Intervenants :
Antonio Gonzales, professeur d’histoire romaine à l’université de Franche Comté, directeur de l’institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité (ISTA).
La villégiature dans le monde romain de Tibère à Hadrien, Bordeaux, 2014, p. 105-114
« Une main d’œuvre servile infantile entre exploitation et domestication », A. Gonzales, REA, 116, 1, 2014, p. 211-225
« Esclavage, universalisme et cosmopolitisme stoïciens entre cité idéale et histoire », A. Gonzales, Besançon, 2015, p. 463-485
A. Gonzales, P. Gresser, Nouvelle histoire de la Franche-Comté. 1. Antiquité et Moyen Âge, Éditions Belvédère, Pontarlier, 2014, 391p.
Véronique Grandpierre, IA-IPR dans l’Académie de Paris. Membre du laboratoire de recherche « Identités Cultures Territoires » de l’Université de Paris-Diderot, ses recherches portent sur les paysages, le patrimoine, les sociétés et le fait religieux au Proche-Orient ancien, de l’Antiquité à nos jours, mettant en exergue les continuités et les ruptures. Histoire de la Mésopotamie, Gallimard, 2010 mis à jour en 2015,
Sexe et amour de Sumer à Babylone, Gallimard, 2012.
Présenté par Olivier Grenouilleau, Inspecteur général, « Membre de l’Academia Europaea, spécialiste du grand commerce international, des traites, des esclavages et de leurs abolitions, Olivier Grenouilleau a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages, dont, chez Gallimard, dans la Bibliothèque des Histoires, Les traites négrières, Qu’est-ce que l’esclavage?, La révolution abolitionniste. Il s’intéresse au temps long, à l’histoire globale, à l’histoire de l’économie morale »
Olivier Grenouilleau :
« Les rencontres pédagogiques ont été associées, dès 1998, aux Rendez-Vous de l’Histoire. Les premiers parcours construits ont été mis en place à partir de 2005. Depuis quelques années, nous avons essayé de rendre l’appel à propositions national, pour ne pas restreindre, ce qui est présenté ici, aux choix du seul comité de pilotage. C’est donc une sélection de propositions qui fait suite à un appel national. On a souhaité par ailleurs, réduire le nombre des rencontres pédagogiques pour le rendre plus cohérent et qu’il puisse correspondre aux programmes scolaires tout en restant dans la thématique proposée à Blois. Le troisième changement apporté cette année est l’évolution du comité de pilotage des rencontres pédagogiques qui intègre des universitaires, des représentants du numérique et du primaire.
Aujourd’hui, c’est un format particulier de ces rencontres qui tente d’articuler le lien entre la recherche et l’enseignement, format proposé par François Louveaux au départ. Cette année, se tiennent cinq conférences universitaires-ateliers : sur la préhistoire, sur la Chine ancienne, foyer d’inventions, sur la réforme religieuse et l’imprimerie, sur feu et puissance à l’époque de la Révolution industrielle et sur les citoyennetés antiques.
L’intervention d’aujourd’hui se déroulera en trois temps.
Le premier sera consacré à une présentation universitaire par Antonio Gonzales, de l’université de Franche-Comté, qui est professeur d’Histoire ancienne et ancien président de la Société française de l’Antiquité, président du GIREA (Groupe International de Recherche sur l’Esclavage dans l’Antiquité).
Dans un deuxième temps, Véronique Grandpierre, IA-IPR dans l’académie de Paris et auteure d’ouvrages de grande valeur sur le Proche-Orient antique, parlera de la manière dont on peut effectuer des transpositions didactiques.
Le troisième temps sera consacré aux questions diverses en fin de séance. »
Antonio Gonzales :
« Je suis plutôt spécialiste de la non-citoyenneté que de la citoyenneté. C’est toujours intéressant d’aborder par un angle un peu différent la problématique. La rhétorique joue un grand rôle dans les sociétés antiques pour installer, diffuser, et tenter de comprendre ce qu’est la citoyenneté. Les anciens s’interrogent beaucoup sur la question de la citoyenneté et le domaine de son extension. Est-elle extensible à l’infini ? Tous les hommes peuvent-ils être citoyens ? La certitude, dans ces sociétés de l’Antiquité, est que les femmes sont exclues de la citoyenneté, car il ne s’agit pas pour elles d’exprimer la moindre opinion, mais paradoxalement, elles restent au cœur de sa diffusion à Rome. La problématique de la citoyenneté est donc à la fois celle de l’exclusion et celle de l’intégration.
