David Gaüzere, docteur en géographie et directeur du Centre d’Observation des Sociétés d’Asie Centrale, a beaucoup travaillé sur la criminalité et le terrorisme islamiste en Asie centrale. Il se propose ici d’étendre le champ de sa réflexion sur le terrorisme islamique à l’ensemble de l’arc des crises, qui court du Sahel en Afrique de l’ouest au théâtre de l’ « Afpak » (Afghanistan/Pakistan). La thèse défendue est intéressante : l’argumentation consiste à comparer le schéma opératoire des Organisations Terroristes Islamistes (OTI) « classiques » et d’un des derniers venus qui fait l’actualité, à savoir l’État Islamique en Iraq et au Levant. L’intervenant se fonde sur des sources francophones et anglophones mais n’oublie pas, en russophone averti, le point de vue de Moscou sur la question.
David Gaüzere commence par revenir sur les OTI « classiques », celles qui se sont développées dans les années 1990 et au début des années 2000. C’est la phase des années Al Qaeda et de ses différentes branches, ou du moins des différentes branches qui s’en sont revendiquées ou que le monde occidental a accolées au mouvement. En effet, Al Qaeda désigne au sens strict une organisation dont la base se situe à la frontière de l’Afghanistan et du Pakistan. Les autres branches que sont par exemple AQMI (Al Qaeda au Maghreb Islamique dans la bande saharo-sahélienne) et AQPA (Al Qaeda dans la Péninsule Arabique, à la frontière entre Yémen et Arabie Saoudite) ne sont à l’origine pas liées à Al Qaeda. Mais cette dernière organisation fait des émules ; son nom permet une médiatisation accrue. Or cette visibilité est recherchée par les auteurs d’attentats, même s’ils se concentrent sur une échelle d’action locale. Par ailleurs, il suffisait avant qu’un individu islamiste commette un attentat ou une action terroriste pour qu’Al Qaeda ou un de ses rameaux locaux le revendique. L’essor des réseaux sociaux a constitué un puissant facteur de renforcement d’interconnexion des réseaux islamistes.
Les OTI classiques recourent selon l’intervenant à trois types de territoires (voir la carte ci-dessus).
- Il y a tout d’abord une base, un sanctuaire. Cette « zone A » est une zone instable où la charia est déjà bien appliquée. Les OTI ont ainsi prospéré en Afghanistan, en Tchétchénie ou dans le Libye post-Kadhafi.
- La zone A s’appuie sur des États faillis (c’est-à-dire dont l’autorité politique est faible voire limitée à la capitale) comme le Niger en Afrique ou le Tadjikistan en Asie centrale ou sur des entités étatiques non reconnues comme le Somaliland (ex Somalie britannique qui relève officiellement de la Somalie) ou le Kurdistan iraquien (plus stable que le reste du pays, au moins jusqu’à l’arrivée de l’État islamique) et les États autoproclamés du Caucase (Abkhazie, Ossétie du Sud). Cette zone B est intéressante pour une OTI par son statut de zone grise ; il n’est pas nécessaire en soi qu’elle soit islamiste ni même à majorité musulmane (l’Ossétie du Sud est largement chrétienne).
- L’appui sur cette zone B permet de faire pression sur des zones visées, des objectifs stratégiques voisins, bien que le but final soit la prise de contrôle des lieux saints de l’islam. Le Nigeria, le Yémen, les Républiques du Caucase Nord ou, en Asie centrale, la vallée du Fergana et la zone de peuplement ouïghour en Chine sont des objectifs prioritaires pour les OTI.
- Finalement c’est un cercle vicieux qui se met en place. La déstabilisation initiale (zones A voire B) permet d’accroître la zone instable, de proche en proche (zone C). Quand un territoire de la zone C est atteint, il bascule pour devenir à son tour une zone A et alimenter le désordre autour. C’est le cas de la partie nord du Mali, avec l’Azawad.
