Pourquoi un peuple s’est-il livré à un seul homme en juin 1940 ? Comment cet homme est-il parvenu à s’emparer d’un navire sombrant au milieu de la tempête ? Pourquoi la faiblesse des hommes au pouvoir dans l’entre-deux-guerres lui a-t-elle été si propice ? Quelle France a pactisé avec l’Allemagne nazie ? De quoi Pétain est-il le nom ? Faut-il craindre son fantôme ? Ces questions hantent la psyché collective française depuis 1945.

Le café littéraire des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois offre à chaque édition de nouvelles rencontres et échanges passionnants. C’est ici le cas avec cet ouvrage, Le fantôme de Philippe Pétain (Flammarion, 2022), rédigé par Philippe Collin.

Intervenants

  • Philippe Bertrand est journaliste et assure la modération.
  • Éric Alary est Président du Centre Européen de Promotion de l’Histoire et professeur de chaire supérieure en khâgne, Docteur de Sciences Po Paris, 
  • Annette Wieviorka est Directrice de recherche émérite au CNRS et une spécialiste mondialement reconnue de l’histoire de la Shoah. Elle a notamment publié au Seuil Auschwitz expliqué à ma fille (1999), 1945. La Découverte (2015 et « Points Histoire », 2016) et récemment, aux éditions Stock, Mes années chinoises (2021).
  • Bénédicte Vergès Chaignon est historienne. Elle a travaillé de 1989 à 1999 avec Daniel Cordier sur les mémoires de Jean Moulin, auquel elle a consacré une biographie. Elle a réalisé l’édition critique du Dossier Rebatet (Bouquins) et le Journal de guerre de Paul Morand. Son livre sur la vie de Pétain lui vaut le grand prix de la biographie politique et le prix de la biographie du Point. Récemment, elle a participé au Fantôme de Philippe Pétain (Flammarion, 2022).
  • Philippe Collin est producteur de radio sur France Inter. En 2020, il a réalisé un podcast sur Napoléon qui lui a attiré 1 million d’auditeurs. Il est aussi auteur, scénariste de BD, il a publié notamment Le voyage de Marcel Grob (Futuropolis, 2018) inspiré de l’histoire de son grand-oncle.

L’échange ci-dessous se veut le plus littéral et proche du verbatim que possible.

Un enregistrement sonore de la conférence est disponible. Par ailleurs, l’ouvrage récemment paru aux éditions Flammarion a bénéficié d’une recension par l’association.

Introduction

Philippe Bertrand (PB): Bonjour à toutes et à tous. Au vu l’assistance présente pour suivre nos échanges on voit que Pétain a encore aujourd’hui du succès ! (rire dans l’assemblée). Philippe Collin je me tourne d’abord vers vous et je me permets de vous tutoyer comme nous le faisons au quotidien. Je ne peux m’empêcher de sourire en voyant que tu es un homonyme de Pétain. Est-ce que l’on t’a déjà demandé d’où venait ton prénom ?

Philippe Collin (PC) : Oh oui la question a souvent été posée. Mon prénom vient de mon père gaulliste, en hommage au fils du général ! Nous avons donc une lecture à la fois amicale et diabolique de ce prénom dans la famille. Chez l’historien il y a toujours une histoire personnelle dans les domaines de recherche. Et ceci se confirme en moi. L’ouvrage dont tu parles est une histoire au long cours qui revient aujourd’hui et entre en résonance malheureusement avec l’actualité.

Est-ce que l’ombre de Philippe Pétain est encore présente ?

PC : Je ne sais pas s’il est encore présente. Mais ce qui est sûr c’est que son influence demeure : au moment où je rédige mon mémoire (sur l’Epuration) nous sommes alors en plein procès Papon en 1997. Pour l’ensemble de la société tout est net sur les responsabilités et les horreurs de ce régime. Aujourd’hui malheureusement on constate une dynamique de réhabilitation. Que faire alors pour rappeler qui était Philippe Pétain ? D’où le livre que j’ai dirigé avec 12 spécialistes de la période. Tout a été dit déjà sur Philippe Pétain mais rétablir les vérités aujourd’hui, un moment ou la contrevérité prospère, est une nécessité pour l’historien.

