L’École, une mule chargée de tirer vers la croissance l’industrie numérique
Analyse critique du du rapport publié par l’inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche « La structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel »
Un rapport intitulé « La structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel » a été publié par l’inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche le 23 septembre 2013 http://tinyurl.com/k8pgtmx
Il s’attire les foudres de nombreux « chercheurs en éducation » et « d’enseignants innovants », relayés par le Café pédagogique qui titre son éditorial du 25 septembre « L’Etat envisage un pilotage bureaucratique de la filière du numérique éducatif ». http://tinyurl.com/mu3bht8 La critique est radicale et sans concession.
Elle peut être complétée.
1) La question fondamentale est comme toujours esquivée
Tout de suite après avoir admis du bout des lèvres que personne n’a encore montré que le numérique fait progresser les élèves « Même s’il ne faut surestimer ni les impacts positifs du numérique sur la réussite éducative – il s’agit d’un sujet à ce stade assez peu documenté – », le rapport revient au dogme en vigueur dans l’éducation « il n’y a guère de doute sur les enjeux de l’éducation au numérique et sur l’importance d’une généralisation du numérique à l’école . ».
Au delà de la contradiction il y a un problème fondamental qu’il faudra bien résoudre un jour : est-ce qu’on nous impose le numérique pour le numérique ou le numérique pour la réussite des élèves ? Étant donné le coût de la transition massive de l’école vers le numérique et les conséquences majeures que cette dernière a sur les actes d’enseigner et d’apprendre, il devrait être évident à tous que l’évaluation de l’efficacité du numérique doit être démontrée et documentée.
Or, à ma connaissance, il n’y a eu en France qu’un retour d’expérience sérieux, dans le département des Landes qui a été précurseur dans la généralisation des ordinateurs au collège, et le rapport dit clairement que le niveau des élèves n’a pas progressé.
De même qu’on ne met un médicament sur le marché que lorsqu’il a fait la preuve de son efficacité thérapeutique, il est essentiel que le changement des méthodes d’éducation induites par l’utilisation massive du numérique doit faire la preuve de son efficacité pédagogique.
Si tel n’est pas le cas c’est qu’il y a, soit un phénomène de fascination totalement irrationnel, soit d’autres enjeux, économiques par exemple, ou l’éducation n’est qu’un marché et l’efficacité pédagogique un prétexte.
2) le bourrage de crâne comme réponse
On pourrait être rassuré sur le fait que les auteurs du rapport ont conscience des enjeux en lisant que « La technologie n’est pas neutre, les enseignants et les élèves qui font évoluer les outils voient en retour leurs comportements modifiés par les usages. La conception et la mise en œuvre de l’enseignement en sont profondément modifiées. » Malgré ses imperfections, le modèle éducatif actuel a fait la preuve sur plus d’un siècle qu’il possédait d’une efficacité certaine. Des générations de chercheurs, d’ingénieurs et d’intellectuels, mais aussi le haut niveau de qualification de la population française, sont là pour en témoigner. Le modifier profondément est assurément une option mais une opération aussi lourde de conséquences ne peut se justifier que par l’assurance d’un modèle encore plus performant.
Le rapport le reconnaît d’ailleurs : « Pour les adultes, parents et enseignants, le numérique ne se justifie que s’il apporte une véritable valeur ajoutée, qu’il faut prouver pour convaincre d’engager un processus de changement de postures et de pratiques. » Ce qui est inquiétant est que cette remarque sur trouve dans le paragraphe « résistances culturelles » et surtout que la solution envisagée tient en un lapidaire « Les freins culturels peuvent notamment être levés par les plans de formation. »
Pas question donc de prouver la valeur ajoutée, au risque de ne pas y arriver, mais l’idée de vastes plan d’évangélisation et de bourrage de crâne pour convaincre de la nécessité du tout numérique t non la prouver. On peut de plus douter de la réalité future de ces plan de formation au regard de promesses non tenues du passé et dans un cadre budgétaire ou la formation continue est réduite à la portion congrue. Proposer de la formation, il est vrai, n’engage pas à grand chose et surtout ne risque pas d’être critiqué
3) Faire exploser notre modèle éducatif
Pour développer la fameuse filière industrielle française du numérique il ne faut pas, pour les auteurs du rapport, utiliser le numérique, mais passer au tout numérique : « un enseignement fondé sur le numérique ». Cela implique de déconstruire – euphémisme pour détruire – l’enseignement tel qu’il est et non de le faire s’adapter, dans le temps et en douceur, au mutations techniques et sociales.
