Conférence de M. Yann le Bohec sur « L’armée romaine, de la conquête à la chute de l’Empire » tenue à Bordeaux, le 20 octobre 2017. Yann Le Bohec est un historien et un épigraphiste, professeur émérite à l’université Paris IV-Sorbonne, un spécialiste reconnu de l’Antiquité romaine, en particulier d’Afrique romaine et d’histoire militaire. Il a marqué bien de générations d’étudiants et de futurs enseignants.
Les origines de l’armée romaine
Aux origines, Rome s’étalait sur pas plus de 50 km. L’histoire couvre 10 siècles, cinq siècles de conquête puis cinq siècles où l’Empire se stabilise. Les romains n’aimaient pas la guerre. Comment ? Pourquoi ?
Des erreurs existent dans les ouvrages d’histoire romaine, des guerres oubliées, des batailles peu évoquées. Un exemple, celui de la crise du IIIe siècle, où il était admis que la cause en était une supériorité des cavaliers barbares sur les armées romaines. Or, il n’en n’est rien, la raison est une faiblesse de l’armée romaine à ce moment là. L’exemple pris ici concerne la rupture de la frontière par les germains, qui n’étaient pas des cavaliers, mais des fantassins, ils venaient en Gaule pour piller.
Yann le Bohec mène une réflexion sur le phénomène de la guerre, à partir des réflexions de Jomini et Clausewitz, pour qui la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens. La guerre n’est pas la solution, c’est plutôt l’ultime recours quand la diplomatie et le politique ne suffisent pas.
L’histoire militaire n’a pas la même chronologie que l’histoire « civile », l’histoire politique traditionnelle. Traditionnellement, la chronologie de l’histoire antique romaine se découpe ainsi : Les origines, de 753 à 509 av. J.C. selon la tradition, la République Romaine de 509 à 31 av. J.-C., l’Empire de 31 à 406/410 av. J.C. voire 476 av. J.C. pour certains. Les dates marquantes en histoire militaire sont totalement différentes. De 753 av. J.C. de la naissance de Rome (ce qui est traditionnellement accepté, mais reste discutable, même si l’archéologie confirme une période entre 750 et 700 av. J.-C.) jusqu’en 338 av. J.C. marque une première étape de l’armée romaine. En 338 av. J.-C. est créée la première milice de paysans qui protégeaient leurs biens et qui petit à petit c’est transformée en une armée, équipée de lances et d’épées.
La société romaine est fondamentalement aristocratique, et pas démocratique, d’ailleurs l’idée n’est jamais venue de créer une démocratie, voire même la tentation d’être une démocratie comme dans d’autres endroits autour de la Méditerranée, tels que les Grecs, les Carthaginois, les Espagnols. Dans une vision démocratique, l’armée est organisée en phalange sans distinction des différents groupes et de différentes lignes et sans distinction tactique, un bloc compact qui se lance sur l’ennemi alors que dans la phalange romaine une première ligne est envoyée d’abord puis une deuxième ligne ainsi de suite. Du point de vue aristocratique, dans l’armée romaine, chaque soldat doit payer lui même son équipement. Et comme cela dépend de la fortune, alors chacun « fait selon ses moyens » ce qui a une influence sur l’organisation de l’armée, les mieux équipés, donc les plus fortunés, deviennent des officiers et les autres qui ne peuvent pas payer leurs équipements deviennent des soldats; ainsi l’armée reflète l’organisation de la société. Mais la période reste mal connue, on a des légendes comme celle de Clélie et de Porsenna (virtus), les histoires des Horiaces et des Curiaces racontées par Corneille. il y a derrière ces légendes une réalité historique et c’est le travail des historiens de retrouver la réalité qui se trouve derrière ces légendes, dans une société aristocratique, une société qui pratique le duel comme on le pratiquait dans l’Iliade, une tradition primitive, qui se retrouve chez tous ces peuples de l’Antiquité.
La cité romaine est tout le temps en danger du fait des guerres incessantes entre Rome et ses voisins. Les Latins, sont irrités contre les Romains qu’ils accusent d’être des pillards, arrogants, méprisants, à tel point que les Latins et les Romains sont tout le temps en guerre. Les Romains sont aussi en guerre contre les Gaulois et en 390 av. J.C., Brenus le Sénon, un gaulois prends Rome et pille la ville. Il impose aux Romains un lourd tribu et il rançonne les Romains après l’épisode des oies. Cela montre que l’Etat romain est menacé, à plusieurs moment il a failli disparaître et il doit lutter pour sa survie.
En 340 av. J.C., les Latins décident de détruire l’Etat romain. En 338 av. J.C.les Romains gagnent la guerre et phénomène étonnant, bien que vainqueurs, ils libèrent les Latins et leur donnent la citoyenneté romaine, une égalité complète. Pourquoi ? En réalité, il y avait un intérêt : beaucoup de Romains avaient des liens avec l’extérieur, comme des alliances. En conséquence, en 338 av. J.C., Rome est à la tête d’un état territorial correspondant au Latium ce qui lui donne la possibilité d’avoir de nombreuses légions.
