Une gageure que de brosser en 1 heure l’aventure millénaire du « livre », du rouleau de papyrus aux tablettes numériques !
C’est pourtant à cela que nous invite Florent GEORGESCO, journaliste du Monde des livres. Pour ce faire, il a réuni pour cette table ronde 3 experts du sujet : Robert DARNTON, historien américain, ancien directeur de la Harvard University Library, Jean-Yves MOLLIER, professeur émérite à l’Université Paris Saclay, Versailles Saint-Quentin et Yann SORDET, conservateur général des bibliothèques, directeur de la bibliothèque Mazarine.
A partir de quand va-ton parler de « livre » ?
YS : 3 dynamiques historiques sont à l’oeuvre : l’écriture, le support, et l’objet. Le livre désigne un objet dont le support est souple, conçu pour servir une logistique de conservation sur le temps long, de production et de transimission.
Le « volumen » rouleau de papyrus, commence vraisemblablement 3000 ans av. J.-C. Il se répand dans l’Antiquité avant d’être concurrencé par le codex. Il continue d’être utilisé avec le papier comme support, notamment dans le Judaïsme.
JYM : X’ian, la ville chinoise du fameux mausolée du premier empereur Qin, possède des tablettes de pierre.
Et ce sont les tablettes d’argile sumériennes qui raconte le 1er récit du Déluge que reprendra la Bible.
RD : les cordes avec noeuds des Amérindiens sont-ils des livres ?
YS : les signes précolombiens que nous ne lisons pas expriment vraisemblablement un récit.
Le livre actuel, codex plus que rouleau ?
FG : Le livre actuel a une très forte ressemblance avec le codex. Ce volumen ne se déroule pas comme un rouleau, mais avec des feuilles de papyrus assemblées.
YS : L’histoire du livre a longtemps été une succession chronologique qui fait maintenant débat. Or, des proto-codex existent à Rome comme tablettes de cire associées ensemble.
JYM : Quand un général romain victorieux veut faire connaitre son épopée ce sera sur des planches en bois avec des dessins comme une BD. Car les Romains ne sont que quelques milliers à savoir lire…
Qui étaient les libraires de l’Antiquité ?
JYM : À Rome, on pend avec des chaînes des codex pour les passants lettrés. Ce sont des esclaves puis des affranchis qui sont libraires et recopient les textes. On doit aux esclaves la transmission antique !
Quand le codex devient-il un support dominant ?
YS : Le papyrus est produit dans un bassin réduit du sud de la Méditerranée. Jamais le papyrus n’a pu être produit ailleurs en qualité (le climat joue un rôle essentiel dans sa production) et donc en quantité suffisantes . Le parchemin, lui trotte partout… Vers la fin de l’empire et avec le développement du christianisme, il triomphe.
D’autant que le codex permet une exposition recto-verso.
Au Moyen-Age, de nouveaux acteurs
Le scriptorium du Nom de la Rose
JYM : le monde est essentiellement religieux. C’est l’atelier, le scriptorium du Nom de la rose. On a gratté, blanchi, réglé la page. Il faut ensuite des enlumineurs et des dessinateurs.
YS : il y a une très grande unité spatiale et organisationnelle du Ve au XIIe siècle, contrôlée par les institutions religieuses.
Les réseaux urbains, vecteurs d’expansion
Le tournant se fait avec le développement des villes et des ordres prêcheurs, et donc d’une circulation et expansion de la production textuelle. Apparaissent les librarii et les stationarii qui vont se libérer de la religion pour aller dans leurs activités commerciales.
FG : Qui étaient les clients des stationnaires ?
JYM : Ce sont à la fois des commandes religieuses et de commerçants et artisans enrichis qui font du livre une fonction ostentatoire de proximité avec le sacré mais aussi de la puissance par la richesse. C’est aussi le cas pour le Coran et pour la Chine. Globalement, la révolution, ce sera Gutenberg. Le livre coûte cher. Nous le savons par les notaires qui inventorient les livres à transmettre après les décès.
Parchemin vs Papier
YS : certaines chancelleries pontificale et impériale continuent à utiliser ce support jusqu’au VIIIe siècle. Le papier ? C’est une histoire planétaire. On fabrique du papier depuis le IVe siècle av. J.-C. Le papier serait passé après la bataille de Talas au VIIIe s. chez les Arabes via les prisonniers chinois. Les premières manufactures de papier apparaissent en Europe au XIIe s en Italie et en Allemagne. Ce n’est pas linéaire. Des intellectuels comme Gerson au XVe siècle interdisent le papier à leurs étudiants. La chancellerie de Frederic II au XIIIe siècle interdit le papier.
JYM : Au contraire, les califes choisissent le papier. Vraisemblablement parce qu’il ne peut se gratter comme le parchemin.
YS : On imprime autant sur parchemin au XVe siècle que sur papier.
JYM : Les cartes à jouer sont imprimées avant Gutenberg
RD : Les images aussi.
Luther, mieux que Gutenberg ?
Quel est l’apport de Gutenberg ?
YS : Gutenberg n’est pas seul. Le travail de recherche de l’optimisation de la copie textuelle dure un siècle. Elle réunit un technicien du métal (Gutenberg), le financier (Jean Furst), l’expert du texte (Peter Schloeffer).