Les auteurs constatent que « De fait, l’usage en classe du numérique reste dans la plupart des cas l’apanage de l’enseignant dans la mesure où l’équipement des élèves reste exceptionnel. Le résultat, qui se traduit par une certaine passivité des élèves, peut faire douter du bien-fondé de l’apport du numérique dans la classe. » On peut douter du constat de passivité. Le rôle des enseignants est de mettre les élèves en activité intellectuelle et ils le font depuis bien avant l’arrivé du numérique. L’idée de l’élève passif face au maître actif est totalement passéiste. Le cours, tous les collègues le savent, est un lieu d’interactivité continue entre enseignant et élèves. Allons même plus loin : au nom de quoi peut-on dire qu’un élève qui écoute une phase de récit historique est passif ? Il n’écoute pas ? Cela ne le fait pas réfléchir, se poser des questions, mettre ce qu’il entend avec son vécu, ses connaissances ? Au nom de quoi postule t-on que le même élève, tapotant sur sa tablette, est nécessairement actif, au sens d’une véritable activité d’apprentissage.
Si ces certitudes, qui reposent sur une totale méconnaissance de l’acte d’enseigner, sont assénées avec autant de vigueur c’est que cela est nécessaire à la démonstration finale de la nécessité du tout numérique, lui même nécessaire à la filière industrielle du numérique : « C’est pourquoi la mise en activité des élèves est un enjeu central dans la transition vers un enseignement fondé sur le numérique »
Le rapport ne lésine pas sur les moyens pour créer ex-nihilo ce nouvel enseignement : « La recherche pédagogique gagnerait à être relancée, associant l’institut français de l’éducation (IFÉ), les fournisseurs de matériels, produits et services numériques, les associations de spécialistes, afin de dégager ce que seront les « standards pédagogiques de demain ». On notera que les enseignants, ni collectivement, ni par l’intermédiaire de leurs représentants syndicaux ou associatifs, ne sont pas de la partie. Les « standards pédagogiques de demain » se feront sans les enseignants qui sont relégués au rang d’exécutants, dociles si possible. Quel progrès !
N’étant pas vraiment des naïfs, les auteurs du rapport savent que les enseignants ne vont pas avaler la potion si facilement. Il va donc falloir les y contraindre. Pour cela deux armes : les programmes et les examens.
Les programmes d’abord : « Au lieu de prescrire une liste quasi exhaustive de situations, savoirs ou compétences, les programmes pourraient se limiter à quelques grands enjeux et mettre en avant les approches transversales et critiques, vis-à-vis desquelles le recours au numérique trouverait sa place. De tels programmes, construits sous la forme de référentiels de compétences de type
« curriculum », sont effectivement utilisés dans nombre de pays européens »
Et si cela devait ne pas suffire, restent les examens : « Tant que ceux-ci se résumeront à des épreuves dépourvues de tout accès aux outils et services numériques (excepté les calculatrices scientifiques), les enseignants continueront de former leurs élèves en vue de ces examens afin de satisfaire leurs attentes et privilégieront des modalités pédagogiques ignorant le numérique. »
4) la grande fusion entre l’École et l’industrie du numérique
L’essentiel du rapport est en effet centré sur la production d’une filière nationale de l’industrie du numérique éducatif. On comprend mieux le peu d’empressement à vérifier l’efficacité pédagogique du numérique puisque le but principal est de faire de l’école un marché pour cette industrie. On comprend mieux aussi, au vu des enjeux marchands considérables qui sont en jeux, que l’efficacité pédagogique soit un prétexte pour la grande École toute numérique.
Le rapport reconnaît que l’avenir des politiques éducatives ne se jouera pas au sein de l’Éducation nationale mais chez Apple, Microsoft ou Google : « Les grands acteurs globaux du monde numérique ont identifié l’école comme un domaine prometteur, alors que le mouvement est très largement engagé dans l’enseignement supérieur. Il serait regrettable de ne pas se mettre en situation de jouer un rôle dans ce mouvement, ne serait-ce qu’en raison des enjeux de souveraineté de la politique éducative qu’il emporte. »
Si je sais lire, il est dit clairement que la souveraineté de la politique éducative de la France passe par la constitution en France « d’un acteur global du monde numérique ». Aurait-on déjà abandonné l’idée que l’éducation soit une mission de service publique et que ce sont les grands groupes de l’informatique qui doivent à l’avenir décider de notre politique éducative ? Disons le clairement, conçu comme cela le numérique est le cheval de Troie de la privatisation de l’éducation.
La logique industrielle est développée : « Les opérateurs privés généralistes comme Google, Amazon ou Apple ont d’ores et déjà mis en place des portails et disposent d’un savoir-faire indéniable en termes d’attractivité ; en toute hypothèse, ils se développeront. Mais souhaite-t-on laisser cette fonction, et la marge associée, entièrement entre les mains d’opérateurs privés dont les centres de décision et la domiciliation fiscale sont situés à l’étranger ? » On comprend l’enjeu industriel mais un peu moins l’enjeu pédagogique. « Afin d’éviter le risque d’un portail public moins attractif que ceux des grands opérateurs internationaux, il pourrait être envisagé d’associer opérateurs publics et privés, par exemple via un appel à projets ou un appel d’offres éventuellement construit autour du CNDP. » Non seulement la logique industrielle prévaut mais la leçon du minitel ne semble pas avoir servi à grand chose ; il est bien évidemment risible de penser que le CNDP va concurrencer Google.