Je ne vais pas faire un historique de la citoyenneté dans le monde grec, puis dans le monde romain et de la citoyenneté dans le monde contemporain. Il semble plus intéressant d’opérer des allers-retours entre les problématiques modernes, que l’on croit parfois exclusivement modernes, mais qui se sont aussi posées dans le passé comme la question de l’intégration, celle de la diffusion de la citoyenneté, celle de la signification d’être citoyen ou encore, celle de la question du droit des citoyens. C’est un chantier qui progresse même si on ne peut à chaque fois apporter de réponses forcément définitives. Il progresse au fur et à mesure du renouvellement des approches et des problématiques que les modernes, quelque soit leur époque, posent à l’Antiquité. En effet, les questions que posent les révolutionnaires de la Révolution Française ne peuvent être les mêmes que celles d’il y a 50 ans.
Premier point de départ : aujourd’hui, il y a confusion entre citoyenneté et démocratie. Nous avons tendance à décliner cette problématique de la citoyenneté en fonction des démocraties qui sont les nôtres. Nos sociétés sont-elles suffisamment démocratiques ? Peuvent-elles faire fonctionner une démocratie ?
Josiah Ober, historien américain qui vient de publier un synthèse de l’Histoire Grecque, pose, dans des problématiques qui sont les siennes, la question presque socio-historique : peut-on reconstituer aujourd’hui une Athènes démocratique dans un monde moderne? Il établit au niveau expérimental, avec des volontaires, un fonctionnement comme à Athènes au cinquième siècle avant J.-C. Les résultats sont publiés, au fur et à mesure, sous forme d’articles et montrent que sur certains points, le fonctionnement antique marche aujourd’hui. Une démocratie de type direct, où tous les citoyens peuvent être amenés un jour ou l’autre à participer à la vie publique, à être même un dirigeant, est un système qui fonctionne. Mais, dès que l’extension se fait géographiquement, ou thématiquement, il se heurte tout de suite à des fonctionnements moins efficaces. Cela pose d’emblée le débat, qui est consubstantiel à la réflexion sur la démocratie aujourd’hui, est-ce qu’une démocratie de type direct serait possible de nos jours ? Imaginons, dans un cas radical, révolutionnaire, la suppression de l’Assemblée, des ministères en France et le tirage au sort de citoyens qui vont avoir à gérer l’Etat pendant un an. Ces derniers, aujourd’hui, seraient-ils en mesure de la faire ? Il existe des obstacles de toutes natures, en terme de compétences techniques, territoriales et y compris psychologiques -se sentir impréparé ou incompétent selon que l’on n’a pas suivi tel ou tel parcours- à gérer les affaires publiques. Josiah Ober conclue que malheureusement, dans le cadre de nos sociétés occidentales, la démocratie de type direct serait compliquée à mettre en place. Mais, pour autant, on retrouve des éléments qui peuvent être communs aux démocraties antiques et aux démocraties modernes. Une seule partie est éventuellement transposable dans nos sociétés modernes. Cette expérimentation, plutôt de sociologie historique, permet de montrer que l’égalité entre citoyenneté et démocratie n’est pas une équation parfaite, ce n’est qu’une possibilité.
Les sociétés de l’Antiquité ont montré qu’il existe des citoyennetés anti-démocratiques comme la citoyenneté oligarchique (Monde Grec de la période archaïque, VIIIè-Vè siècle avant notre ère), citoyenneté aristocratique qui est une citoyenneté exclusive contraire aux thématiques de la citoyenneté inclusive développées aujourd’hui. Pour la Révolution française notamment, la question s’est posée sur les citoyens actifs et les citoyens passifs à partir de critères socio-économiques, mais pas seulement, qui écartaient des individus, malgré tout citoyens, même s’ils ne l’étaient pas dans la totalité des droits du citoyen idéal. C’est ce que le droit romain résume parfaitement entre le «cives sine suffragio», citoyen qui n’a pas de suffrage, c’est à dire qui ne peut pas voter et qui ne peut pas être élu et, le « cives optimo jure » qui est le citoyen qui a tous les droits, celui qui a une citoyenneté supérieure aux autres. Ces complexités sont aujourd’hui difficiles à appréhender par nous, dans une société de la subjectivité dans laquelle l’individu prime et a des droits. Donc attention : citoyenneté n’égale pas Démocratie.
