Florian Opillard est géographe, chercheur à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’école militaire) au sein du domaine « Défense et société » et chercheur associé au Centre de Recherches et de Documentations sur les Amériques. Il présente le cadre scientifique, en introduction du festival.
Une réflexion géographique au cœur de l’anthropocène
L’édition 2023 du FIG a débuté dans un constat qui est assez bien illustré par la notion d’anthropocène, marquée par une période dans laquelle les temporalités géologiques et le temps humain se rejoignent ou pour le dire autrement, nous en sommes à modifier le cours des ères géologiques.
Cette situation est inédite parce que, dans la jonction de ces deux temporalités, notre manière d’extraire les matières premières du sol, de les transformer en ressources, autrement dit notre mode de production capitaliste sont des luxes que nous ne pouvons objectivement plus nous permettre. Cela signifie que nous sommes en train de construire les conditions objectives de l’impossibilité de continuer à exister de cette manière sur cette terre.
Comment ce moment spécifique est-il en train de se manifester à nous ?
Il se manifeste bien entendu par les catastrophes ponctuelles, et pour utiliser une métaphore musicale, par des espèces de coups de cymbales sur un rythme, certes régulier, mais des coups de cymbales qui vont en s’accélérant et en s’intensifiant à chaque nouvelle catastrophe.
De nombreux exemples existent, comme les inondations qui ont récemment causé près de 11 000 morts en Libye, des inondations en Grèce, au Brésil, en Allemagne.
Pourtant nous disposons de tous les éléments pour analyser ce qui arrive. L’intensification et l’augmentation en fréquence des catastrophes est décrite par les rapports du GIEC depuis les années 90. Les scientifiques ne cessent d’alerter sur l’impérieuse nécessité de changer nos trajectoires d’émissions de CO², de sortir de nos modes de production capitaliste.
La conséquence est que nous sommes à la fois dans une réaction permanente à la catastrophe. Ici en train de gérer les conséquences de tel cyclone, de telle inondation, de tel méga-feu, et que dans le même temps, nous disposons de tous les éléments pour construire des politiques d’anticipation efficaces, basées sur un consensus scientifique et n’a jamais été aussi clair.
Ces deux phénomènes concomitants, gestion permanente des désastres et dans le même temps conscience du fait que nous avons à disposition toutes les solutions pour y remédier, nous met dans une situation cognitive difficile. Elle crée pour les chercheurs, les enseignants de la perplexité sur les moyens d’agir et leurs positionnements.
Elle fait émerger chez certains un sentiment d’éco-anxiété, des phénomènes de solastalgie, qui constitue une affection psychologique qui naît du constat de la destruction de nos écosystèmes. Mais en plus de nous mettre dans cette situation de perplexité, cela comporte aussi des conséquences structurelles, puisque cette situation contribue à créer des vulnérabilités.
Lorsque nous passons notre temps à boucher les trous, on ne se prépare pas à la catastrophe qui vient. Les États développent des défaillances dans la gestion des risques, et n’ont plus les capacités à dimensionner leur plan de gestion de crise face aux aléas.
Ce constat a guidé l’équipe de direction scientifique du FIG.
Plusieurs grandes préoccupations ont présidé à la construction de la programmation scientifique de cette année.
Tout d’abord, il existe une inégalité face à l’urgence. L’intérêt de la géographie est de décrire, d’objectiver et de hiérarchiser ces urgences, à partir du concept de vulnérabilité, et de la distribution spatiale du risque.
C’est là tout l’enjeu de rappeler que la géographie se doit de situer, socialement, spatialement l’expérience de l’urgence. Il faut aller au-delà de ce seul constat, et précisément rentrer dans les jeux d’acteurs qui à la fois gèrent et aussi parfois produisent ces urgences.
Les urgences sont bien entendues, gérées par un ensemble d’acteurs, les acteurs de la gestion de crise par exemple.
Elles sont dans le même temps gouvernées au sens où on peut étudier les jeux institutionnels, les jeux réglementaires autour de la situation d’urgence. Elles sont donc aussi parfois produites.
Qu’est-ce qu’une urgence produite ?