JYM : Il y a une grande part de hasard là-dedans. Les caractères mobiles existent depuis 1500 ans (bois, agile, porcelaine, métalLe 1er livre imprimé avec des caractères métalliques l’est en Corée en 1377, presque un siècle avant Gutenberg. Sa diffusion est par contre exclusivement restreinte aux usage étatiques, et ne se répandra pas. en Corée au XIIIe s.) Gutenberg veut gagner de l’argent. Il est d’abord orfèvre.
YS : La bible de Gutenberg existe en 49 exemplaires.
RD : Pourquoi le livre de Gutenberg retarde l’évolution du livre ? (Voir Lucien Févre et Henri-Jean Martin). Les auteurs ont fait de gros efforts pour reproduire les manuscrits du XVe qui apparaissent assez immobiles sur le plan de l’évolution européenne. Alors que les humanistes italiens avaient dès le Quattrocento repensé ce que devait être un livre.
RD : la bible de Gutenberg n’a pas de pagination…
JYM : Dans les catalogues de l’époque, on n’établit pas de différences. On n’y voit pas ce que nous y voyons, une révolution. Il faudra un bon demi-siècle avec la propagation rapide des imprimeries dans tout l’Occident pour que les contemporains en prennent conscience.
RD : Dans un séminaire à Harvard, nous avions présenter aux étudiants une bible manuscrite et celle de Gutenberg. Ils ont eu du mal à les différencier. C’est vraiment avec les pamphlets de Luther qu’a lieu la percée du livre.
L’arme de Luther
YS : C’est la découverte de la médiatisation du livre. L’équipe autour de Gutenberg avant la bible, s’était essayée à une grammaire et des calendriers turcs. La chute de Constantinople va jouer un rôle non négligeable.
Pour Luther, le livre est une arme, d’autant qu’on y utilise les langues vernaculaires. Les gens des espaces luthériens, calvinistes puis anglicans, vont lire des extraits de la bible. Il s’agit la plupart du temps de petits textes bon marché, pas la bible en entier. La propagation des idées n’en est que plus rapide…
Au siècle des Lumières, la revanche des « pirates de l’édition »
FG : Robert Darnton, que se passe-t-il à Neuchâtel ?
RD : La contrebande au XVIIIe siècle fournit par les mêmes routes des psautiers, des bibles et des livres « philosophiquesAppellation servant à cacher les écrits interdits par la censure royale. Cf. « Pirater et éditer. Le commerce des livres en France et en Europe au seuil de la Révolution », Robert Darnton, éditions Gallimard, NRF Essais, mars 2021, 496 p. Traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené. ».
La guerre commerciale du XVIIe, bien documentée par Henri-Jean Martin, menée par Paris (600 000 hab pour 26 M de frs), conduit à ruiner les libraires provinciaux qui se tournent vers les villes étrangères qui produisaient pour beaucoup moins cher. Dans la foulée du protestantisme, la contrefaçon du croissant fertile nord européen va vraiment atteindre un « grand public ». Le contenu de ces livres ne pouvait bien sûr pas obtenir le sceau royal…
« Editer et pirater »
Rendez-Vous de l’Histoire de Blois 2021 – « Le Travail »
Grand entretien avec Robert Darnton – Salle de réception de la Préfecture – Samedi 9 octobre 2021
Et la librairie aujourd’hui ?
FG : finissons avec un immense bon en avant. Quelle est la situation de la librairie auourd’hui ?
JYM : la loi Lang a sauvé les libraires il y a 40 ans. La situation est quand même très favorable en France. La librairie est même considérée comme commerce essentiel depuis la pandémie.
L’édition c’est autre chose. Hachette c’est 2MM de chiffre d’affaire mais 80% hors de france. Editis, c’est 1,5M soit l’abus de position dominante.
Le livre numérique, quelle révolution ?
RD : Nous pensions que le e-book allait écraser le codex. Or il ne représente que 10% des ventes aux EU et en France.
YS : La culture obéit à la dématérialisation à 80% pour la musique, mais le livre résiste. En 2013 s’ouvre à San Antonio au Texas la 1ère librairie sans livres papier… on a oublié l’hybridation naturelle du livre. Le e-book n’est pas autant diversifié.
JYM : La lecture, par contre, passe plus par le support électronique, notamment pour la presse. Là c’est 25%…
RD : Le livre a des ressources insoupçonnées ! l’enregistrement électronique peut accompagner le papier, par exemple.
Question du public :
Q1 : La lecture papier est-elle en danger ?
JYM : Non car les jeunes lisent mais sur des supports électroniques. L’important c’est la lecture.
Débat : En France, le livre papier a-t-il encore un avenir ?
Professeur émérite ( Docteur ès Sciences Economiques), HEC Paris Business School – The Conversation
Q2 : Le confinement a intensifié l’usage d’internet. Quelle place y a la lecture ? Quel est l’impact environnemental du livre ?
JYM : L’activité de lecture n’a pas diminué bien au contraire pendant le confinement. Mais le jeu vidéo a été le loisir n°1 des Français durant le confinement.
YS : L’impact carbone de la chaine de production et de distribution du livre papier est bon, surtout depuis les lois sur le pilon… Le pilon est le livre de demain…
JYM : Il faut penser les gains écologiques avec les imprimeries locales et le recyclage. Là est l’avenir.