Le deuxième élément est qu’il peut y avoir des citoyennetés exclusives. Les sociétés de l’Antiquité, du monde grec avec Athènes, sont par essence des citoyennetés d’exclusion, des cités d’exclusion. Athènes reconnaît la citoyenneté pleine et entière aux fils de père et de mère athéniens. On peut devenir gouvernant par tirage au sort, acteur majeur de la vie publique. Les citoyens sont tous plus ou moins acteurs car dans les assemblées, dans les tribunaux (Ecclesia, Boulée, Héliée), ils ont partiellement un pouvoir d’action politique. Ainsi, la démocratie athénienne est relativement radicale chez Périclès, ou Cimon. L’historiographie, de ce point de vue est intéressante. Celle de la fin du XIXe siècle, du début du XXe siècle, produite par des enfants de la bourgeoisie, a une conception assez péjorative des formes les plus radicales de démocratie athénienne. Ces dernières n’étaient pas forcément, du point de vue politique, les formes les plus exclusives et elles diffusaient finalement la citoyenneté au plus grand nombre des citoyens. Il y avait alors distorsion, disjonction entre ce que peut être le pouvoir et ce que peut être la nature du citoyen. On peut être citoyen sans être un acteur majeur de la cité et du pouvoir politique.
Il est plus intéressant d’observer ce mécanisme dans le monde romain qui est par nature exclusif. La subtilité romaine, par rapport au monde grec, est qu’elle introduit des nuances dans l’exclusion, dans l’intégration dans la citoyenneté. Pour Rome, la seule citoyenneté est la citoyenneté romaine mais, en même temps, Rome tire les conséquences de son histoire et des menaces que la cité a subies. Deux auteurs contemporains de la fin du Ier siècle avant notre ère : Tite-Live, latin et Denys d’Halicarnasse, grec qui écrit pour un lectorat grec, donc qui a tendance à analyser ce qui se passe à Rome à l’aune de ce qu’a été l’histoire grecque, sont des historiens de la République qui ont une lecture projetée dans le passé du modèle grec, une lecture rétrospective. Pour eux, la problématique de la citoyenneté remonte loin dans le passé, dont ils savaient paradoxalement certainement moins de choses que nous, et en même temps ils tentent de comprendre ce qu’était la situation de Rome dans ses origines. Pourquoi Rome a du ouvrir sa citoyenneté ? Par générosité, par nécessite, par calcul ? Ces trois thématiques vont être constantes dans la réflexion sur la citoyenneté romaine dans le monde romain. En 212 après J.-C., lorsque l’empereur Caracalla donne la citoyenneté à tous les hommes libres de l’Empire romain à l’exception des femmes, des esclaves et des marginaux, il existe de fait des groupes d’exclus, ce, jusqu’à la fin de l’Antiquité. Donc, il y a bien une diffusion de la citoyenneté romaine mais pour une catégorie d’individus : des hommes nés ou devenus libres. Les juristes et les historiens romains se posent la question: pourquoi avoir donné à tout le monde la citoyenneté ? C’est un non sens dans les sociétés de l’Antiquité. La citoyenneté doit être un privilège, c’est avoir des privilèges qui vous distinguent de la population. Or, en la donnant à tous, il n’y a plus de privilèges du moins du point de vue politique. La question pour eux est de savoir pourquoi Caracalla a l’idée -peut-être le courage- d’étendre aussi largement la citoyenneté à tout l’Empire. Pour Don Cassius (de langue grecque, sénateur romain), présentant cela sous la facette d’un calcul politique, ce serait pour des raisons fiscales, pour faire entrer des recettes. Au IIIè siècle après J.-C., il y a une crise politico-militaire, il faut alors trouver des soldats, consolider les frontières, puis les installer sur le limes (limitanei) avec une double mission: défendre le territoire romain et le mettre en valeur. Ainsi, l’acte de Caracalla a une dimension politique, prenant en compte les évolutions de la société romaine. Il a une dimension militaire : il faut des soldats, renouveau d’une armée qui serait constituée de citoyens. La troisième dimension qui le caractérise est de mettre en valeur la frontière, manière d’intégrer des populations territorialement, de les promouvoir politiquement car elles vont trouver un intérêt à défendre cette même frontière. En fait, Caracalla est extrêmement classique dans sa façon de procéder car le citoyen se définit par le triptyque de ses devoirs militaires, de ses droits politiques et de son statut de propriétaire terrien, ce qu’a toujours été la tradition romaine voire grecque.
