Table ronde proposée par le Conseil scientifique
Les conflits, moment où le travail est suspendu permettent de mettre en valeur le travail et disent quelque chose de la réalité du travail. Ces moments de conflits sont des bons indicateurs pour comprendre la pratique du travail.
Intervenants :
Philippe MINARD, professeur à l’Université Paris 8, directeur de l’IDHE.S- Université Paris 8-CNRS
Éric GEERKENS, professeur à l’Université de Liège ;
Laure MACHU, maîtresse de conférences à l’IDHE.S Nanterre ;
Samuel GUICHETEAU, formateur à l’Inspe de l’académie de Nantes, docteur, professeur agrégé d’histoire à l’Université de Nantes
Modération : Xavier VIGNA, professeur à l’Université Paris Nanterre 2
Les questions qui alimentent ces conflits
Samuel Guicheteau (SG) : dans la 2nde moitié du XVIII°, il existe bien des ouvriers. Ils travaillent à domicile, dans des ateliers ou dans des manufactures. Les ouvriers, des hommes qualifiés, se sentent appartenir à un métier. Leurs groupes sont illégaux mais dynamiques : compagnonnages,… Ils souhaitent contrôler le marché du travail pour pousser les maitres à recruter dans leur rang et augmenter les salaires. En 1749, le Roi interdit de se rassembler en confrérie professionnelle et de « cabaler » . Il rend obligatoire le billet de congé, qui explique que l’ouvrier est sorti dans les règles. L’objectif est de contrôler la mobilité des ouvriers. Les ouvriers peuvent se montrer violents, notamment contre des rivaux. Ils défendent leur liberté et leur dignité. Au début de l’industrialisation au XVIII. Les manufacturiers tentent d’introduire plus de disciplines, à quoi s’oppose les travailleurs, qui se basent sur les idées des Lumières. A Bordeaux en 1775 les cordonniers créent un bureau d’embauche pour contourner le compagnonnage. Il cherche à « s’affranchir de l’esclavage ». En 1781, le Roi met en place un livret ouvrier pour encadrer plus étroitement les ouvriers. En 1789, quand la révolution éclate, les ouvriers sont porteurs de tensions et d’aspirations.
Philippe Minard (PM). En Angleterre, le mot d’ordre « Nous ne sommes pas esclaves » est vu comme un droit quasiment constitutionnel par les Freeborn Men. Lorsque les usages sont remis en cause, la révolte est juste. Pour EP Thompson, l’économie morale de la foule à différents aspects. Elle pousse les ruraux à prendre d’assaut les stocks de grain. Ce n’est pas un acte désordonné : les bleds sont ensuite commercialisés « justement ». Pour eux le pacte juste a été rompu. Dans le monde ouvrier, la question de l’économie morale est posée pour les salaire. Depuis le XVI° siècle, les Justice of the Peace ont la prérogative de fixer des salaires, et notamment la part en nature. Ce sont des règles anciennes et légitimes. Le ludisme ou « bris de machine » (1811-1813) est aussi une réaction à la remise en question de ces équilibres, au nom du Général Ludd. Le Parlement condamne à mort ce genre de révolte. Ce n’est pas qu’un mouvement contre la modernité des machines : certes dans la draperie la machine est « tueuse de bras » (cf Jarrige). Mais les tricoteurs protestent surtout contre la baisse de qualité et le déséquilibre entre le temps de travail payé et le temps de travail non rémunéré, passé à charger le tissu sur la machine. Ils invoquent avec fierté les règles de qualité de leur métier. Pour Osbourne c’est « la négociation collective par l’émeute ».
Eric Geerkens (EG): En Belgique en 1886, il est question d’une « jacquerie industrielle ». Au début, manifestation d’anarchistes pour fêter les 15 ans de la commune. L’événement dégénère. Le bassin minier liégeois se met ensuite en grève, avec un jour de paye un peu raboté. La grève se répand alors et les grévistes attaquent une verrerie très modernisée. L’armée intervient : elle tire dans le tas sur ordre du Roi. Dix morts sont comptés le premiers jour, Trente en tout. Comment interpréter ? Pour certains c’est une crise industrielle exceptionnelle ,« un sursaut de fureur collective, n’obéissant qu’à la contagion de l’exemple », avec prise de conscience de l’Etat et début de la prise de conscience sociale. Pour d’autres, c’est un événement qui n’a rien de spasmodique dans une Belgique « Paradis des Capitalistes » selon Marx.
Xavier Vigna (LV) : le conflictualité ouvrière commence avant 1914. Cette conflictualité rebondit au lendemain de la guerre. Trois questions mobilisent l’attention :
- l’imposition d’une discipline par les contremaitres notamment après les années 1880. Exemple du Contremaitre Penaud dans les usines de porcelaine de Limoges qui pratique le « droit de cuissage » et fait l’objet de manifestations en 1905.