C’est tellement risible qu’il s’agit probablement d’autre chose et on comprend plus loin que c’était effectivement le cas. Le but est de de bureaucratiser la production numérique et de saper le dynamisme des initiatives individuelles ou associatives, comme les Clionautes, en essayant de prendre le contrôle des contenus numériques mis en ligne. Il semble que cela soit en effet le cas puisque l’une des propositions finales est : « Proposition n° 8 : Approfondir, via une mission de préfiguration, le projet d’un portail unique national d’accès aux ressources numériques éducatives. Plus généralement, des solutions doivent pouvoir être trouvées pour la supervision des contenus de ce portail, en mettant par exemple en place un Comité collégial, associant le ministère de l’Éducation nationale et des personnalités qualifiées issues par exemple du monde de l’édition, qui se verrait confier un rôle de modération des contenus. »
Eduscol, les sites académiques, et ceux des éditeurs ne suffisent pas ? Au nom de quoi faudrait-il fliquer les productions des enseignants. Je ne crois pas que l’on puisse dire que ce contrôle est un souhait de la profession si on met en regard la pauvreté du contenu de la plupart des sites académiques – souvent alimentés d’ailleurs par des commandes des IPR à des collègues qui aimeraient bien devenir calife à la place du calife – et la richesse de la myriade des sites personnels et associatifs. C’est d’autant moins utile que, compte tenu de son haut niveau de qualification, et dans le cadre de sa liberté pédagogique, l’enseignant n’a besoin de personne pour valider à sa place ce qui est digne d’intérêt ou non.
5) la place du « libre »
« les logiciels libres tiennent une place singulière dans la mesure où ils participent à une activité productive ; leur usage a été nettement recommandé par une récente circulaire du Premier ministre. » Voici quelque chose d’intéressant ! Même si les licences libres ne se limitent pas au logiciels mais concerne aussi tous types de documents, photos, cartes, et manuels y compris – pensons au manuel libre « Sésamath ». l’Éducation nationale n’est absolument pas dans cette logique, même en en restant aux simples logiciels. La récente circulaire du premier ministre n’a pas été comprise rue de Grenelle et l’EN est très en retard sur d’autres ministère comme la culture ou la défense. L’EN continue de dépenser des millions d’euros tous les ans en logiciels Microsoft, par un accord cadre qui permet certes des prix réduits, mais dont le montant annuel se chiffre néanmoins en millions d’euros. La gendarmerie qui est passée en totalité au logiciel libre, système d’exploitation y compris (une distribution Linux, Ubuntu), n’a pas l’air de le regretter.
Le plus ennuyeux est que le logiciel libre semble être pour le rapport une manière d’ouvrir grande la porte aux solutions propriétaires. En effet, si « La reconnaissance de la place des produits libres dans le monde éducatif est nécessaire, car l’utilisation de ces produits permet d’accroître à la fois les usages, l’appétence et la compétence des enseignants » la raison en est que « ces trois éléments étant par ailleurs indispensables au développement d’une filière industrielle du numérique éducatif. »
Que doit-on comprendre ? Que les logiciels libres sont appréciés des enseignants et que lorsque que ceux-ci auront pris l’habitude de les utiliser largement ils seront aussi disponibles pour les produits sous licences de la filière industrielle du numérique éducatif ? Que sous Linux, les enseignants pourront utiliser les manuels numériques propriétaires parce que l’éducation nationale ne se soucie pas d’aider au développement de manuels numériques libres ?
En effet le rapport mentionne que : « Les ressources et services éducatifs constituent des marchés en fort développement qui présentent des zones de convergences potentielles intéressantes pour les acteurs du numérique éducatif » Des marchés, certes, mais les enseignants et leurs pratiques ne sont pas au services des marchés, même en fort développement.
Conclusion
Je cite la conclusion du rapport in-extenso, parce qu’elle est courte, mais surtout par qu’il n’y pas un mot sur l’éducation, les élèves, les enseignants, la pédagogie, les matières. Non, rien qu’un projet industriel dont l’école pourrait bien être l’otage si les brillants technocrates qui ont mitonné ce rapport arrivent à convaincre les politiques. Malheureusement on est en droit d’être sérieusement inquiet.
« La solidarité des filières est d’abord de la responsabilité des entreprises qui les composent.» De fait, il n’existe pas de « recette miracle » pour créer une filière française du numérique éducatif. Pour autant, les ingrédients nécessaires à son émergence semblent se mettre en place : l’offre est de plus en plus nombreuse et diverse, les acteurs commencent à se fédérer, et plusieurs grands opérateurs montrent un intérêt croissant pour le secteur. Il semble possible de lever un certain nombre d’obstacles et d’incertitudes qui freinent aujourd’hui le développement du marché, tant du côté de l’offre que de la demande, et d’utiliser au mieux les leviers publics pour accompagner ce mouvement.
Afin de faire entrer résolument son école dans l’ère numérique et de créer les conditions du développement sur son territoire d’une filière industrielle capable de répondre à ses besoins, la France doit mener des adaptations structurelles et conduire un ensemble cohérent d’actions. Le présent rapport décline une série de propositions de nature à conforter cette démarche.