C’est ce que l’on retrouve dans tous les discours hostiles à la promotion des métèques, ces autres grecs qui n’ont pas la citoyenneté athénienne par exemple. Un grec, bien que citoyen dans sa cité, perd sa citoyenneté dans une autre cité même s’il est considéré comme ne pouvant être réduit en esclavage par le processus de la proxénie : notable qui, dans une ville grecque, a la charge d’aider et de protéger les ressortissants d’une cité étrangère dont il est mandataire. Ces ambassadeurs sont aussi chargés de maintenir de bonnes relations entre les cités en temps de paix, s’échangent des cadeaux (xenia), entre autres. Mais, les individus sont exclus de la citoyenneté de la cité d’accueil. Le monde de la polis est fermé, c’est un monde d’exclusion. L’extérieur est toujours un anti-modèle. Pour le monde romain, très tôt cette problématique existait sans doute, mais nous restons pris au piège de nos sources car, Denys d’Halicarnasse, par exemple, n’a de cesse de comparer le monde romain au monde grec et de façon assez condescendante. En tout cas, Rome, dès l’origine est confrontée à une réalité très concrète de nature démographique, stratégique et économique. Rome, avec Romulus et ses compagnons, en quelque sorte, est une société de garçons. Or, si on veut maintenir la cité, il faut avoir des enfants car l’idée à Rome, comme dans le monde grec, est d’abord que la citoyenneté se transmet biologiquement. Une des hypothèses d’interprétation, hypothèse anthropologique, est qu’il faut avoir des épouses, donc les capturer chez les voisins qui sont toujours présentés comme des ennemis. C’est le cas lors de l’enlèvement des Sabines qui permet de trouver des épouses, de renouveler le groupe démographiquement. De plus, Romulus accueillant les frères, les maris des Sabines à Rome, leur donne la citoyenneté romaine, même si le texte est ici anachronique. Donc dès l’origine, Rome ouvre deux portes d’accès à la citoyenneté hors reproduction biologique.
Olivier Grenouilleau :
Qu’en est-il des origines mythiques ?
Antonio Gonzales:
Ici, ce serait secondaire car par les origines mythiques, les Romains se définiraient plutôt comme métèques, se référant au voyage d’Enée, de Troie jusqu’à son accostage à l’Alluvium. C’est une dynastie étrangère qui donne naissance à la romanité. Sur cette généalogie, il y a sans doute plus une tradition grecque, qu’une tradition romaine. Pour asseoir la culture grecque à Rome, il fallait faire des Romains, des Grecs.
Donc, hors naissance biologique, ce qui est fondamental dans la culture romaine, est qu’on peut ne pas être Romain et accéder à la citoyenneté romaine même si on est étranger, barbare, esclave. En cela, l’originalité de Rome par rapport au monde grec est que l’exclusion n’est pas forcément définitive.
Athènes, ou d’autres cités grecques, ont une conception très génétique de la citoyenneté reposant sur le principe d’autochtonie, « pilier de la démocratie athénienne », que l’on doit mesurer lorsqu’on l’utilise auprès des élèves. Ce principe d’autochtonie est en soi un facteur d’exclusion, mais il a été présenté par l’historiographie (Victor Ehrenberg, L’Etat Grec) comme condition sine qua non de la citoyenneté athénienne : être né du sol même d’Athènes. Il est en phase avec la conception des Etats modernes nationalistes, au moment où les États-nations ont besoin de se consolider et de montrer qu’être citoyen est être patriote, appartenir à un sol. Aujourd’hui, les derniers acquis de la recherche, qui ne sont pas forcément intégrés, permettent de renouveler les problématiques.