Dans une certaine mesure, ce schéma perdure avec l’État Islamique, OTI fondée fin 2006 et devenue en 2013 l’État Islamique en Irak et au Levant. Mais ce dernier a apporté des modifications majeures. Ainsi dans le triptyque qui précède, la zone B est différente. Cette zone d’appui ne situe plus dans la proximité immédiate de la base ou des zones visées mais elle a été délocalisée (déterritorialisée ?) dans les banlieues ouest-européennes, au cœur du Dar-al-Koufr, le « monde de la mécréance » qui s’oppose à celui de l’islam dans la vision binaire de l’organisation. Ces zones fournissent des combattants qui se rendent sur le théâtre syrien pour combattre du côté de l’Etat Islamique. Par ailleurs, comme son l’indique, l’État Islamique a un objectif politique plus poussé que les autres OTI : il se revendique comme un État. Son chef, al-Baghdadi, a pris le titre (autoproclamé) de calife et coordonne depuis sa capitale, Raqqa (en Syrie), les actions. La centralisation est plus forte que dans les autres OTI. L’armée est structurée et il existe une police et des tribunaux (islamiques) ; le territoire dominé par l’entité a été divisé administrativement en sept vilayets (provinces). L’entité n’a certes pas d’assemblée législative ni de Constitution (la charia lui suffit) et n’a pas encore créé de véritable sentiment d’appartenance (la terreur soude de force les populations derrière elle) mais elle se comporte en État ; elle n’est pas reconnue comme telle mais entretient une diplomatie parallèle avec les autres OTI. De plus en plus d’OTI lui font d’ailleurs allégeance, comme elles avaient prêté allégeance à Al Qaeda par le passé. L’État Islamique en Iraq et au Levant a une vision universaliste et messianique ; il coordonne les actions pour faire advenir un « Jour Glorieux » où le « monde de la mécréance » s’effondrerait d’un coup.
Mais l’État islamique n’est pas exempt de paradoxes. L’État islamique s’organise comme un État, tout en rejetant le modèle de l’État-nation avec ses frontières. Il promeut une vision universaliste mais il ne peut effacer du jour au lendemain les origines et les différences linguistiques entre ses combattants. Des regroupements s’opèrent d’ailleurs sur ces bases, avec des spécialisations et une rivalité pour plaire au calife et s’élever dans la hiérarchie sociale de l’organisation. Ainsi les katibas, unités combattantes, s’opposent-elles. Parmi les trois principales katibas liées à l’espace postsoviétique, celle des Tchétchènes a pris l’ascendant par sa technicité : en lien notamment avec la présence d’anciens officiers de l’armée rouge ou russe, cette katiba revendique le contrôle de l’armée de l’air de l’entité (sur les 4 MIG capturés par l’organisation, il n’en reste certes plus qu’un qui n’ait pas été abattu) et recrute avec des serious games efficaces (ce sont des jeux vidéo avec de petits films de propagande à destination des plus jeunes). La position haut-placée des Tchétchènes peut indisposer les autres katibas postsoviétiques mais aussi les combattants anglophones ou francophones.
Le reste du monde doit donc jouer sur le « diviser pour régner » afin de venir à bout de l’organisation. Il faut aussi coordonner les différentes armées et surtout les services de renseignement. C’est une condition nécessaire mais elle est difficile à réaliser : si l’Algérie et le Tchad disposent d’armées relativement efficaces pour lutter contre les OTI, l’Éthiopie reste en marge car mal perçue par ses voisins (le pays est à majorité chrétienne et est en conflit avec sa minorité musulmane dans l’Ogaden). La Russie se perçoit comme agressée par les États-Unis et l’Occident ; la crise en Ukraine de l’Est empêche une bonne coordination alors même que la Russie est un acteur essentiel dans la lutte contre l’État Islamique et les autres OTI. Par ailleurs, si l’Arabie Saoudite et le Qatar, bailleurs de fonds de l’État Islamique (et avant lui d’autres OTI), s’en sont détournés face aux violences et à la menace qu’il fait désormais peser, le contrôle des financements privés dans ces États laisse à désirer : des fonds sont récoltés par des organisations à devanture caritative et alimentent les caisses déjà bien remplies de l’entité. L’assèchement financier sera délicat, surtout dans la période de transition princière qui se déroule actuellement en Arabie Saoudite. La division entre chiites et sunnites reste également une donnée fondamentale en Iraq : les populations sunnites libérées de l’État islamique par une armée iraquienne majoritairement chiite ne sont pas acquises à la cause du gouvernement iraquien. Enfin il faut bien avoir conscience que cette coordination est nécessaire mais non suffisante : une victoire militaire contre l’État Islamique ne résoudra pas grand-chose si le terreau qui permet son existence n’est pas balayé : la pauvreté et les difficiles conditions de vie des populations locales doivent être traitées, faute de quoi sur les ruines de l’État Islamique se relèverait une organisation proche pour lui succéder.