La Première ministre, Elisabeth Borne et le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal ont annoncé hier le détail du « plan de lutte contre le harcèlement scolaire ». La vague de suicides d’adolescents ces derniers mois, que Gabriel Attal a rappelée en égrenant le prénom de chaque victime, trouve ici sa réponse politique. Le plan n’est pas une simple reprise des mesures qui avaient déjà été annoncées et commentées par nos soins il y a quelques jours. Il en modifie certaines et en ajoute d’autres.
Les principales mesures du plan
- Une grille d’auto-évaluation du CE2 à la 3ème sur le bien-être à l’école,
- Un numéro unique de signalement, le 3018,
- La saisine du procureur systématique en cas de signalement ou de plainte,
- La confiscation du téléphone des élèves harceleurs,
- Des cours d’empathie à la danoise intégrés au programme scolaire à la rentrée 2024,
- Deux heures banalisées sur le harcèlement à l’occasion de la Journée contre le harcèlement le 09 novembre prochain,
- La création d’une cellule anti-harcèlement dans chaque rectorat,
- La formation de tous les adultes travaillant avec des mineurs (personnel d’éducation, personnel judiciaire, etc.).
Mesures nouvelles, mesures reprises
Certains points comme le numéro unique ou la formation des personnels avaient déjà été annoncés. Notons d’ailleurs que le ministère avait évoqué une formation à mettre en œuvre sur l’année 2023-2024, alors qu’hier, il était question d’un déploiement sur le quinquennat. Dans l’ensemble, les mesures annoncées reprennent ce qui circulait depuis déjà plusieurs jours.
Ainsi, les cours d’empathie, sur modèle du «Fri For Mobberi» feront leur entrée dans les programmes et sont déjà expérimentés dans quelques établissements.
Sur le principe, les bons résultats observés au Danemark méritent toute notre attention mais nous restons circonspects sur la bonne transposition d’une pratique d’un pays à un autre. La France n’est pas le Danemark. L’école ne suscite pas le même respect des familles d’un pays à l’autre. Et puis rappelons au passage qu’au Danemark, les classes de Maternelle et de Primaire ne dépassent pas les 20 élèves. On est très loin du compte en France où de nombreuses classes sont à …32 et sans forcément les AVS que réclameraient la situation de certains élèves. Cela pèse forcément dans le repérage et la prévention des situations de harcèlement.
Enfin, le modèle « Fri For Mobberi » est une méthode pour les petites classes, avec ours en peluche et massages mutuels, ce qui laisse en suspens la question du secondaire, niveau dans lequel étaient scolarisées presque toutes les victimes de ces dernières mois.
Quelle insertion du harcèlement dans nos programmes ?
Le secondaire reste donc l’enjeu principal.
En EMC, le collège met l’accent sur le « respect d’autrui » et la « culture de la sensibilité ».
Toutefois, reconnaissons qu’à l’examen du Brevet, le questionnement autour de l’expression des sentiments est rarissime. On préfère des exercices qui vérifient la maîtrise de fondamentaux civiques (vote, laïcité, engagement, vie municipale, etc.). Les programmes du lycée contournent également le sujet. Il est fait mention du harcèlement en Première, notamment en ligne, mais l’écriture des programmes suggère une approche distancée, presque clinique du problème. Par ailleurs, il ne s’agit que d’un des domaines d’étude possible, l’enseignant peut tout à fait ne pas le traiter.
La refonte des programmes devrait y mettre bon ordre et améliorer l’articulation avec le premier degré. Le ministre de l’Education nationale dit avoir saisi le Conseil supérieur des programmes.
Mais il faudra aussi envisager des formations adaptées pour les enseignants, car autant les professeurs d’histoire-géographie connaissent bien les institutions, les grandes règles de la démocratie, autant ces compétences dans le développement de l’empathie n’ont jamais été enseignées. Certes, le ministère promet justement des formations mais avec quels formateurs ? Nous avons pu déplorer, au moment de la mise en œuvre du Grand oral, que plusieurs formations soient inadaptées, avec même des séances assez décalées de mises en scène, jeux, exercices posturaux qui empruntaient davantage à des stages de « coachs de vie » qu’à une formation qualifiante. Donc nous souscrivons à l’objectif mais nous nous interrogeons sur la capacité à pouvoir former correctement les collègues.