Ainsi, on peut devenir citoyen génétiquement, on peut devenir citoyen parce qu’on vous donne la citoyenneté par nécessité, comme avec l’enlèvement des Sabines pour le besoin reproduire le groupe démographique. La troisième possibilité est qu’on peut donner la citoyenneté en adoptant des individus, ce qui fait voler en éclat le premier des principes. Le pater familias, celui qui a tous les droits, a aussi celui de faire citoyen. Ce n’est donc pas une politique d’Etat. Le père de famille peut adopter, peut affranchir des esclaves et les intégrer, et peut donner la citoyenneté en transmettant son nom, son patrimoine. Les fils de ces affranchis seront considérés comme des ingénus, des « nés libres » et la pleine citoyenneté saute alors au moins une génération. A la charnière de l’Empire avec Octave –Auguste, le statut de « latin Julien » a plusieurs vertus pour Auguste. Il s’agit de reculer le moment d’entrer dans la pleine citoyenneté des affranchis, parce que la fin de la période de la République correspond à un moment où il y a eu énormément d’affranchissements. En effet, c’est un moment où le marché des esclaves s’effondre, notamment avec l’arrivée massive à Rome des esclaves gaulois à l’issue de la Guerre des Gaules. Les esclaves doivent racheter leur liberté mais, en même temps, rester dans le réseau des anciens maîtres, donc il y a aussi un intérêt des propriétaires d’esclaves à l’affranchissement. Pour Auguste, le désir de réduire le nombre d’affranchissements est motivé par le fait qu’il y ait de plus en plus de citoyens romains qui ne sont ni romains ni italiens. Il faut réduire le flux d’entrée dans la citoyenneté romaine. Il se crée alors un décalage dans le temps dans l’accès à cette citoyenneté.
C’est donc une citoyenneté ouverte mais qui n’en reste pas moins exigeante. Elle engage dans une réciprocité de droits : des droits civils et politiques, qui sont à Rome relativement réduits cependant. Ce n’est pas une société démocratique, ce n’est pas Athènes. Le citoyen, certes, participe à la vie publique, siège dans des assemblées et y prend la parole mais le vote final est verrouillé. En effet, dans des débats déterminés, les magistrats font des propositions, validées par l’Assemblée puis ensuite corroborées par le Sénat. Il existe un cloisonnement de la vie politique et des débats que l’on a finit par oublier mais qui montre que l’unanimité sur les questions politiques, sociales, militaires, de politique étrangère, n’est pas automatique. Ces débats sont en quelque sorte démocratiques mais ils ont été complètement niés pour les périodes de la République et de l’Empire, plus compliqué ici car les assemblées tombent en désuétude. Mais, sous la République, la vie publique est extrêmement vivace à Rome et dans les cités italiennes ou provinciales. Cela pose la question, aujourd’hui, du lien entre la citoyenneté, la démocratie et la république.
Cette équation logique pour un Français n’est que le résultat de l’histoire de la France autour de ce triptyque qu’on considère comme un tout indissociable de l’idée de démocratie. Cependant, il ne s’est pas forcément mis en place de manière logique. Notamment pour la Révolution, les débats ont lieu sur ce que sont les bons exemples pour construire la nouvelle France. Les Révolutionnaires s’affrontent autour de trois modèles voire de deux : le modèle romain ou le modèle spartiate. Gracchus Babeuf développe le modèle de la réforme sociale, modèle d’égalité politique mais contenant un aspect d’égalité sociale. Par ailleurs, l’idée d’un Etat structuré trouve son origine dans l’exemple romain républicain c’est-à-dire plutôt oligarchique, qui fonctionne sur des assemblées et qui est législatif. Alors qu’en Grande-Bretagne, le débat est différent, plus proche de l’héritage athénien, démocratique, correspondant presque à un concours de circonstances. En effet, il fallait trouver une alternative au modèle républicain. Les raisons sont aussi celles d’une analogie entre l’Empire athénien et l’Empire britannique : thalassocraties, empires maritimes. La démocratie apparaît être le système le moins mauvais compatible avec la monarchie britannique. Progressivement au début du XIXè siècle, les deux modèles se mettent en place : celui plutôt d’une démocratie de marché du côté britannique et celui d’un pouvoir civil républicain du côté français. Cela fait écho à l’ouvrage de Francis Fukuyama ( la fin de l’histoire et le dernier homme) dans lequel il développe une conception anglo-saxonne : une démocratie politique indissociable du marché. Une des idées centrales dans ce mouvement de pensées, est qu’avec l’effondrement du bloc soviétique, on allait avoir une généralisation de la démocratie de type politique et de l’économie de marché et qu’on arriverait à une forme d’équilibre.