L’année 338 av. J.C. marque une coupure très profonde dans l’histoire militaire avec la naissance de l’idée de l’impérialisme. A partir de cette date tous les évènements s’accélèrent. En même temps des conquêtes de Rome une nouvelle conception de la guerre émerge. Rappelons qu’à Rome, Guerre et religion sont liés, d’où le « Bellum iustim piumque » (une guerre juste et pieuse), notion apparue en 264 av. J.C., avec le droit des fetiaux, (un collège de prêtres qui ont élaboré un droit à la guerre, un droit qui définit l’entrée d’une guerre juste avec une série de codification stricte et précise) que l’on connaît bien grâce à Cicéron. Cependant les Romains ne faisaient pas une guerre pieuse, ce qui n’a aucun sens pour eux. Ils entraient en guerre avec une idée de justice et de conformité à la religion. Toute guerre devait être défensive et non pas offensive, c’est à dire qu’il fallait que les romains aient subi un outrage en premier, c’est fondamental, dans l’idée de justice et de respect de la religion, car avoir une démarche offensive signifiait alors l’abandon de la part des Dieux, ce qui signait immanquablement la défaite.
Avant d’entrer en guerre, il y a un protocole. D’abord, le Sénat envoie une ambassade avec un prêtre , le pater patratus, demander réparation. Ensuite, l’ambassade revient à Rome rendre compte. Le Sénat renvoie l’ambassade si la réponse ne convient pas. L’ambassade était protégée par le « droit international ».
Les rites de début de guerre
Il y avait des rites à célébrer avant de déclencher une guerre. Cela permettait à l’ennemi de se reprendre et éventuellement, d’éviter la guerre. Mais, si la guerre était finalement déclarée, alors le fétial, au temps des origines, se rendait près de la frontière avec un javelot qu’il lançait par dessus, afin de signifier l’entrée en guerre. Par la suite, quand Rome devint maitresse du Latium, la cérémonie ne se passait plus à la frontière du pays ennemis, mais dans Rome, devant le temple de la déesse Bellone, et en direction d’une colonne, qui marquait alors l’entrée en guerre. Il fallait ouvrir aussi les portes du temple de Janus, un dieu de la guerre. Le Dieu pouvait sortir et aider les Romains sur le terrain, sur le champ de bataille. Une fois, ils avaient perdu une guerre, parce qu’ils avaient oublié d’ouvrir le temple. Cette ouverture signifiait aussi que les soldats étaient attendus. L’armée se constituait le 1er mars, les meilleurs hommes étaient choisis, les légions étaient créées, et entraient en guerre début juin, car l’armée se nourrissait sur les récoltes des territoires ennemis, ce qui retarde l’entrée en guerre.
Des rites permanents étaient célébrés avant l’entrée en guerre. Le chef d’armée faisait des sacrifices, appelait l’aruspice qui examinait les entrailles de l’animal sacrifié. Les augures regardaient le vol des oiseaux, s’ils entraient dans le temple par la gauche, cela présageait un sinistre (d’où le mot sinistra pour dire gauche, en italien) et la droite assurait la victoire. Le pularius, un autre rite romain, était celui qui gardait les poulets sacrés, si les poulets avaient de l’appétit, les dieux étaient du côté des romains, sinon, il ne fallait pas commencer la guerre ce jour là. Une bataille navale a été perdue pendant la première guerre punique, car Claudius avait fait jeter des poulets par dessus bord (il ne croyait peut-être pas trop aux présages des galinacés), les marins ont eu peur et la bataille a été perdue. Ce qui montre à quel point les Romains étaient soumis à la religion pour faire la guerre.
Paul Veyne a écrit un article « y a t’il eu un impérialisme romain ? » Car il y avait un souci de faire la guerre conformément au droit et à la religion. Etait-ce compatible ?
Les Romains avaient une tactique pour faire la guerre offensive sans le dire : ils concluaient des traités d’alliance avec des villes sans importance. Ainsi, la deuxième guerre punique avait pour cause le siège de Sagonte par Hannibal. Or, les Romains avaient conclu une alliance stipulant que le nord de l’Ebre était romain et le sud, carthaginois. Et en assiégeant Sagonte, Hannibal agressait les Romains qui sont alors venus défendre leur allié. Idem pour la guerre de Bretagne par Claude : des petits roitelets de Bretagne avaient conclu des alliances avec les Romains. Deux d’entre eux furent démis par leur peuple. Alors les Romains intervinrent.