Confiscation du téléphone et bannissement des réseaux sociaux
On parlait il y a peu d’un « couvre-feu numérique » de 18h à 8h, la mesure n’a pas été reprise tel quel. Il est prévu la saisie systématique du téléphone et sa confiscation définitive s’il s’avère qu’il a servi à commettre des faits de harcèlement. Le ministre de la Justice et le ministre de la Transition numérique ont également évoqué un bannissement des réseaux sociaux de six mois à un an en cas de récidive, sachant que la mesure peut se faire sans attendre la condamnation judiciaire.
De notre point de vue, même si les compétences numériques des élèves ne doivent pas être surestimées, les mesures de contournement d’un bannissement sont faciles à mettre en œuvre. Il suffit d’utiliser un VPN et de créer un autre compte. Le harcèlement étant un phénomène de bande, le harceleur peut rapidement être suppléé par d’autres. Toute personne ayant déjà participé à des conseils de discipline sait combien les pressions peuvent être fortes pour empêcher la ou les victimes de recueillir le témoignage des tiers.
La question de la procédure
On l’a dit déjà dans un précédent éditorial, en transférant le traitement du harcèlement scolaire à la sphère policière et judiciaire, on alourdit une procédure, sans meilleure certitude sur la conclusion finale.
La justice a besoin de temps. Or, il faut bien comprendre que pour la victime, son affaire ne commence pas avec le dépôt de plainte. Il a souvent fallu de longs mois pour que son mal-être soit repéré ou qu’il débouche sur un signalement spontané. Dans le cas de Lindsay, la collégienne de Vendin-le-Viel (Pas de Calais), il y a d’abord eu une bagarre avec un groupe de fille en novembre 2022, qui s’est terminé par un dépôt de plainte sans pour autant qu’un « harcèlement » soit signifié, puis une seconde bagarre éclate trois mois plus tard, qui a débouché sur l’envoi d’un dossier pour harcèlement à l’inspection académique par la famille et le remplissage d’une fiche harcèlement par l’établissement fin février. Mais ensuite, malgré les commissions éducatives, l’exclusion définitive d’une des élèves qui l’avait attaquée et l’absence d’autres incidents remontés, l’investissement de Lindsay en classe baisse. Son mal-être augmente et en mai, Lindsay met fin à ses jours. C’est à ce moment qu’une information judiciaire est ouverte pour harcèlement scolaire, beaucoup trop tard donc pour la petite Lindsay. Par contre, est-ce à dire que si le dépôt de plainte était intervenu, par exemple dès février, à la seconde bagarre, les choses auraient été différentes ? On aimerait bien sûr le croire mais il se trouve qu’entre-temps, malgré donc l’instruction judiciaire, c’est désormais Maylis, la meilleure amie de Lindsay, qui se dit victime de harcèlement en ligne. Nous sommes en septembre 2023 et les conclusions de la justice ne sont pas connues.
Quoiqu’il arrive, il reste toujours la question de la preuve à apporter, exactement comme pour les affaires de harcèlement moral ou de harcèlement sexuel au travail. On reste sur des terrains très meubles, compliqués encore par les investigations sur les réseaux sociaux. Dans tous les cas, il faudra instruire un dossier, vérifier que les actions dénoncées soient « répétées », même si elles émanent d’individus différents, assurer le contradictoire, recueillir les témoignages. Il faut du temps pour tout cela, car oui, même si l’émotion nous submerge avec ces suites d’affaires terribles, toutes les vies scolaires sont remplies d’histoires qui ne sont pas aussi simples que ce qu’un premier regard suggère. Le regard d’un procureur ne sera pas nécessairement plus aiguisé et rapide que celui d’une équipe éducative, même s’il apporte un précieux recoupement avec les données numériques.