Éric Zemmour, dans une mise en scène gaullienne, affirme que de nombreux juifs ont été sauvés durant la Seconde guerre mondiale par Philippe Pétain et le régime de Vichy. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Annette Wieviorka (AW) : La réponse à de tels propos est complexe. Complexe car les statistiques ethniques sont interdites depuis le début de la IIIe République. Néanmoins on estime qu’environ trois juifs sur quatre sur le territoire français ont survécu. La France est donc moins frappée que ses voisins européens par le génocide. Mais quel en est la cause ? La géographie, les réseaux divers, les pays neutres aux frontières qui permettront aux victimes de se cacher : la réponse est multiple. Mais ce qui est certain c’est que les législations allemandes et de Vichy se complètent.

De fait nous sommes parfois gênés par cette question. Une fois on me demanda pour un journal si la raffle du Vel’ d’Hiv’ avait frappé les juifs étrangers. Je ne suis pas naïve et je perçois le piège que tend la question. Car oui en théorie la raffle du Vel d’Hiv frappe d’abord les juifs étrangers. Mais quid des 4000 enfants qui ont été raflés ? Quid des Français arrêtés ? La réponse à apporter est plus complexe que celle formulée par Zemmour. Et c’est là-dessus que ce dernier tente de nous coincer.

Vichy, rappelons-le, a une politique profondément antisémite. Et ce avant même la Collaboration actée après l’entrevue de Montoire. La zone d’occupation italienne témoigne de cette distinction : l’Italie n’applique pas la législation antisémite allemande et de Vichy. Si Vichy ne théorise pas le gazage en revanche sa politique me facilite.

Éric Alary (EA) : Je vous rejoins Annette Wieviorka quand vous dites que Zemmour nous coince par sa question. De nombreux médias assènent les mensonges formulés par ce dernier. Malheureusement, nous le savons, la vérité est bien plus longue à développer qu’un mensonge. Celui-ci peut être formulé en quelques secondes à peine.

Au fond qui était Philippe Pétain ?

Bénédicte Vergès Chaignon (BVC) : Philippe Pétain est un fils de paysan du Pas-de-Calais. Rejeté par ses parents et éduqué chez son oncle, il intègre un internat militaire. Il va trouver au sein de l’institution militaire un ordre et un cadre qui lui permet d’avoir une carrière réussie avant même la première guerre mondiale : au début des combats il est alors colonel. Au cours de sa carrière militaire Philippe Pétain va énormément enseigner. Sans être un intellectuel ne le percevons pas comme un ignare pour autant.

PB : Bien souvent on adopte une lecture psychologique du personnage Pétain. Cette dernière me gêne beaucoup.

PC : En effet il faut s’en prémunir. Pour autant il faut aborder ce passé car Philippe Pétain ne débarque pas à plus de 80 ans dans l’histoire. D’abord, rappelons que c’est un militaire donc il ne peut pas voter. Le cœur de sa vie n’est pas le droit mais l’ordre, la famille. Philippe Pétain n’est pas un démocrate mais il apparaît pour la population comme le plus humain des chefs.

Durant les mutineries de 1917 il est le seul à percevoir la rupture du pacte entre les poilus et leurs chefs. Il va alors tenter de renouer la confiance. La correspondance des poilus permettra la diffusion de sa réputation de chef clément et humain auprès du reste de la population. Pour Philippe Pétain, le combat est d’abord celui d’un directeur des ressources humaines : en ménageant les soldats ils cherchent avant tout à gérer ses troupes et n’agit pas en premier lieu par sentiment d’humanité. Le traumatisme de la première guerre passera dans les générations suivantes. Les enfants qui ont perdu leur père au front verront Philippe Pétain comme un grand-père.

On comprend donc que le Chemin des Dames et Verdun furent les deux moments-clés dans la construction du mythe Pétain

BVC : En effet Pétain est associé à la victoire de Verdun. Il devient alors une célébrité du jour au lendemain. Par le respect qu’il accordait aux soldats, il devient l’incarnation de tous les Français combattants. Il devient maréchal de France en 1916 et restera le plus longtemps détenteur de ce titre.

