A l’abri des chaleurs estivales de Béziers, biterroises, biterrois et clionautes sont réunis autour de Joël Drogland afin d’aborder la figure de Jean Moulin, dont la vie et les actions sont très bien connues. Quelques ouvrages essentiels ont servi de base à son intervention de Joël Drogland :
- Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, auteur de trois volumes monumentaux sur la vie de Jean Moulin :
- Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon (1989 et 1993).
- La République des catacombes (1999).
- Alias Caracalla, souvenirs du secrétaire de Jean Moulin qui l’a côtoyé quotidiennement de juillet 1942 à juin 1943.
- La biographie de Jean Moulin par Jean-Pierre Azéma (2003).
- Vies et morts de Jean Moulin de Pierre Péan, journaliste d’investigation, citant ses sources et rigoureux dans ses méthodes.
- Jean Moulin devant l’Histoire, colloque de 1999.
Si l’on peut se poser la question de l’intérêt de produire une biographie là où la Résistance fut une aventure collective avant tout, Joël Drogland rappelle que l’acte de résister débute par une décision individuelle. Trois écueils sont à éviter dans ce genre d’exercice: le déterminisme, la téléologie et l’hagiographie.
I. Jean Moulin avant Londres
1) Jean Moulin la veille de la guerre
A. Une enfance républicaine
« A vous entendre, je me rends compte combien j’ai eu de la chance d’avoir une enfance républicaine ! »
Daniel Cordier, Alias Caracalla
Si Jean Moulin est né à Béziers, sa famille est originaire de Saint-Andiol, en Provence. Jean Moulin est le dernier de la phratrie, devenu le grand espoir de la famille à la mort de son frère ainé. Elève médiocre, il a reçu une solide formation républicaine, attachée au parlementarisme et au progrès social. Il gardera une grande affection pour son père, radical fin XIXème (anticlérical, dreyfusard, franc-maçon etc.). Plus à gauche que son père, il adhère au Cartel des gauches et au Front populaire.
B. Une carrière préfectorale
Jean Moulin accède à la carrière préfectorale par la voie de la « recommandation républicaine », ce qu’on appellerait aujourd’hui vulgairement, le « piston » : les relations et les réseaux politiques de son père. Il entre au cabinet du préfet qui l’apprécie et le reprend en 1919. Le secrétaire général de la préfecture l’emmène à Albertville, avant de devenir sous-préfet (le plus jeune de France à 27 ans). Devenu ami de Pierre Cot, jeune turc du parti radical, celui-ci l’appellera à son service, comme directeur de cabinet lors de sa nomination comme Ministre de l’Air. Sa carrière est menée admirablement, jugé très bon dans son poste. Préfet de l’Aveyron puis de l’Eure-et-Loir, il est le plus jeune préfet de France, à 37 ans. D’autant plus qu’il n’a jamais mis dans sa poche ses opinions.
C. Un engagement antifasciste
En effet Jean Moulin était un homme de gauche qui a adhéré au Front Populaire. Pierre Cot lui demanda alors de diriger une cellule clandestine d’aide militaire aux Républicains espagnols, alors que la politique officielle du gouvernement Blum est la non-intervention. Il gère des sociétés écrans qui font passer des armes et il recrute des pilotes. C’est alors qu’il rencontre Gaston Cusin, Pierre Meunier, Robert Chambeiron et le commandant Manhès qui seront ses plus proches collaborateurs dans la clandestinité.
D. Une sensibilité artistique
Volet peu connu de son existence : Jean Moulin a eu une grande sensibilité artistique. Les spécialistes jugeront d’ailleurs son travail intéressant. Moulin publia des caricatures et des aquarelles, devenant collectionneurs d’art moderne.
E. Un grand plaisir de vivre
Malgré tout Jean Moulin a su garder du temps libre pour pratiquer du sport et multiplier les conquêtes féminines dans les boites de Montparnasse.
2) Le tournant de juin 1940
A. Un préfet à la hauteur de la situation
Contrairement à beaucoup de préfets, Jean Moulin a tenu bon à l’été 1940. Alors que toutes les institutions s’effondrent, Jean Moulin s’emporte contre les services d’Etat qui partent à vau-l’eau. En poste à Chartres, Jean Moulin réquisitionne alors quelques personnes pour permettre aux services de tenir quelque peu. Il recevra les Allemands à leur entrée dans la cité où il reconnait la défaite.
B. Le drame du 17 juin
Il est alors convoqué par trois officiers de la Wehrmacht. Ceux-ci lui demandent de reconnaitre des massacres qui auraient été commis par des soldats sénégalais, ce qu’il refuse. Il est battu et torturé pendant 7 heures pour le pousser à signer ce protocole. Il est jeté en cellule avec un tirailleur sénégalais. Craignant de céder et signer le document le lendemain, Moulin préfère mourir et se tranche la gorge en cellule. Il est soigné tout de même et survit. Cet épisode marque pour beaucoup son entrée en résistance, au moment où il refuse.