- la rationalisation de la production. L’arrivée du Taylorisme fait l’objet d’une réfutation théorique (cf Emile Pouget, l‘organisation du surmenage, le taylorisme, 1914 ; Richard Müller, sidérurgiste allemand fait le même constat à la même époque) et d’une contestation par les actes : grève à Singer à Glasgow en 1911, Renault en 1912 étudié par Patrick Fridenson , 1913 à l’usine Bosch à Stuttgart, …
- la concurrence interne des mains d’oeuvre : arrivée des femmes et des indigènes. Ils risquent de faire baisser les salaires alors que la vie augmente depuis 1910 et particulièrement avec l’inflation liée à la guerre.
Laure Machu : Les années 30 sont présentées comme un moment de déclin… mais les grèves sont d’une ampleur sans doute sous-estimées. Elles se concentrent surtout sur la rationalisation : les métiers multiples et le système Bedaux (on compte 21 conflits entre 21 et 35). Dans les usines Rover de Coventry, le système Bedaux est expérimenté dans des usines féminines. Les femmes protestent mais le syndicat local n’accepte que les hommes. Elles se mettent alors en grève : les hommes les rejoignent. Rover abandonne le système Bedaux… plus à cause de la pression des autres industrielles qui s’inquiètent des hausses de salaire. Pour synthétiser : le refus des métiers multiples est à replacer dans le temps long. Il faut aussi replacer ce conflit dans les relations de genre. Et finalement interroger le rôle des syndicats qui défendent les travailleurs mais cherchent aussi à se maintenir en tant qu’institution.
Acteurs des conflits et stratégies
Samuel Guicheteau (SG) : Les conflits du travail se retrouvent dans la révolution française. Pour les travailleurs, la liberté en 1789 c’est la liberté de quitter son patron et de s’assembler. Ils ont le droit de former des sociétés libres et pacifiques. Est-ce extensible au monde du travail ? Pour eux la DDHC est une arme contre le « despotisme des entrepreneurs ». La loi le Chapelier met un terme à ces ambitions.
Philippe MINARD, 1838 – 1848 est une période de mouvement de révoltes. D’habitude ces révoltes réclament du mieux dans l’emploi, le salaire et le temps de travail. Ce n’est pas le cas ici. La réforme électorale de 1932 a confirmé le cens, même si le corps électoral a été doublé il reste à 20% des hommes adultes. 1842 est l’année record de la misère ouvrière. Pourtant le mouvement incroyable de 1838-1848 porte plus sur des revendications politiques que social. En 1839, ils sont déjà très nombreux à signer « la charte du peuple ». En 1842, ils sont plus de 3 millions à signer. Ces pétitions chartistes demandent le renouvellement annuel du parlement ; le suffrage universel, le scrutin secret, une indemnité parlementaire, l’égalisation des circonscriptions électorales. Etonnant de voir la causalité s’inverser : du « on n’est pauvres donc on n’est pas représenté » on passe à « on n’est pas représenté donc on est pauvres ».
Xavier Vigna : la grève change de structure au XX° siècle. Il distingue 3 grandes idées :
-On cherche à faire durer plus longtemps le conflit. Les soupes communistes se structurent surtout à partir de 1920 même si Jarrige en trouve dès 1840. A l’occasion de ces repas on peut entendre des discours. Pendant les grèves, on fait également partir les enfants pour pouvoir tenir plus enfants : pratique qui naît en Belgique circule en France et en Italie.
- Dans la grève les syndicats prennent une place importante.
- Des formes d’action nouvelle : la promotion du sabotage. Pouget la met en avant… et l’idée circule en Italie. L’occupation d’usine est inventée ans la métallurgie italienne en 1920… mais avec reprise de l’activité… qui peut paraître une tentative d’expropriation du patron. .
Laure Machu : Des territoires à différencier ? La comparaison France /Allemagne est-elle pertinente ? On présente souvent la France comme un territoire de grande conflictualité et l’Allemagne un exemple de paix sociale. Il faut dépasser l’approche quantitative et se poser la question de la finalité de la négociation. La négociation institutionnalise le conflit. En France, le Front Populaire crée des conventions collectives pour une durée indéterminée. La Convention est un armistice en France, un traité de paix en Allemagne. Ces deux configurations influencent la morphologie des conflits. En Allemagne ils sont moins fréquents mais plus durs et plus longs, au moment de la renégociations des conventions collectives. En France ils sont plus sporadiques, moins contrôlés par des syndicats moins puissants.