Les urgences sociales, sanitaires, écologiques ou sécuritaires sont aussi parfois le produit de choix politique. Et on peut ainsi tout à fait étudier ce que les sciences sociales qualifient de politique de mise en urgence. Par exemple, on peut étudier comment un sous-financement de services hospitaliers amène à une dégradation généralisée de l’état de santé d’une population, par conséquent bien plus sévèrement touché par un virus qu’on aurait pu le croire.
Ou encore, on peut étudier comment une politique de désinvestissement dans les services météorologiques affaiblit notre capacité à voir venir une tempête. La seule description froide de la dimension spatiale de l’urgence ne suffit plus. Nous devons, en géographe, rentrer dans l’analyse géopolitique, de ce qu’une urgence représente, un cumul de mauvais choix dans le contexte de dérèglement climatique, et plus généralement de dégradation environnementale.
Par ailleurs, il s’agit de plonger dans l’analyse géopolitique. L’urgence n’est pas qu’une situation objective à regarder à distance, en géographe observateur des territoires.
L’urgence, c’est aussi ce que la sociologie appelle un cadrage. C’est-à-dire en fait une manière de désigner les problèmes par les acteurs. À ce titre, parler d’une situation donnée comme une urgence fait partie d’un répertoire d’action possible, comme un gouvernement par exemple déclarerait l’état d’urgence sanitaire, ou comme une mobilisation sociale clamerait l’urgence climatique ou sociale.
Or, réussir à mettre à l’agenda politique une urgence, à l’imposer dans le débat politique ou dans une instance décisionnelle est souvent le fruit d’une lutte, d’un rapport de pouvoir entre plusieurs acteurs, qui cherchent à imposer une définition spécifique de l’urgence.
On peut observer depuis une décennie l’efficacité du cadrage climatique pour alerter dans le débat public, pour mettre l’urgence climatique à l’agenda politique. Certains scientifiques en viennent à dire qu’on assiste à une climatisation des débats publics.
Pour le dire autrement, le climat devient parfois une manière de justifier des actions politiques. Parler de climat est efficace et produit des effets sur la scène politique.
Deux exemples pour illustrer ce processus de climatisation des débats publics.
La climatisation des armées.
Les armées sont exhortées à se verdir, à décarboner leur mode de fonctionnement, à être de plus en plus sobres, à gérer le foncier qu’elles possèdent de manière plus durable.
Elles sont obligées de produire un discours sur le climat, à se mettre en scène comme un acteur qui prend le climat en compte dans sa manière de s’organiser ou de gérer ses infrastructures.
Si l’armée ne le fait pas, elle est perçue comme un acteur rétrograde à la fois sur la scène nationale, dans le débat public français, mais aussi à l’échelle internationale puisqu’elle perd en influence dans la concurrence qu’elle mène avec d’autres armées comparables. Notamment l’armée américaine qui est celle qui produit un réel discours climatique sur ses propres activités.
La climatisation des mouvements environnementaux.
On voit depuis quelques années émerger un discours climatique des mouvements environnementaux. Les luttes environnementales n’ont pas attendu le changement climatique pour exister. Elles étaient plutôt focalisées sur la question des nuisances ou des pollutions environnementales.
Or, avec la structuration des C.O.P. et avec la montée en puissance de ces mécanismes de décision politique, les mouvements sociaux ont bien compris qu’il était dans leur intérêt stratégique d’intégrer leur discours pour obtenir des succès. Dans le champ des luttes environnementales, il s’agit de réussir à obtenir des gains politiques.
On observe donc au sein des luttes environnementales une sorte de recours systématique au changement climatique, comme un vecteur d’engagement, qui est poussé par une jeune génération d’activistes qui se rallient aux mécanismes des COP, notamment via des ONG comme Oxfam par exemple, qui avant ne luttaient absolument pas contre ce changement.
En guise de conclusion, s’il existe bien des urgences objectives, souvent enchevêtrées, il convient d’analyser en quoi l’urgence fonctionne aussi comme une opportunité. Les acteurs ont des visées stratégiques, quand il s’agit de qualifier une situation d’urgence, sociale, sécuritaire, climatique et sanitaire. Cela revient à reprendre la visée centrale de la géopolitique. Autrement dit, celle d’analyser les rapports de pouvoir à leur dimension spatiale en y incluant la production de représentation d’imaginaire, ici de l’urgence.