Olivier Grenouilleau :
La manière d’enseigner ces questions est souvent un peu téléologique. On va chercher dans le monde romain et surtout grec des éléments considérés pendant longtemps comme les fondements du monde contemporain. Or, la construction téléologique qui associe citoyenneté, démocratie et république est fondée sur une incompréhension des réalités des mondes Grec et romain et sur une série de jeux de miroir, chaque époque étant sûre de voir dans les modèles antiques, les moyens de légitimer sa propre vision de la démocratie.
Comment ainsi, transposer cela en classe avec des élèves ?
Véronique Grandpierre :
La transposition est difficile d’autant que le terme « citoyenneté » peut s’employer dans différentes acceptions. Dans la vie quotidienne, on trouve des citoyens de tout : citoyen du monde…. Donc le problème est de donner aux élèves une définition claire du vocabulaire. Par ailleurs, ce thème se retrouve dans les programmes en sixième et en seconde.
En sixième, on l’aborde au moment de la démocratie grecque, il y a de fait, déjà une assimilation démocratie/citoyenneté qui pose problème. De la même manière, on étudie surtout les récits fondateurs, et pour Athènes la question n’est pas de savoir si la démocratie est née à Athènes. Il existe d’autres citoyennetés comme à Sparte qui lui est antérieure. La question est de savoir comment est née la démocratie pour Athènes. Dans le reste du cursus, pour traiter les Lumières ou la Révolution Française, il faut montrer que les gens ont un modèle antique en tête. En effet, on redécouvre l’Antiquité et la Grèce en particulier à partir de la Renaissance. Cependant, le modèle sur lequel s’appuient Rousseau, Danton, Robespierre est celui de Sparte, seul Camille Desmoulins regarde vers le modèle athénien. C’est la France de la fin du XIXe siècle, surtout après la IIIe République, qui se réfère à Athènes. C’est à positionner en toile de fond dans l’étude faite en classe.
Pour la classe de seconde, les occurrences du terme de citoyenneté sont plus nombreuses, pour les Grecs et pour les Romains. La difficulté est celle aussi de ces deux paliers : on ne peut faire la même chose en 6ème et en seconde. Pour la sixième, les élèves ont entre dix à douze ans, il faut alors que ce soit simple. On peut privilégier une entrée par les lieux et non pas par les institutions, un travail sur les compétences « se repérer dans le temps et dans l’espace » (Chronologie, plans, images). Les exercices demandés doivent être assez simples mais doivent amener à des définitions pour bien nommer. Il est difficile pour un élève de sixième par exemple de distinguer entre citoyen et habitant. Un citoyen est quelqu’un qui est responsable de, qui se sent responsable de ou quelqu’un qui s’intéresse à. Il faut ici, rester basique et rigoureux. En adéquation avec le socle, il faut monter à l’intérieur de chacune des définitions, de chacune des compétences.
