Monde et AFP. « Au Tchad, Yaya Dillo Djerou, principal opposant à la junte, a été tué par l’armée, annonce le gouvernement », Le Monde, 2024. .
Une opinion publique dominante
En étendant l’analyse vers la côte ouest de l’Afrique, il s’observe que dans les démocraties aussi se voit poindre un nouveau type d’opinion publique qui se rapproche de celle de la bande sahélienne. Effectivement, une opinion publique majoritairement patriote et souverainiste se développe avec pour principal désir de promouvoir la fierté nationale africaine, les racines traditionnelles et rejetant formellement la présence des puissances traditionnelles occidentales et la présence onusienne. Cette opinion publique rejette également les valeurs qui sont véhiculées et promues par les partenaires traditionnels dont la démocratie qui est considérée comme dévoyée car elle se fait le reflet d’une promotion des changements à échelle sociétale qui sont complètement étrangers à la plupart de ces sociétés qui demeurent extrêmement conservatrices. De plus, un mouvement de contestions des valeurs politiques démocratiques et libérales émerge simultanément avec une revendication conservatrice de la morale et de la société. Ce qui est intéressant c’est que même des pays ayant démontré avec fierté être des démocraties, à l’image du Sénégal, voient arriver au pouvoir de façon totalement démocratique des mouvements idéologiquement patriotes, souverainistes et très conservateurs.
Le poids des opinions publiques
Il est primordial de s’intéresser aux questions des opinions publiques parce qu’elles traversent profondément les sociétés de la bande sahélo-soudanaise. Ce sont finalement ces opinions publiques qui ont obtenues au Mali, Niger et Burkina Faso le départ des acteurs occidentaux France Culture. « Crises au Niger, Mali, Burkina Faso… Éternels stigmates de la colonisation ? », Radio France, 2023. et ce sont elles aujourd’hui qui constituent la base électorale des nouveaux gouvernements et régimes , que ce soit au Sénégal ou encore au Mali. Il faut donc être particulièrement attentif à ces opinions publiques car ce sont elles qui animent les acteurs qui sont souvent idéalisés par les occidentaux : les membres de la société civile. Ceux-ci sont parfois perçus comme étant du côté de la promotion des valeurs démocratiques et libérales alors que ce n’est pas le cas. En effet, aujourd’hui la société civile de l’Ouest africain et du Sahel se réorganisent totalement autour de ces opinions patriotiques, souverainistes qui peuvent être appelées néo-panafricanistes Pieri, Anne-Sophie. « Avec « une nouvelle approche », les sociétés civiles font entendre leur voix pour résoudre le conflit au Sahel », TV5 Monde, 2021. . Ces idéologies traversent non seulement les sociétés civiles de cette région mais également les médias et canaux médiatiques qui se diffusent dans l’ensemble du continent. Pour comprendre les évolutions géopolitiques de la zone, il est nécessaire de se pencher à ces dynamiques qui sont sociologiques et sociétales. Le rôle des acteurs comme la Russie vont rapidement être remis en question par les pertes absolument énormes qui sont subies en ce moment contre les groupes armés indépendantistes Touareg et qui ne réussissent pas plus que les acteurs occidentaux et multilatéraux. Ce sont avant tout ces dynamiques locales et régionales qui permettent de comprendre et d’anticiper les évolutions géopolitiques qui se produisent dans la zone.
Quelles exploitations pédagogiques ?
La région sahélo-soudanaise peut être utilisée en HGGSP dans le cadre du thème de Première « S’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication« , mais également avec le thème « De nouveaux espaces de conquêtes » au programme de Terminale avec un focus possible sur la mer Rouge.
Pour aller plus loin
• Bagayoko, Niagalé. Présence et influence des puissances moyen-orientales en Afrique sub-saharienne, FMES, janvier 2024.
• Le Gouriellec, Sonia. L’Afrique face aux rivalités de puissances en mer Rouge, FMES, mars 2024.
• Véron, Emmanuel. Chine-Afrique : une relation asymétrique et stratégique pour Pékin, FMES, mai 2024.