Le nucléaire et la pop culture, suite de nos aventures. Cet article fait suite à l’épisode 1 que vous trouverez ici : Épisode I – Les mangas comme catharsis de Hiroshima et Nagasaki
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Épisode II – Mad World
Pourtant armé de ses bras d’acier et de son sourire impeccable (sa mèche l’est encore plus, impeccable), le petit héros positif de Tezuka qui s’est installé dans les chaumières ne peut cependant rien face à la course au nucléaire qui s’emballe au début des années 1950.
L’ivresse exponentielle
À ce stade il importe de revenir dans le Japon d’avant Hiroshima et Nagasaki pour comprendre pleinement le contexte de la genèse de la créature la plus marquante de l’ère nucléaire. Dans le système de pensée et de croyance japonais, point de trace de fin de l’humanité chère aux Occidentaux. La fin des temps, le combat du bien contre le mal, le jugement dernier, autant de concepts qui n’ont pas de place dans un pays marqué par les catastrophes naturelles, habitué à la reconstruction. Comme le démontre admirablement Pierre Pigot dans son essai Apocalypse Manga[1], Hiroshima puis Nagasaki font entrer le Japon et les Japonais dans un monde nouveau, une vision occidentale portée par le feu nucléaire. La fin des temps est possible et, avec elle, le néant sans espoir de reconstruction. « Astro », mal compris par le public, ne peut rien dans cette perspective. Or en 1952 cette idée prend un nouveau sens avec l’explosion de la première Bombe H, « Ivy Mike », sur l’atoll d’Eniwetok, au cœur du pacifique. Sa puissance était de 10,4 Mt, soit plusieurs centaine de fois la puissance de « Fatman » ou « Litte Boy » qui avaient frappé le Japon en 1945.
Les attaques de 1945 répondaient à des logiques coercitives et les débuts de la guerre froide avait été marqués par des crises (Guerre civile en Grèce, Prague, Berlin) mais sans que le niveau de conflictualité fût assez important pour déclencher une guerre majeure entre les deux superpuissances. La guerre de Corée qui débute en 1950 change fondamentalement la donne. Dès le début de l’intervention américaine, Truman n’exclut pas formellement l’utilisation de la Bombe comme évoqué précédemment. Si le Royaume-Uni de Attlee et le Canada de Mackenzie King font pression pour que Washington offre un droit de regard quant à une éventuelle utilisation[2], la perspective de voir une nouvelle utilisation de l’arme atomique a été réelle. Du côté soviétique cette utilisation n’est pas du tout exclue non plus, du moins chez les militaires à l’image des écrits parus en 1962 du maréchal Sokolovski[3]. Le Japon, aux premières loges de la guerre de Corée, au passif douloureux, fut baigné à cette époque dans cette peur de la fin possible du monde. Ceci d’autant plus que les doctrines développées par l’occupant devenu protecteur allaient dans le sens d’une course aux armements. Cette dernière avait été perçue par Robert Oppenheimer, comme l’a justement explicité Thérèse Delpech dans son ouvrage consacré à la dissuasion nucléaire au XXIe siècle[4]. Il s’agit bien entendu du fameux acronyme « MAD », Mutual Assured Destruction qui repose dès le début des années 50 sur les recherches puis la maîtrise de la technologie thermonucléaire, la Bombe H. Difficile à ce stade de résister à conseiller l’excellente série de la chaîne Histoire dont l’épisode 12 retrace l’ambiance dantesque du M.A.D.
En mars 1954, l’essai « Castle Bravo » ce furent 15 mégatonnes d’énergie pure, soit 1000 fois Hiroshima. Il ne semblait plus y avoir de limites dans la course aux capacités destructrices.
Mais c’était oublier que Dame Nature conservait un carte majeure dans sa main : Gojira !
Il ne fallait pas le réveiller
Le 1er mars 1954, alors qu’ils pêchent paisiblement, les marins Daigo Fukuryu Maru aperçoivent un éclair immense. À 167 kilomètres de là, « Castle Bravo » vient d’exploser avec succès. Lorsqu’ils rentrent dans leur port d’attache de Yaizu, quelques jours plus tard, les membres d’équipage sont malades, perdent leurs cheveux. Dans les jours qui suivent d’autres thoniers rentrent avec du poisson contaminé, irradié. C’est une crise sanitaire majeure poussant l’empereur lui-même à ne plus consommer de thon comme le rapporte Alain Vézina dans son essai sur « Godzilla »[5]. Le 23 septembre 1954, Aikichi Kuboyama, meurt des suites de l’irradiation, devenant ainsi la première victime d’une bombe H. Une victime japonaise.
Gojira constitue l’une des franchises les plus lucratives de l’histoire du cinéma. Une série de film qui marque le début de d’un nouveau genre, le film de monstre, les kaiju eiga. On a beaucoup glosé sur la qualité médiocre de ces films. Force est de reconnaître qu’ils sont très inégaux, ce qui est somme toute compréhensible pour les presque 40 films s’étalant sur 60 ans de cinéma (selon la façon de les prendre en compte il existe entre 28 et un peu plus de 40 avatars des Gojira). Mais il faut dépasser le rejet initial pour ce qui semble n’être, au mieux, que des films pour enfants ou adolescents attardés. Ishiro Honda, le créateur de Gojira considérait sa créature comme une protestation face au risque nucléaire.