Cependant entre la sixième et la seconde, les élèves entendent le mot citoyenneté au moment de la Renaissance avec la redécouverte de la Grèce antique, au moment des Lumières, de la Révolution Française, au moment de l’Empire, au moment du XIXe siècle et surtout en Education Morale et Civique. Il faut alors jongler entre la citoyenneté antique et la citoyenneté actuelle, et à nouveau monter en puissance à l’intérieur même de ces définitions. A la fin de la troisième, l’élève a au moins entendu parlé de la démocratie directe/indirecte, de la démocratie libérale, de la démocratie populaire. Il doit avoir été confronté au vocabulaire et savoir distinguer : habitant, ressortissant national, citoyen, citoyen-sujet, royauté, monarchie, empire… Au lycée, on peut travailler un autre type de vocabulaire, tout en ménageant aussi une progression: la cité, la polis à Athènes/la Res Publica à Rome et les noms qui en sont dérivés : citoyen, peuple, police, politesse, république … et donner leur signification à la fois dans l’Antiquité et de nos jours. L’écueil est d’orienter la lecture au prisme du progrès, d’oublier le contexte et de créer une impression de déjà vu pour les élèves. Il faut donc ouvrir des débats à froid plutôt que des débats à chaud sur la question de la citoyenneté et de la démocratie.
On peut partir d’Athènes, de Rome ou de l’actualité, comme lorsque le Président de la République prend la parole sur la Pnyx à Athènes, cela peut permettre d’expliquer les symboles. On peut partir d’un monument, l’Assemblée nationale déjà vue en classe de collège peut faire l’objet d’une accroche. En lycée, on peut étudier son architecture, son décor, ses références à l’Antiquité (décor de la tribune de l’orateur). On peut ouvrir en montrant que la France n’est pas la seule à se référer à l’histoire grecque avec l’exemple de la statue se trouvant devant le parlement autrichien à Vienne et représentant Athéna. La progression doit se faire aussi au niveau des connaissances, l’organigramme sur les institutions athéniennes proposé par tous les manuels est à proscrire en 6ème mais a toute sa place en seconde.
Pour aborder Athènes, une approche est de partir de la naissance du « mythe de la mort d’Erechtée ». Héphaïstos, dieu forgeron, boiteux, est follement amoureux d’Athéna. Celle-ci, plus rapide s’enfuit devant lui. Héphaistos éjacule, le sperme tombe par terre et met Gaia, la terre, enceinte. Gaia confie le bébé à Athéna qui l’élève. Les citoyens athéniens sont donc tous descendants d’Erechtée, nés réellement de la terre donc autochtones. Ils ont donc tous les mêmes droits et sont tous frères. Pour le rôle des femmes, il est possible d’utiliser également ce mythe. Athènes est en guerre contre les Eleusiens, un oracle relève que la victoire des Athéniens dépend du sacrifice d’une des filles du roi. Le roi choisit la plus jeune et la met à mort. Les sœurs de cette dernière se sacrifient à leur tour, d’elles-mêmes. C’est par leur sacrifice que la cité d’Athènes est sauvée. Erechtée victorieux, lors d’une grande bataille tue les Eleusiens et leur allié le roi de Trace, fils de Poséidon. Erechtée meurt alors de son trident. Par la mort des femmes, la cité est donc sauvée. elles ont ainsi un rôle dans la communauté civique, (ce qui n’est pas le cas des métèques, des esclaves), tout comme les enfants (futurs citoyens), et les vieillards (qui ont été citoyens mais ne peuvent plus porter les armes).
L’accent est à mettre sur le fait qu’un citoyen est libre et qu’il le reste, sur l’égalité de droits entre citoyens, sur le fait que l’on est citoyen si on est de père et de mère athéniens ou naturalisé par le vote de l’Assemblée. De plus, le citoyen a droit à la distribution en blé qui oblige à conserver un corps civique restreint, on peut ici employer la métaphore du gâteau. Pour l’acquérir, il faut des étapes rituelles, des rites les parcours et de la même manière, un citoyen peut perdre ses droits (l’Atimie) sans pour autant devenir métèque ou esclave. La citoyenneté peut s’illustrer par l’image d’un éventail ouvert ou fermé.