C. Le préfet de Vichy
Jean Moulin restera quelques mois préfet sous Vichy. Il veille à un strict respect de la convention d’armistice et défend chaque fois que nécessaire les intérêts de la population française face aux abus de l’occupant. Il est tout de même dans le collimateur des autorités et sera révoqué, parce que jugé trop républicain et trop « front populaire ». Avant cela Moulin a usé de son influence pour se faire des faux papiers au nom de Jean Mercier.
3) Un an de réflexion ?
A. Une double identité
Sa fausse identité tiendra un an. Il retournera dans sa famille et se fera déclarer à la mairie comme agriculteur. Il continuera tout de même à correspondre avec Vichy et se verra même offrir un poste de préfet en 1942. Sa double-vie continue, Moulin cherchant à gagner Londres. Il obtiendra un passeport et des papiers en règle sous sa fausse identité, de Jean Mercier, professeur à New York, pour partir aux USA.
B. Une enquête sur la résistance naissante
Pendant l’attente des visas d’entrée en Espagne et au Portugal, Jean Moulin fait une enquête sur la résistance naissante, pour pouvoir aller à Londres en ayant des informations qui manquent cruellement à De Gaulle et aux Anglais. En zone occupée les contacts sont rares. La résistance est embryonnaire. Mais au Sud des groupes commencent à se former. Il rencontre François de Menthon, Henri Frenay à Marseille, Emmanuel D’Astier. Il prend conscience du potentiel mais aussi du soutien financier essentiel.
C. Le rapport sur la résistance en France
Durant son attente de plusieurs semaines à Lisbonne, Moulin rédige un rapport sur l’état de la résistance. Un texte de 9 pages, une sorte de rapport d’inspection administrative, une expertise.
II, La première phase de la mission Rex (janvier 1942-février 1943)
1) Jean Moulin rencontre le général De Gaulle
Jean Moulin arrive à Londres le 20 octobre 1941. De tous ceux qui arrivent, il est le seul qui ait conçu son arrivée non seulement comme un ralliement individuel, mais plus encore, comme l’ouverture de perspectives adossées à une description de la résistance intérieure. Il se présente comme un homme libre, disponible, « un trait d’union virtuel entre deux versants d’une Résistance » (Azéma). Il est déterminé à revenir en France.
A. Réflexions historiques sur une rencontre sans témoins
A son arrivée, Moulin subit un débriefing. Rapidement on est convaincu de sa bonne foi et une rencontre est organisée avec De Gaulle. Mais nous n’avons rien sur cette rencontre. Si tout oppose ces hommes en apparence, l’opposition et le refus de la défaite les rapprochent. De Gaulle lui demande alors de rentrer en France. Durant son séjour en Angleterre, Moulin suit des stages de formation au codage et décodage des messages et au saut en parachute.
Fort de son entrainement, il est parachuté dans la nuit du 31 décembre 1942 près de Saint-Andiol et reprend son identité de Jean Moulin pour Vichy. Il apporte 1 million de francs pour les organisations naissantes,et est porteur aussi d’une capsule de cyanure, d’une accréditation manuscrite de De Gaulle, et de trois ordres de mission.
B. La mission de Jean Moulin, alias Rex
Jean Moulin reçoit trois missions :
- Les mouvements doivent faire allégeance au général De Gaulle
- Les mouvements doivent séparer les activités militaires de la propagande, pour former une « armée secrète » en fusionnant leurs groupes armés
- Fusionner si possible les mouvements.
Durant son séjour à Londres, les groupes qu’il avait rencontré ont évolué et trois mouvements s’imposent en zone Sud : Libération, Combat, Franc Tireur. Seul, avec sa force de caractère et en jouant sur les dissensions, Jean Moulin va obtenir l’allégeance au général. J.Drogland insiste sur l’énormité de la tâche dans les conditions de la clandestinité. Il sera plus difficile de constituer l’Armée secrète; Henri Frenay (Combat) voulant en prendre la tête. Les conflits éclatent entre Fresnay et d’Astier. Jean Moulin nomme alors le général Delestraint chef de l’Armée secrète.
La fusion des mouvements est réalisée en deux temps :
- Un Comité de coordination est créé en octobre 1942, présidé par Moulin et rattaché organiquement à la France combattante. Il comprend les trois chefs des trois mouvements et Moulin qui le préside avec voix prépondérante, en restant représentant du Comité national français de Londres.
- Le 26 janvier 1943 sont créés les Mouvements Unis de Résistance, présidés par Moulin, assisté de trois « commissaires »
2) Jean Moulin structure la Délégation Générale
Parallèlement Jean Moulin crée autour de lui quelques services qui doivent accroître l’efficacité de la résistance et ses liaisons avec Londres. Une quarantaine de personnes, pas plus.
– Un secrétariat de très grande qualité, totalement dévoué, sous la direction de Daniel Cordier, qui coordonne les agents de liaisons (souvent des femmes)
— Le Bureau d’information et de presse, agence de presse clandestine, dirigée par Georges Bidault
– Le Comité général d’études, groupe d’universitaires qui doivent réfléchir aux institutions futures.