Le synopsis du premier film est limpide. La séquence initiale voir un bateau de pêche voguer paisiblement. L’équipage joue de la musique. Soudain une explosion sous-marine. Un flash. Les marins sont éblouis, désemparés. Le navire coule rapidement laissant tout juste le temps aux malheureux d’envoyer un message d’appel à l’aide. Gojira vient de se réveiller. Qu’est-ce que ce monstre ? Une créature qui irradie au point de brûler la pellicule et de s’annoncer par un flash. Une créature dantesque contre laquelle les armes conventionnelles ne peuvent rien. Une créature qui carbonise les villes, poussent les enfants dans les bras de mère appelant de leurs vœux la mort pour retrouver un mari disparu depuis la guerre. Honda l’a rappelé à plusieurs reprises : ces images, ce sont celles qu’il a vécu lors des bombardements américains. Le bouleversement atomique est incarné par Gojira. Comment s’en débarrasser ? En faisant confiance à un savant qui va fabriquer une arme, une bombe, capable de vider l’espace de vie du monstre de tout oxygène. Serizawa, le savant génial, hésite cependant. Peut-on utiliser une arme capable de détruire toute vie sur Terre ? Mais le scientifique s’interroge aussi sur les bénéfices que l’humanité pourrait retirer de l’utilisation de sa découverte. Ainsi apparaît clairement l’ambivalence du nucléaire militaire et civil incarné par le programme « Atoms for Peace » dont il a été question précédemment, ambivalence qui se retrouve chez « Astro ». D’ailleurs petit à petit, Gojira évolue dans la trame narrative pour devenir une sorte de protecteur du Japon et des humains, face à des attaques en tous genres au cours des années 1960 et 1970. La science est cœur de la réflexion de Honda ; dans Gorath en 1962, ce sont les scientifiques japonais qui finissent par trouver la solution face à l’étoile menaçant de détruire la Terre.
Bien avant Bruce Willis dans Armageddon[6], c’est bien une fusée nippone, bourrée de charges nucléaires, qui sauve le monde. Thème qui se retrouve aussi dans « Goldorak », la défense de causes liées à l’environnement fait peu à peu partie de la matrice de Gojira. En 1971, le monstre né du nucléaire se lève une nouvelle fois pour affronter une nouvelle menace, Hedorah, sorte de créature faite d’un amalgame de déchets toxiques.
Honda a porté un regard intéressant sur sa créature face à la question du bien ou du mal représenté par Gojira. Il ressort que cette créature n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est puissante, géante et à son contact l’humanité, chétive, ne peut que subir des dommages matériels. Cette aberration n’est pas la clé, c’est bien plus l’Homme qui a créé le déséquilibre[7].
Cette course à la destruction entamée au début des années 1950 fini donc par réveiller un monstre terrible. Mais, dans cet imaginaire, la créature visée semble bien plus être l’Homme et sa volonté sans cesse croissante de puissance et de foi dans la science. D’ailleurs face au problème généré par la science, c’est la science qui est conviée, quitte à ce qu’elle propose des solutions plus terribles encore. Dans ce Japon devenu pacifiste par la défaite et le feu nucléaire, Gojira permet aussi de poser d’autres questions. Le Japon offre au spectateur, dès le film de 1954, une force armée à contempler. Armée d’auto défense, certes, mais armée tout de même, totalement équipée en matériel américain. Un point de détail qui ne manque pas de saveur est, sur l’affiche présentée plus haut, l’utilisation de deux symboles forts de cette renaissance militaire : à gauche, un Zéro, l’avion par excellence du second conflit mondial et à droite un North American F-86 Sabre, ici aux couleurs nippones, tout droit sorti du conflit de Corée.
North American F86 Sabre – Michael Peck – The center for the national interest
Quant à Gojira, il vient de l’extérieur et peut être perçu comme une forme d’allégorie de l’invasion face à laquelle le Japon doit résister. Le pas n’est pas très loin de soutenir une forme de nouveau nationalisme nippon, d’autant que la critique du Gen d’Hiroshima n’est pas acceptée par les autorités au cours des années 70 ou qu’une forme de négation de mémoire s’impose petit à petit, comme si le feu Nucléaire avait réussi à faire oublier les atrocités nippones lors de la guerre. Un thème d’exploration futur que celui de la construction des mémoires à travers la culture geek ? Assurément. Encore faut-il que le monde existe toujours car, le problème avec le nucléaire, c’est sa capacité à renvoyer l’humanité au néant, d’où que l’on soit, vaincu ou vainqueur.
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Fin de l’épisode 2, l’épisode 3 c’est ici :
Épisode III – La fin du monde, le trait d’union d’une pop culture par-delà les frontières
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Teaser de l’épisode 3 :
[1] Pierre Pigot, Apocalypse Manga, PUF, 2013
[2] Voir l’article de Jérôme de Lespinois « Les stratégies nucléaires » in La mesure de la force, Traité de stratégie de l’École de guerre sous la direction de Martin Motte, Georges-Henri Soutou, Jérôme de Lespinois et Olivier Zajec, Tallandier, 2018
[3] Maréchal Sokolovski, Stratégie militaire soviétique, L’Herne, Paris, 1984
[4] Thérèse Delpech, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Paris, Odile Jacob, 2014.
[5] Alain Vézina, Godzilla, une métaphore du Japon d’après guerre, Paris, L’Harmattan, 2009
[6] Armageddon de Michael Bay, Touchstone Pictures, 1998
[7] Ces propos d’Ishiro Honda sont repris par Alain Vézina op.cité.