La citoyenneté à Athènes est liée à la démocratie au Vè siècle avant J.-C., mais on n’a aucun traité, aucune iconographie du Vè siècle avant J.-C., les premiers datant du IVè siècle avant J.-C. Autre exemple à mettre en œuvre avec les élèves, mettre en exergue la liberté d’expression en posant la question : peut-on contester le régime quand on est citoyen ou pas ? C’est une question qui ouvre ici vers l’EMC. Souvent, dans les manuels on trouve l’Assemblée des femmes, pièce d’Aristophane que l’on peut étudier en interdisciplinarité avec les lettres. Elle est écrite à l’époque d’une contestation du système politique, de sa corruption et de son inaction. Le problème est qu’à l’Assemblée, il ne peut y avoir que des hommes. Un groupe de femmes prend les vêtements de leurs maris, met de fausses barbes décide de prendre le pouvoir à l’Assemblée. La comédie, par la suite, montre que les femmes prennent des décisions « idiotes » : mettre tout en commun, droit de choisir les hommes qu’elles souhaitent, droit de coucher avec leurs esclaves… La pièce est donc une parodie de la pratique politique à Athènes mais montre que si l’on considère comme possible le fait de pouvoir confier le pouvoir à des femmes, le confier à des esclaves est totalement inenvisageable. Attention donc au leur statut particulier de ces dans cette société.
On peut, à partir de cet exemple, se demander jusqu’où peut aller la liberté d’expression ? Au théâtre, elle existe et peut être assez vive, on traite de « canaille », de « farfouilleur d’immondices » un homme politique de l’époque. En dehors, le cas de Socrate montre que c’est plus compliqué. Accusé de détourner la jeunesse, on considère qu’il met la démocratie en péril avec les propos qu’il tient. Il est condamné à mort et se soumet à la sentence car il se tue, obéissant ainsi à la règle de la majorité. Cette dernière est celle sur laquelle repose la démocratie : tous peuvent s’exprimer, les plus nombreux ont la victoire, c’est alors c’est la règle qui devient celle de tous. La citoyenneté est une et indivisible. Elle correspond à la souveraineté du peuple au cinquième siècle avant J.-C.
Or, la bataille des îles Arginuses fait évoluer cette conception. C’est une guerre qui a lieu entre Spartes et Athènes, une bataille navale si difficile que les esclaves qui y ont participé sont affranchis à son issue. Victorieux, huit stratèges sont de retour à Athènes mais reviennent sans les corps de leurs compagnons morts dans ce combat naval. Un procès collectif se tient alors et on requiert à leur encontre la peine de mort. Seul Socrate s’y oppose, son argument est que la loi ne prévoit ni de procès, ni de peine collective : le procès n’est donc pas légal. Cependant, la majorité décide de la mise à mort. Des envoyés de Sparte se présentent peu après et demandent la paix. Immédiatement, les Athéniens regrettent la sentence qu’ils viennent d’exécuter. La réflexion bascule alors : la souveraineté du peuple doit s’incliner devant la souveraineté de la loi, sachant que cette dernière est établie par le peuple. C’est le moment l’apparition de l’État de droit.
A Rome, la citoyenneté est celle d’un l’Empire multiculturel, multiconfessionnel. On peut étudier cette particularité en EMC avec les problèmes de Pline et aborder la citoyenneté du monde, notamment avec la lettre de Depardieu à Jean-Marc Ayrault en 2012. Dans cet exemple, la citoyenneté est centrée sur un individu, alors qu’à Rome, empire universaliste, la citoyenneté du monde est étatique et à Athènes, elle est centrée sur la nature (Diogène, la force naturelle est supérieure à la force de n’importe quel pouvoir politique). Ainsi, dans ce cosmopolitisme, Depardieu se retrouve de nulle part, alors que la citoyenneté de Rome ou d’Athènes se retrouve partout.
Olivier Grenouilleau :
Quelques remarques :
Les repères sont importants et le ministre, ce matin, a beaucoup insisté sur ce point. La dimension cumulative des compétences, les accroches qui peuvent se fonder sur les acquis antérieurs, sont des éléments essentiels.
On a vu qu’il existait des citoyennetés différentes qu’on peut évoquer en jeu de miroirs. Il y a donc aussi et une dimension intellectuelle. Sans tomber dans le pointillisme ou l’accumulation d’études de cas, il faut trouver des points communs, des différences entre les citoyennetés anciennes et plus contemporaines pour montrer qu’il y a un système démocratique mais avec des façons différentes de le penser et de l’appliquer.
Par Carole Saïdane