La conférence-débat réunit deux jeunes chercheurs : Fabrice Grenard, auteur d’un ouvrage issu de sa thèse sur le marché noir, ainsi qu’un autre, plus récent, sur les scandales du ravitaillement et Éric Alary qui a publié des travaux portant sur la ligne de démarcation, sur l’exode, et qui est un spécialiste de la vie quotidienne dans les années 1940. Ils proposent un ensemble de mises au point précises et claires.
1. La paysannerie en 1939-1940
La paysannerie est encore massive au sein de la population française. Le schéma archaïque de la petite exploitation de 10 à 15 ha de polyculture-élevage, permettant l’autosuffisance de la famille paysanne est encore largement majoritaire.
L’invasion allemande de mai 1940 provoque d’abord l’exode des paysans de Picardie, qui étaient à peine relevés des effets catastrophiques de la Première Guerre mondiale. Tous ne partent pas, des troupeaux abandonnés sont récupérés par les paysans qui restent avec parfois l’aide des gendarmes. Une partie des campagnes est dévastée, mais le désastre est moindre qu’il ne le fut lors de la Première Guerre mondiale. L’armistice signé, l’État négocie le retour des paysans.
Rapidement, Vichy lance ses premiers discours aux paysans. Les maurrassiens sont nombreux dans l’entourage du maréchal Pétain ; ils s’intéressent à la France ancienne, à la France du terroir. Antirépublicains, le paysan leur apparaît comme un instrument de la régénération de la France et ils tiennent un discours moralisateur. À cette époque, l’été 1940, Pétain plaint le peuple qui a souffert (en 1941 il le fustigera), utilise un discours agrarien et épargne les paysans. Pour ces maurrassiens la société idéale est une société rurale et catholique ; le peuple doit être enraciné dans un terroir nourricier. Toute une imagerie et une propagande de ce thème de la Révolution nationale se met alors en place.
2. Comment le discours est-il perçu ?
Le discours a soulevé des espoirs, il ne faut pas oublier que les paysans ont été victimes de la crise économique et de la chute des prix agricoles durant les années 1930. Mais les contradictions de Vichy vont très vite se révéler. Elles sont particulièrement nettes au ministère de l’Agriculture et du Ravitaillement. Caziot, ministre de l’Agriculture, a défendu la petite exploitation paysanne et est en phase avec les discours maurrassiens. Mais Achard, secrétaire d’État au ravitaillement, un profil exactement opposé : c’est un ancien responsable syndical des gros producteurs de lait et de betteraves et il défend une agriculture capitaliste en symbiose avec l’industrie.
On a écrit trop vite que les paysans avaient été de solides soutiens de Vichy. Les historiens ont d’abord étudié les discours et la propagande de Vichy qui ont longtemps été les seules sources utilisables. Mais toutes les archives aujourd’hui disponibles, en particulier les rapports des directeurs de succursales de la Banque de France et d’autres banques et les synthèses du contrôle technique (surveillance des correspondances privées et écoutes téléphoniques) montrent que, dès l’automne 1940 et, à coup sûr, à la fin du premier semestre 1941, se produit le divorce des Français avec Vichy.
La paysannerie à quatre griefs à faire au gouvernement du maréchal Pétain :
– La collecte pour le Ravitaillement général, accusée de ne pas tenir compte des réalités locales.
– La taxation. Les prix d’achat aux producteurs sont beaucoup trop bas, révélant que Vichy a fait le choix des consommateurs contre les producteurs.
– Le développement de l’étatisme : la Corporation paysanne est contrôlée par l’État.
– Un certain sentiment d’abandon. Ainsi, sur le plan des rations, ceux qui travaillent à l’usine ont droit à des rations supérieures à ceux qui travaillent la terre. Autre grief : lorsque le Service du travail obligatoire se met en place, les paysans sont d’abord épargnés mais très vite ils y sont aussi soumis.
3. La Corporation paysanne.
Le projet s’est cristallisé sous le Front populaire dans le monde syndical agricole de droite. Louis Salleron rédige un projet et les principes sont fixés en décembre 1940 ; il faut attendre deux ans pour que l’organisation se précise, et mars 1943 pour que la Corporation fonctionne. C’est un système très hiérarchisé. À la base, dans les 30 000 syndicats locaux, existe une réelle démocratie paysanne, les syndics locaux étant élus. Mais à l’échelon national, le ministre est président de la Corporation, il nomme une Commission nationale et des hauts fonctionnaires avec droit de veto siègent dans les syndicats régionaux. Les défenseurs du projet de Corporation paysanne voient leur idéal trahi et démissionnent. La désaffection des paysans pour cette institution est rapide car il est évident qu’elle devient un instrument de la collecte et donc des réquisitions pour le ravitaillement.
4. Le marché noir.
On le définit comme l’ensemble des transactions qui échappent au contrôle de l’État et ne respectent pas les réglementations. Mais toutes les transactions ne sont pas du même type, il faut distinguer :
– Le véritable marché noir des trafiquants, dont les organisateurs sont des négociants et des courtiers. Le produit se vend cinq à 10 fois le prix officiel.
– Le marché gris qui met directement en contact les consommateurs et les producteurs ; le produit se vend 1,5 à deux fois le prix officiel. Ils permettent aux citadins de se nourrir, dans la mesure où la carte de rationnement ne permet d’acquérir que l’équivalent de 1000 à 1500 calories quotidiennes.
– Le marché rose, qui est un marché amical.
Si les paysans sont les acteurs essentiels de ces transactions illégales, ils n’en sont pas les principaux bénéficiaires. Le régime semble reconnaître la nécessité du marché gris en autorisant l’augmentation du poids et du nombre des colis familiaux expédiés des campagnes vers les villes et en allégeant la répression.
Quelques autres questions sont brièvement évoquées, telle la participation importante des paysans au passage clandestin de la ligne de démarcation, et leur rôle indispensable dans la logistique des maquis.
Globalement, c’est une image positive de la paysannerie que donnent ces chercheurs : un soutien à Vichy beaucoup plus faible qu’on ne l’a dit, des profits tirés du marché noir très nettement revus à la baisse, une réelle participation à la Résistance après le printemps 1943. Dénonçant « le discours anti-rural tenu après la Libération », ils réhabilitent la paysannerie.
© Joël Drogland