Le droit des fétiaux s’explique par la mentalité des Romains pour qui la guerre est un mal. Mais une fois qu’elle est enclenchée, elle ne peut plus s’arrêter tant qu’il n’y a pas de victoire, cela s’est vu pendant la deuxième guerre punique, victoire de Cannes par Hannibal, en 216 av. J.C.. Les Romains étaient désespérés, voulaient partir et Scipion a menacé tout « déserteur » de mort, le Sénat a ordonné de résister, en réorganisant l’armée et de ne s’arrêter qu’après la victoire, lors de la deuxième guerre punique. Pourquoi ? Parce que les Romains se disaient le peuple le plus pieux au monde. La victoire était donnée aux Romains par les dieux, et par le Sénat à l’époque républicaine. Et une fois la victoire acquise arrive le temps de la paix, de la prospérité. C’est une nouvelle mentalité qui s’est forgée à partir de 264 av. J.C., prise de Volsinie qui marque la conquête totale de l’Italie. Du coup Rome est à la tête d’un état plus grand, l’Italie.
En 218 av. J.C., Hannibal arrive en Italie avec 30 000 hommes, or il faut 50 000 hommes pour se battre correctement, mais son génie tactique compense ce manque. Il y a, par contre chez les Romains, 500 000 citoyens, soit 10 légions capables de supporter une guerre. La démographie romaine permet de se battre sur de nombreux fronts. (Sicile, Macédoine, Espagne, Afrique).
Place du Sud Ouest de la Gaule, de l’Aquitaine dans l’histoire des guerres romaines
En 125-120 av. J.C., les Romains avaient conquis la Gaule Transalpine, jusqu’à Toulouse, seule l’Aquitaine leurs échappait. En 105 av. JC. avec l’ invasion des Cimbres et des teutons (mélange à majorité de germains, avec des celtes et des gaulois et autres) ont envahi la Gaule, une grande bataille eut lieu près d’Orange, deux archéologues ont retrouvé le champ de bataille d’Orange. Il n’y a pas encore de publication. Ces Cimbres et Teutons ont eu l’idée de s’installer en Catalogne et dans le Pays Basque. Vers Toulouse, les Aquitains ont chassé les Cimbres et les Teutons. En 58 av. J.C. c’est le début de la Guerre des Gaules, César chasse les Germains, les Helvètes. Il installe des camps près de la frontière des belges qu’il détruit en 57 av. J.C. et en 56 av. J.C. il décide d’attaquer les Armoricains, les Normands et les Aquitains, où il envoie Crassus (fils du célèbre), avec 5 000 soldats qui s’attaque à Sauthe, la capitale est prise, et Crassius demande l’alliance avec les Canthabres, il rassemble 50 000 hommes, Crassius tue les ¾ d’entre eux et l’Aquitaine est conquise. En 29 av. J.C, nouveaux troubles, un général romain est envoyé pour réprimer la révolte des aquitains et on n’entend plus parler des aquitains.
A partir de 201 av. JC. à partir de la deuxième guerre punique, une série de guerres reprennent contre la Macédoine, la Syrie, avec la conquête du sud de la Gaule, de la Péninsule ibérique. En 101, 99, 93, 93 av. J.C. quatre batailles furent gagnées par l’armée romaine sur les Celtes-Ibères et Lusitans, quatre triomphes ignorées ou absentes dans les chroniques de l’époque. Cette guerre n’est mentionnée nulle part. La conquête des Gaules, la fin de la République, la guerre civile entre les césariens et les pompéiens marquent la fin du Ier siècle av. J.C.. César gagne mais il est assassiné et débute la deuxième guerre civile entre les derniers républicains (philippiques de Cicéron), les césariens (octave) et les antoniens (partisans d’Antoine allié à Cléopâtre).
Pendant les guerres civiles, il y a encore des guerres extérieures. César prenait comme lieutenants des optimates parce qu’ils étaient de bons officiers (César était un populares). Les conquêtes étaient nombreuses : sous Auguste, la superficie de l’empire romain augmente d’un quart, la conquête de la Mauritanie sous Claude, de la Bretagne sous Néron, guerre contre l’Iran, contre les juifs, sous Domitien, les guerres contre les Dace, la Roumanie actuelle. Trajan annexe l’Arabie et la Dacie. A partir de 106 ap. J.C., il y a une coupure, il n’y a plus de conquête, une petite reprise sous Septime Sévère, et après, l’empire est sur un fonctionnement purement défensif.
Le IIIe siècle est généralement vu comme une crise militaire
Or, il y a deux raisons. les barbares et l’Iran ont compris que les Romains étaient forts et ils ont commencé à les imiter. Les Iraniens ont été aidés par des légionnaires romains. Certains seraient même allés jusqu’en Chine. Donc renforcement des barbares. L’affaiblissement de l’Empire romain vient des promesses de Septime Sévère et de Caracalla qui ont ainsi organisé l’inflation, qui perdure pendant tout le IIIe siècle. Il n’y a donc plus de soldats puisqu’ils ne peuvent plus être dignement rétribués. L’armée romaine décline.
Au début du IVe siècle, l’armée romaine connaît un répit. Les barbares se battent entre eux et se lassent. En 378 c’est le désastre d’Andrinople, à partir de là les armées romaines se se délitent, en 406 les Vandales pillent la Gaule, en 410 c’est sac de Rome. L’histoire de l’armée romaine prend fin avec l’effondrement de l’empire romain.