La mise en garde de la médiatrice de l’Éducation nationale sur la judiciarisation en 2022
Dans son rapport de 2022, la médiatrice de l’Éducation nationale pointait la nécessité de mieux réduire les conflits dans l’Éducation et a eu ces mots d’introduction (p.66) :
[…] la médiation, à travers les saisines qu’elle reçoit, observe que les procédures disciplinaires suscitent parfois plus de tensions qu’elles ne permettent un dialogue constructif entre les familles et les établissements, qu’ils soient publics ou privés. Alors que la sanction peut avoir une fonction socialisante, elle devient dès lors source de défiance et de dissensions, parce qu’elle n’est ni comprise ni acceptée par les familles. Ces cas de figure sont le plus souvent la conséquence de procédures mal engagées administrativement, peu ou pas expliquées aux familles, et donc peu adaptées et souvent génératrices de ruptures scolaires.
Un peu plus loin, concernant le cas spécifique des affaires de harcèlement (11% des saisines cette année là), la médiatrice formulait quelques conseils :
Écouter et prendre en considération la souffrance des élèves et de leur famille, permettre qu’un dialogue structuré s’engage très rapidement entre eux et l’équipe de l’établissement, mais aussi avec les familles des élèves parties prenantes dans le harcèlement, éviter une judiciarisation trop rapide pouvant entrer en contradiction avec les mécanismes de prévention, de régulation sociale et de remédiation – ce qui n’exclut bien sûr pas la prise immédiate de mesures disciplinaires en cas de harcèlement avéré et de mise en danger d’un enfant maltraité –, sont autant d’actions qui contribuent à la prise en charge de situations extrêmement délicates.
Dans la nouvelle mouture annoncée par le gouvernement, on prévoit un certain nombre de mesures applicables dès le début d’un signalement (saisine du procureur de la République, confiscation du téléphone, bannissement des réseaux). Dans un climat où l’école peine déjà, aux dires de la médiatrice, à toujours nouer le dialogue avec les familles des harceleurs, le transfert à la justice risque d’aggraver cette distance. Non pas que le traitement disciplinaire à l’école soit dépendant du volet judiciaire, les deux procédures ont une vie propre. Mais malgré tout, le dépôt de plainte crée une escalade immédiate dans le traitement d’une affaire, sans aucune garantie que cela produise un effet anesthésiant immédiat sur le harcèlement. On l’a vu avec l’affaire de Lindsay, les problèmes sont allés crescendo et ils continuent encore. La médiatrice citée précédemment évoquait d’ailleurs, à propos de la judiciarisation rapide, que cela risquait « de se faire au détriment de l’enfant victime, en le stigmatisant et en aggravant les tensions au sein de la communauté éducative » (l.77). C’est un point de vigilance majeur.
Une meilleure prise en compte du cyberharcèlement
S’ajoute la question du cyberharcèlement. Quand un chef d’établissement énonce une sanction, qu’elle relève de sa propre initiative (blâme, exclusion temporaire…) ou de la décision du conseil de discipline qu’il a convoqué (exclusion définitive), il le fait à partir des éléments récoltés qui, le plus souvent, peinent à identifier formellement les auteurs du cyberharcèlement. Comme l’école doit aller vite, la sanction sera prise sur une base partielle. C’est ici que la judiciarisation précoce obtient un avantage, en ce qu’elle permet théoriquement d’identifier au plus tôt tous les faits de haine en ligne.
Nous verrons à l’usage si les mesures ont un impact significatif sur la maîtrise du cyberharcèlement.
En conclusion, s’il est totalement nécessaire d’assurer la plus grande fermeté sur ce type d’affaires, notamment pour mettre les victimes à l’abri du danger, cela ne dispensera pas de respecter les autres contraintes du droit, ainsi que la mission éducative de l’école au sens large, pour l’élève victime, pour les harceleurs et les tiers concernés.