– Un service de transmissions radio
– Un service de parachutages et atterrissages
III, La seconde phase de la mission Rex (mars-juin 1943)
Moulin séjourne à Londres du 14 février au 20 mars 1943 avec le général Delestraint, chef de l’Armée secrète. Il y rencontres les Anglais, les dirigeants du BCRA et ceux du Commissariat à l’Intérieur. Moulin est alors fait Compagnon de la Libération. Azéma estime que Moulin devient alors un gaulliste inconditionnel, une sorte de « haut commis d’un Etat gaullien virtuel ». Il est renvoyé en France avec de nouvelles instructions.
1) Genèse et création du CNR
A. Les origines
Lors de son séjour à Londres, De Gaulle et Moulin prennent la décision de former le CNR, calqué sur le modèle du Comité de coordination de zone Sud, mais pour l’ensemble du territoire. Cet organisme devra compter en plus des mouvements de résistance, des syndicats et les anciens partis politiques. Il s’agit pour De Gaulle de garder le contrôle de l’ensemble des forces de résistance alors que les socialistes ont menacé de créer une structure autonome, et d’obtenir une légitimité : en effet les Américains ne connaissent pas les mouvements de résistance alors qu’ils connaissent les partis politiques et leurs dirigeants. Mais le CNR est capital pour De Gaulle, en très mauvaise passe en 1943.
En effet, De Gaulle est alors dans une situation politique très fragile : les Américains ont libéré l’Afrique du Nord mais ils ont refusé de le reconnaître et s’appuient sur le général Giraud qui maintient les lois de Vichy sous leur protectorat. Pour surmonter l’hostilité de Roosevelt et imposer la France Libre, De Gaulle estime qu’il lui faut l’appui de toute la Résistance intérieure et aussi celui des forces politiques traditionnelles que connaît Roosevelt. Il lui faut créer une sorte de parlement clandestin, un embryon de représentation nationale.
B. La force des oppositions au CNR
On peut être surpris par l’intensité et la violence des oppositions que suscite ce projet. C’est la partie la plus difficile des missions de Moulin ; c’est la cause de l’hostilité et même des haines dont il est l’objet. C’est aussi ce que la postérité a retenu de son rôle historique.
A l’intérieur de la France combattante, Moulin rencontre l’opposition de son camarade Pierre Brossolette. Il est en mission en zone Nord, accompagné de Passy, le chef du BCRA en février-mars 1943. Il doit prospecter et organiser la Résistance en zone Nord. Sa mission a des acquis solides, mais il n’applique pas les consignes de Londres au sujet de l’intégration des partis politiques. Il a une altercation violente avec Moulin. Socialiste devenu gaulliste, il refuse de réintégrer les partis de la IIIe République, qu’il juge comme beaucoup, en partie responsables de la défaite.
L’opposition vient aussi des mouvements eux-mêmes, jugeant les partis politiques condamnables et estimant que d’eux seuls peut venir une renaissance de la France. Si on y ajoute l’autoritarisme de Moulin et la tension de la clandestinité, de vraies haines se développent.
C. La naissance du CNR
Malgré toutes ces difficultés, une activité incessante durant trois mois permet à Moulin de réaliser l’objectif de sa mission. La réunion a lieu dans un appartement du 48 rue du Four, Paris 6e et rassemble 17 hommes. Huit d’entre eux sont les représentants de huit mouvements de résistance, six sont les délégués des partis politiques non compromis avec Vichy, deux sont les délégués des deux centrales syndicales. Le 17ème est « Max », Jean Moulin. Par leur présence et par le communiqué qu’ils adoptent et envoient à Londres, ils viennent de donner naissance au Conseil de la Résistance qu’on appellera plus tard le Conseil National de la Résistance. C’était il y a soixante ans. Une étape essentielle de l’histoire de la Résistance venait d’être franchie.
D. De Gaulle légitimé
Moulin lit un message de De Gaulle et fait voter à l’unanimité une motion qui exige que le gouvernement provisoire de la République française soit confié au général. Fort de l’appui de la Résistance française, De Gaulle peut gagner Alger le 30 mai où est constitué le Comité français de libération nationale le 3 juin.
Là s’arrête le rôle historique de Jean Moulin. Il atteignait un objectif qu’il poursuivait depuis seize mois. Il était fatigué ; presque épuisé. Il se savait recherché et se sentait menacé. Mais il avait triomphé des obstacles nombreux et il venait d’offrir au général De Gaulle un atout essentiel pour être enfin reconnu par les Américains comme le représentant de la France dans la guerre.
Le 21 juin 1943 Jean Moulin est arrêté à Caluire et meurt peu après sous la torture. Son arrestation a pour cause profonde le contexte d’affrontement violents entre les dirigeants de la Résistance, particulièrement entre ceux de Combat (Frenay et Bénouville) et Jean Moulin, plus particulièrement depuis l’affaire suisse). La volonté de s’opposer à Moulin au cours de la réunion qu’il a convoqué à Caluire le 21 juin explique que les règles de sécurité ne soient pas respectées et que Bénouville prenne la responsabilité d’y envoyer René Hardy, un homme qi n’est pas convoqué et qui s’avèrera être un agent des Allemands. Mais Moulin n’a pas été l’objet d’un complot.