AW : N’oublions pas également le poids considérable que jouera l’Exode. À ce moment-là le pays s’effondre sur lui-même. Et comme nous le voyons aujourd’hui en Ukraine, les événements créent les hommes. À ce titre l’Exode va permettre l’émergence de Pétain.

Pourquoi Philippe Pétain se radicalise-t-il ?

BVC : Philippe Pétain garde la conviction après 1918 qu’il a été élu pour sauver le pays. Sa seule expérience politique avant 1940 est sa participation au gouvernement de 1934. Il est alors très mal à l’aise et garde un très mauvais souvenir de cette période. Il a un complexe de supériorité pour les politiques. L’arrivée du Front populaire en 1936 sera un traumatisme pour lui. Pétain bénéficiera des fruits de son incroyable plasticité. Parvenant à s’adapter très bien à ses interlocuteurs, de nombreux espoirs contradictoires seront projetés sur lui.

PC : Ajoutons également que Philippe Pétain avance masqué : il cache ses idées, il agrège et attire des gens très différents. Pétain va se convaincre que la Révolution a détruit la stabilité du pays. Il a alors l’impression de devoir agir et c’est là qu’il trahit les espoirs fondés sur lui.

AW : Il est très intéressant, comme cela vient d’être dit, d’intégrer le choc de 1936. Pour Philippe Pétain l’arrivée du Front populaire est la première cause de la défaite. Le discours est simple : le Front populaire a désarmé la France avant la guerre. Or les travaux de Robert Frank sur l’armement montrent que le Front populaire a armé la France au contraire. Le problème tient davantage au commandement et à la stratégie.

Quel est le programme de Philippe Pétain ? On parle souvent de contre-révolution. Qu’est-ce qui est sous-entendu dans son discours ?

EA : La contre-révolution est très claire chez Philippe Pétain. Rappelons d’ailleurs que la devise du régime de Vichy était déjà employée par les Croix de feu.

BVC : La politique du régime de Vichy se résume à un triptyque : Réaction–Conservatisme–Technocratie. Sur fond autoritaire et avec de très grandes contradictions internes : Philippe Pétain fait l’éloge de la famille traditionnelle alors que son rapport personnel au mariage et à la famille est plus que discutable !

PC : Un exemple très intéressant permet de résumer la portée politique de la vision de Philippe Pétain : celui-ci bénéficie des pleins pouvoirs le 10 juillet 1940. Quelle est alors la première décision que va prendre Pétain ? Les lois de dénaturalisation le 27 juillet.

En discutant sur le régime de Vichy et notamment la collaboration de ce dernier avec l’Allemagne nazie, on s’interroge : qui est le véritable interlocuteur des Allemands : Philippe Pétain ou Pierre Laval ?

PC : En 19142 Pétain est déjà très vieux. Il reste la figure tutélaire mais Laval, de retour aux affaires la même année, prend les choses alors en main. Contrairement à ce qui était souvent dit les deux sont très différents et ne s’apprécient guère.

BVC : Cet attelage forcé entre Pétain et Laval fonctionne mal mais doit poursuivre à la demande express des Allemands.

PB : Est-ce que finalement le point commun qui permet de relier ces deux hommes n’est pas leur haine pour le bolchevisme ?

PC : Oui effectivement. Ils veulent tous les deux une place d’honneur pour la France dans la nouvelle Europe dessinée par les Allemands. Et cela passe par la fin du bolchevisme. Ceci nous amène d’ailleurs à une des causes de la réhabilitation de Philippe Pétain que nous constatons actuellement : Pierre Laval fut une victime expiatoire de la mémoire de Philippe Pétain.

AW : En effet Philippe Pétain apparaît aux yeux de certaines de certains comme innocent des crimes de Vichy car Pierre Laval a été considéré comme l’instigateur d’une bonne partie de la politique du régime. Ce qui a soulagé par la même occasion la mémoire de Philippe Pétain.